Avec Atlantique, son premier long-métrage, Mati Diop a décroché le Grand Prix du jury au dernier festival de Cannes. Rencontre avec l’une des cinéastes les plus talentueuses de sa génération.
Avec Atlantique, Mati Diop a fait une entrée percutante dans le cinéma français : elle est la première réalisatrice noire à accéder à la compétition cannoise, voilà pour la symbolique, et elle y est repartie avec le Grand Prix, histoire de bien marquer le coup. L’attente était forte car si Atlantique est son tout premier long-métrage, la cinéaste – et actrice – a auparavant réalisé plusieurs courts remarqués (dont le très réussi Snow Canon) et un moyen-métrage, Mille soleils, qui impressionnait déjà par la force poétique de son imaginaire. On y retrouvait le comédien Magaye Niang, plus de quarante ans après avoir joué Mory dans Touki Bouki (1972), le premier film de Djibril Diop Mambety, mythique réalisateur sénégalais et oncle de Mati Diop. Son film suivait Mory et Anta, un jeune couple rêvant d’ailleurs. Mais au moment d’embarquer pour l’Europe, Mory bat finalement en retraite et laisse l’amour de sa vie prendre le large, loin de lui. La réalité rattrape la fiction car comme son personnage, Magaye Niang n’a jamais quitté le Sénégal alors que son ancienne amante Mareme Niang, l’autre moitié de Touki Bouki, vit maintenant en Alaska. Ceux qui restent : c’est justement le sujet d’Atlantique, et il s’agit là aussi d’une histoire d’amour entravée par le désir de partir.
C’est également un film de fantômes, dont l’origine vient d’une autre œuvre : le premier court que Mati Diop a réalisé, Atlantiques, au pluriel cette fois. Il s’axait sur le témoignage bouleversant d’un jeune homme obsédé par l’idée de traverser la mer pour gagner Barcelone, qui a ensuite infusé en elle jusqu’à la décider à consacrer un nouveau film, plus ample, à cette problématique. Ce dernier se focalise cette fois sur une jeune fille dont l’amant a disparu en mer, en quête d’une vie meilleure aux côtés de compagnons d’infortune… avant que leur esprit ne revienne hanter la ville.
ANTIDOTE. Pouvez-vous tout d’abord nous parler de votre premier court-métrage, Atlantiques, qui a par la suite déclenché l’envie de réaliser un long ?
MATI DIOP. C’est un court de quinze minutes que j’ai tourné comme un documentaire et que j’ai monté comme une fiction. C’était en 2008, à l’époque où beaucoup de jeunes partaient et disparaissaient en mer. J’y filme Sérigne, un jeune homme qui raconte à deux amis proches – dont mon cousin – sa traversée depuis les côtes sénégalaises jusqu’en Espagne. Je l’ai rencontré au moment où il venait d’être expulsé d’Espagne, il avait réussi sa traversée mais il a directement été rapatrié… Ça l’a brisé. Il n’avait qu’une idée en tête, c’était de repartir. Ses amis étaient sidérés par cette obsession, ils ne comprenaient pas comment il pouvait mettre sa vie en jeu comme ça. C’était comme si Sérigne était possédé, comme s’il était envoûté par la fièvre de repartir. Il nous a dit des choses, cette nuit-là, qui m’ont marquées à vie.
Il se trouve que Sérigne est mort avant de pouvoir repartir, et quand j’ai décidé de continuer le film sans lui, je suis allée à la rencontre de sa famille. À ses funérailles, j’ai filmé sa mère et sa sœur. Le personnage d’Ada de mon long-métrage vient sans doute de là, du plan que j’ai tourné de la sœur de Sérigne qui m’a regardée à travers la caméra, c’était un moment très fort. Le choix du point de vue féminin d’Atlantique, le long-métrage, part à la fois de la sœur de Sérigne et des sensations que j’ai éprouvées cet été-là.
Vous avez grandi à Paris. Était-ce la première fois que vous vous rendiez à Dakar ?
Non, j’y allais régulièrement enfant, je suis très proche des membres de ma famille installés là-bas. J’y ai passé suffisamment de temps enfant pour me sentir chez moi, même si je n’y suis pas retournée pendant au moins dix ans, de mon adolescence au début de l’âge adulte. Le tournage d’Atlantiques en 2008 est arrivé au moment où je me suis affirmée dans mon désir de devenir cinéaste, juste après le film avec Claire Denis [Mati Diop joue le rôle principal dans son film 35 Rhums, ndlr]. J’ai réalisé à quel point les personnages noirs étaient absents au cinéma, que je ne me sentais pas si représentée que ça dans les films et que ma culture française, occidentale, dominait complètement ma part africaine. J’ai eu envie d’implanter mon cinéma là-bas parce que j’avais besoin de réexplorer mes origines et de faire des films qui participent à la reconstruction d’un certain nombre de choses.
Dans Atlantiques, Sérigne confie que « c’est dur de dire au revoir aux gens qu’on aime ». Cette difficulté à se quitter est au cœur de votre long-métrage. Je pense à cette première scène entre Ada et Suleiman, avec la mer au loin : elle filmée comme une scène d’adieu qui ne dit pas son nom.
C’est ce qui m’a touchée dans ce que Sérigne m’a dit, et je l’ai ensuite retranscrit dans la relation entre Ada et Suleiman. Ada, je la filme vraiment comme une survivante, comme une jeune fille qui survit à la disparition de son amoureux et se réinvente à partir de là. À la fin d’Atlantique, elle dit : « J’ai traversé cette longue nuit mais je suis encore là », en se regardant dans la glace. Pour la première fois, elle se reconnaît, elle est en possession d’elle-même. Il y avait comme l’envie d’inventer une nouvelle sorte de survival movie. Je pense qu’inconsciemment c’était une manière de parler de l’Afrique en général qui a été dépossédée d’elle-même, qui a vécu un certain nombre de tragédies mais qui réinvente son identité à partir de ce qu’elle a perdu. Quand on travaille sur des territoires comme l’Afrique, il faut faire d’autant plus attention à l’incarnation. Raconter des fictions sur ces territoires-là c’est une chose, mais maintenant j’ai envie de voir des personnages noirs qui soient aussi complexes que ceux que je peux voir dans le cinéma européen ou américain.
Mama Sané, l’actrice qui interprète Ada, a quelque chose de très flottant, elle semble tout à la fois présente et absente…
J’ai mis sept mois à la trouver, c’est beaucoup ! Je l’ai rencontrée dans la rue à Thiaroye, la banlieue de Dakar où j’ai tourné. Une seule personne pouvait jouer ce rôle, c’était elle. Je ne voulais ni qu’Ada soit une guerrière toute puissante, ni qu’elle soit totalement démunie et passive. C’était important pour moi de choisir quelqu’un de complexe pour jouer un rôle féminin noir, et Mama Sané a justement quelque chose de très ambivalent : elle a une force, un charisme et en même temps elle laisse beaucoup de place à la projection. Elle est assez insaisissable en fait, dans la vie comme dans le film. Ce que j’aime chez elle, c’est que sa personnalité prime sur la question de ses origines.
« Je me suis vraiment mise en danger. »
Comment avez-vous travaillé sur son jeu ? Vous avez fait beaucoup de répétitions ?
Elle n’avait jamais joué de sa vie, elle a à peine été à l’école et elle ne parle pas français. Je ne parle pas wolof mais bizarrement je n’ai jamais eu le sentiment que ça m’ait empêché de communiquer. Le travail a d’abord consisté à apprendre à se connaître. Il y a eu un temps de répétitions évidemment, ce sont des scènes difficiles, pas des choses qui s’improvisent. Les dialogues français, je les traduisais avec les acteurs. C’était à la fois un travail de traduction et de ré-appropriation des dialogues dans leur wolof à eux, il ne s’agissait pas seulement de la langue mais aussi de leur manière de parler. Je voulais que les dialogues restent une base et qu’ils y injectent aussi des choses qui leurs sont propres. On a organisé un petit atelier avec Ibrahima Mbaye, l’un des acteurs du film (il joue Moustapha), qui a par ailleurs dirigé le Théâtre national Daniel Sorano de Dakar et a déjà eu l’occasion d’enseigner l’art dramatique. C’était plus un prétexte pour réunir les acteurs, pour qu’ils apprennent à se connaître, à travailler sur leurs limites, qu’ils saisissent bien les enjeux du film. C’était essentiel pour moi de m’assurer qu’ils comprennent précisément de quoi il est question pour qu’ils deviennent vraiment les personnages.
Ça a pris du temps ?
Oui, quand même. C’est pour ça que c’est très important, dans un film comme celui-ci, de choisir des personnes qui sont déjà les personnages. Nicole Sougou, qui joue Dior par exemple, est vraiment barman.
Pour écrire ce premier long-métrage, vous vous êtes entourée d’un co-scénariste, Olivier Demangel. Comment l’écriture à deux s’est-elle mise en place, alors que ce film semble très personnel ?
Quand Olivier est arrivé, l’idée était déjà très claire : écrire un film fantastique sur cette jeunesse perdue en mer, depuis un point de vue féminin. Tout l’enjeu était de montrer comment ces jeunes disparus, sans sépultures, reviennent hanter les vivants – ceux et celles qui sont restés. Je viens d’un cinéma très plastique, très sensoriel, mais j’avais envie de réaliser un film qui soit accessible, beaucoup plus dans l’intrigue. J’ai très vite senti qu’Olivier était la bonne personne pour m’accompagner, plein de choses m’ont convaincue de travailler avec lui. Pour donner un exemple, quand on s’est rencontrés, la première référence qu’il trouvait juste par rapport au film c’était Solaris de Tarkovski. Avec Olivier, on a un spectre assez large d’affinités cinématographiques, on ne voulait pas être obligés de choisir entre une certaine exigence intellectuelle et un côté grand public. On sentait que le film pouvait à la fois proposer quelque chose de très singulier et en même temps de très ouvert. Collaborer avec un co-auteur sur un premier long est un choix délicat, parce qu’il faut trouver quelqu’un qui soit à la fois suffisamment expérimenté et qui laisse suffisamment de place au réalisateur. Olivier a une maîtrise plus grande que moi de la structure, de la dramaturgie. On discutait beaucoup, on confrontait en permanence nos idées, mais j’avais par ailleurs besoin d’écrire moi-même les dialogues, ça m’aurait semblé bizarre de procéder autrement. Au niveau des curseurs, je savais aussi à quel moment il fallait s’éloigner complètement de la vraisemblance, et à quel autre moment il fallait coller à la réalité.
Photo : Mati Diop.
C’est ce réalisme social imprégnant le film qui m’a d’abord frappé. Quand on lit des articles sur votre travail, le nom d’Apichatpong Weerasethakul revient souvent. Mais contrairement à lui, connu pour construire des plans souvent longs et envoûtants, votre montage est assez cut, les plans ont parfois quelque chose de heurté…
J’adore son travail, c’est un maître absolu. Il est beaucoup plus plastique, plus rigoureux, moi je suis beaucoup plus « documentaire », mais il y a des correspondances liées à nos cultures respectives. Dans la sienne comme dans la mienne, le fantastique émerge du réel : c’est en ça qu’on est proches, mais son langage cinématographique est beaucoup plus élaboré que le mien. Je pensais que je ferais un film beaucoup plus [elle mime des gestes dessinant un carré], mais je n’en suis pas là.
Comment ça ?
Je pensais que mon film serait beaucoup plus rigoureux. Il l’est au sens où je sais précisément ce que je regarde et comment je le regarde, mais en termes de langage, de découpage, c’est encore très viscéral, très instinctif. Je me suis vraiment mise en danger en abordant un film aussi ambitieux sur le papier sans préparer de découpage… Pour la plupart des scènes, on a improvisé sur le moment avec Claire Mathon (la chef opératrice), c’était un peu la folie. J’étais très bien entourée sur ce film mais au fond, je suis restée la réalisatrice de Mille soleils car je n’ai pas tourné entre-temps. J’ai réalisé Atlantique avec la même approche – intuitive et viscérale – que celle que j’avais adoptée pour mes précédents films, alors que l’ambition n’était pas la même. Toute mon énergie, je l’ai mise dans le casting et donc beaucoup moins sur le découpage. Il y a des scènes qui sont à deux doigts d’être absolument ratées…
Lesquelles par exemple ?
Toutes les scènes avec les yeux blancs, c’est à deux doigts d’être catastrophique. Ça ne l’est pas parce qu’elles fonctionnent miraculeusement grâce aux actrices, au montage, à la foi dans le cinéma. Mais franchement c’est fragile, et c’est ce qui est beau aussi : c’est un film qui prend énormément de risques. Encore une fois, il y a plein de scènes qui sont à deux doigts de… Enfin, c’est mon point de vue, peut-être que je me trompe, que je suis trop dur avec moi-même ou avec les scènes. En montage, je disais à ma monteuse que ce j’avais fait était nul, que ça ne marchait pas, que c’était raté, qu’il fallait être lucide… Mais elle n’était pas de cet avis, elle me disait : « Ce n’est pas ce que toi tu aurais voulu mais regarde, on va faire comme ça », et puis finalement on est allées au bout du montage. La force du film semble aussi venir de ces imperfections et de mes erreurs.
Atlantique de Mati Diop est sorti en salles le 2 octobre.