Rencontre avec John Waters : « Divine a vraiment changé le monde des drag queens »

Article publié le 7 octobre 2019

Texte par Jake Indiana et photos de Byron Spencer extraits d’Antidote Magazine : Pride hiver 2019-2020. Styliste : Paul Bui. Casting : Adam Browne. Coiffure & maquillage : Sutan Amrull.

Auteur d’une œuvre cinématographique avant-gardiste célébrant fièrement sa fascination pour la queerness, le réalisateur, écrivain et roi du mauvais goût a évolué du statut de personnage culte et controversé à celui d’artiste « respectable » approuvé par l’institution. Un revirement déroutant qu’il décrit dans son nouveau livre Mr. Know-It-All : The Tarnished Wisdom of a Filth Elder (“Monsieur Je-Sais-Tout : La sagesse perverse d’un doyen de la crasse”), sur lequel il revient pour Antidote.

Si être accepté est « la pire chose qui puisse arriver à une personne créative », alors selon ses propres critères, John Waters a touché le fond. Après des décennies passées à occuper et documenter les marges les plus dépravées de la société, l’homme que William S. Burroughs a notoirement surnommé « Le Pape du trash » se retrouve maintenant canonisé en tant qu’artiste « légitime » ; il est passé des rades miteux aux galeries d’art, et son travail du circuit des midnight movies aux coffrets Blu-Ray Criterion en édition limitée. D’outsider, le voilà devenu sacro-saint : un dénouement des plus insidieux pour le plus grand pourvoyeur de perversité de notre époque.
Cette ironie du sort n’échappe pas au réalisateur. Dans son nouveau livre, une collection de souvenirs et de fantasmes richement détaillés, il déplore d’entrée de jeu ce soudain changement de statut, ce « revers de fortune » imposant à l’éternel provocateur d’apprivoiser sa nouvelle respectabilité –  une notion étrangère voire antithétique à l’ensemble de son œuvre. Ce processus, qu’il qualifie d’« échec vers le haut », l’a amené à s’éloigner graduellement de l’underground de ses débuts pour accéder au rang d’icône.
Mais ceux qui s’inquièteraient de savoir si tout cela a profondément changé John Waters ne le connaissent pas assez bien : c’est toujours la même vieille crapule au cœur aussi noir que le trait d’eyeliner Maybelline Velvet Black qui orne sa lèvre supérieure. « Si vous lisez [Mr. Know-It-All], c’est plein de trucs grossiers, lance-t-il. Le dernier film que j’ai fait a été interdit aux moins de 17 ans. Globalement je n’ai pas changé, ou vraiment très peu. Quand on est enfin perçu comme un insider et non un outsider, on peut faire de la subversion de l’intérieur, même si c’est une sorte de dernier recours… Donc je me moque de ma célébrité dans mon livre, c’est presque une obligation. »

Veste, Comme Des Garçons. Chemise et cravate, Dries Van Noten.
John Waters me parle au téléphone depuis sa résidence d’été à Provincetown, dans le Massachusetts : un lieu de villégiature gay historique où, en tant que « résident saisonnier militant », il s’installe chaque année de fin mai à début septembre – un rituel quasi-inchangé depuis son premier séjour en 1964. Sa vie dans cette petite ville de la pointe du cap Cod est décrite en détail dans Mr. Know-It-All, d’un chapitre où il renoue avec le LSD pour célébrer son soixante-dixième anniversaire à un passage où il évoque ses « soirées poppers secrètes » où il « voyait des acteurs oscarisés et d’éminents critiques de grands journaux en prendre pour la première fois. »
Aussi séduisante que puisse être l’idée de sniffer du nitrite d’amyle en bord de mer, on ressent à travers l’écriture de Waters que ce qui le lie vraiment à la ville, c’est son afflux annuel de queer de tous genres, sexualités et identités, qui coexistent harmonieusement avec une population hétérosexuelle minoritaire. Ce qui correspond parfaitement à sa définition de la notion de « gay pride », un sujet qu’on ne peut manquer d’aborder dans la foulée du cinquantenaire des émeutes de Stonewall. « La “gay pride”, pour moi, ce n’est pas faire bande à part. C’est fréquenter des gens de toutes les sexualités, de toutes les couleurs. Je ne veux pas fréquenter que des gays, que des gens qui sont exactement comme moi. Je veux être entouré de personnes de tous les genres, entendre parler de la sexualité de chacun et que tout le monde s’entende bien. C’est comme ça que mes films ont vu le jour, avec des gamins de banlieue à problèmes, des beatniks du centre-ville, des gays et des Noirs, et tout ces gens traînaient ensemble au grand désarroi de toutes les communautés. »

« Les gens avaient peur de lui au début, vraiment. Ils avaient peur de nous tous, parce qu’ils croyaient que [Pink Flamingos] était un documentaire, qu’on vivait dans un mobile home et qu’on tuait des gens. On me demandait : “Vous vivez toujours dans la caravane ?” »

Les films en question – un répertoire qui s’étend du court-métrage Hag in a Black Leather Jacket en 1964 à A Dirty Shame en 2004 – composent l’une des œuvres les plus résolument obscènes du septième art. « Pour moi, c’est une façon parmi d’autres de raconter des histoires, explique John Waters. J’ai toujours été un auteur. C’est vraiment ce qui devrait figurer sur mon formulaire d’impôt, parce que j’ai écrit tous mes films, je ne tournerai jamais un long-métrage dont je ne signe pas le scénario. J’ai publié plusieurs livres, j’ai présenté des spectacles de spoken word et mes œuvres d’art plastique sont conceptuelles, je les imagine avant de les réaliser, donc c’est aussi une forme d’écriture. J’ai toujours raconté des histoires. »
Chacun des films de John Waters possède ses propres extravagances scénaristiques, mais tous sont empreints de la passion fétichiste de leur auteur pour le bizarre, pour la vie et les mœurs de la face sombre de la société cachée derrière une façade de banalité banlieusarde. À commencer, au tout début de sa carrière, par les interstices sordides de sa ville natale, Baltimore, dans le Maryland. « Dans la dernière phrase [de Mr. Know-It-All], je remercie mes parents de m’avoir élevé dans un bon goût si strict que j’ai appris toutes les règles pour faire carrière dans le mauvais goût. Ils n’aimaient pas ce qui sortait de la norme, alors ça m’a toujours attiré et fasciné », raconte-t-il.
« Je me suis par ailleurs toujours senti ébahi face aux gens à l’allure bizarre, ceux qui ont une apparence étrange mais qui pensent avoir l’air normaux », poursuit le réalisateur. « Je me disais : “Tu t’es regardé dans la glace et tu es sorti comme ça ?” Ce n’étaient pas des artistes ou des excentriques ; c’étaient des gens qui se croyaient normaux. C’est ce que je trouvais le plus incroyable. »
Au moment de leur sortie, l’accueil des premiers films de Waters a surtout porté sur leur dimension subversive, et leurs éléments les plus vulgaires ont soulevé l’indignation (il faut cependant admettre qu’une scène comme celle de Pink Flamingos, en 1972, où un homme à l’anus distendu fait « chanter » son orifice au son de « Surfin’ Bird » serait susceptible de choquer quelle que soit l’époque). Mais l’analyse contemporaine de son travail se prête volontiers à une interprétation de la queerness comme forme d’inclusion radicale. Une idée incarnée par la retentissante présence de Divine, l’ami d’enfance et muse de John Waters, qui a accédé à un statut d’illustre iconoclaste auprès des dernières générations de drag queens.
« Divine a été inventé pour faire peur aux hippies », affirme Waters. « Divine voulait être Godzilla. Il voulait être un monstre. Les gens avaient peur de lui au début, vraiment. Ils avaient peur de nous tous, parce qu’ils croyaient que [Pink Flamingos] était un documentaire, qu’on vivait dans un mobile home et qu’on tuait des gens. On me demandait : “Vous vivez toujours dans la caravane ?”, et je répondais : “Vous n’avez pas vu le film ? Elle a brûlé.” »
« Mais [dans la vraie vie] il ne ressemblait pas du tout au personnage de Divine qu’on retrouvait dans mes films », se rappelle le cinéaste. « C’était un gentleman, il était assez discret, c’était un ami formidable. Il aimait rester chez lui et cuisiner. Il fumait aussi beaucoup d’herbe, c’était vraiment un pothead. »

Costume et chaussures, Comme Des Garçons. Chemise et cravate, Dries Van Noten.
Mr. Know-It-All entame son parcours sinueux dans l’esprit de John Waters par une analyse de la seconde moitié de sa carrière cinématographique, à commencer par son premier succès commercial : Hairspray, en 1988, pour lequel le réalisateur et sa star « ont pour la première fois été salués par la critique institutionnelle ». Tragiquement, il s’agissait de sa dernière collaboration avec Divine, décédé dans son sommeil d’une maladie cardiaque trois semaines après la sortie du film. Une perte terrible, d’autant plus que de nouvelles opportunités se présentaient alors pour l’acteur, lui annonçant un avenir prometteur dans l’industrie du cinéma. Waters se dit « toujours sous le choc » de sa mort.
Une large part de ce qu’incarnait Divine dans ses longs-métrages est à présent considérée comme fondamentale dans l’élaboration d’une identité queer, ou plus précisément d’une identité drag. Par exemple, l’apothéose du film de 1974 Female Trouble (dans lequel Divine, jouant le rôle de Dawn Davenport, livre le clou d’un funeste spectacle de cabaret en déclarant : « Je suis si belle que je ne le supporte pas moi-même ! ») pourrait constituer le prolongement hyperbolique de l’affirmation de soi si chère à la scène drag d’aujourd’hui, dans toute sa diversité. Cette influence s’est surtout manifestée à titre posthume, mais Waters se rappelle qu’ils pressentaient tous les deux leur profond impact sur l’ensemble de la communauté drag : « Divine – qui ne souhaitait pas du tout être une femme – a vraiment changé le monde des drag queens », analyse-t-il. « Quand j’étais jeune, elles étaient plutôt conformistes ; elles voulaient être Miss America, ou leur mère. Maintenant chacune a sa personnalité, elles sont toutes assez cool. Divine y est pour beaucoup. Quand on était jeunes, les autres drag queens détestaient Divine, parce qu’elles savaient qu’il se moquait un peu d’elles. »
Divine fait l’effet d’un séisme au sein de la culture drag ; en tant qu’ultra-outsider, ses méta-critiques du genre font évoluer la définition de la pratique. Essentiellement, il s’agissait de créer une division entre le drag comme performance genrée et le drag comme performance en soi. L’intérêt de John Waters pour cette culture s’appuie sur une distinction semblable. « Ma préférée c’est Dina Martina, pour moi c’est de la performance artistique », déclare-t-il.
« Il y a énormément de drag queens à Provincetown, poursuit-il. Je pense qu’il y en a plus au centimètre carré que n’importe où au monde. Mais les drag kings me fascinent un peu plus, parce qu’ils ressemblent à des mecs avec lesquels j’aimerais coucher. » Dans le prolongement de ce magnétisme, un passage particulièrement incisif de Mr. Know-It-All révèle son opposition farouche à « l’obligation d’avoir une identité sexuelle fixe », une opinion encore peu répandue dans le débat général autour de l’acceptation queer. « On entend des histoires du type : “Je connais un homme gay, il a toujours été gay, et puis il a eu une histoire avec une femme”, et tous les gays dans ce cas se font emmerder avec ça », s’indigne-t-il. « Moi je me dis : “si on peut faire un coming out, on peut aussi faire un coming in, non ?” »

« Je ne comprends pas pourquoi tous les Américains ne sont pas des radicaux aujourd’hui »

« La génération Z est plus ouverte sur ces questions, constate le réalisateur, sauf dans les ghettos. Personne ne se fait harceler parce qu’il est gay dans les écoles de riches, c’est dans les écoles de pauvres que ça se passe. Il y a moins de tolérance dans ces milieux. L’acceptation, c’est une question de classe sociale. Vraiment, c’est ce que c’est devenu aux États-Unis. Les choses changent. »
Et la carrière de John Waters aussi. Il est d’ailleurs peu probable qu’il réalise un nouveau film – Mr. Know-It-All relate les spectaculaires séries d’embûches entourant la sortie de chacune de ses productions cinématographiques, sur un ton laissant croire qu’il en a assez vu –, d’autant qu’il se dit comblé par le succès de ses spectacles de spoken word, qui occupent à présent le plus clair du temps qu’il ne consacre pas à l’écriture. « Je ne pense pas continuer », confie-t-il au sujet du cinéma. « Je fais toujours des rendez-vous, mais si ça s’arrête, tant pis. J’ai fait dix-sept films, écrit huit livres, je suis plus occupé que jamais. Donc on ne peut pas dire que je n‘ai pas eu l’occasion de m’exprimer. »
Le nouveau livre de John Waters est aussi corrosif que ses films : son commentaire sur la queerness, le sexe, la contre-culture et sur ce que la société juge acceptable pour chacun de ces sujets lance, en définitive, un appel à l’action. « Les politiques doivent nous craindre à nouveau », écrit-il, en exhortant vivement la communauté queer à s’organiser contre les forces politiques travaillant à nier leur existence même. « Je ne comprends pas pourquoi tous les Américains ne sont pas des radicaux aujourd’hui », insiste-t-il. « Pour en revenir à tous ces gens qui commémorent les cinquante ans de Stonewall, c’est très bien, mais je voudrais qu’il y ait une émeute gay demain. Il en faudrait une. »
Dandy provocateur, lucide et incisif continuant à faire avancer le débat culturel, Waters n’a pas changé de rôle mais plutôt de mode de communication. Il se fait toujours le défenseur des révoltés et l’éternel porte-parole pour l’inclusion radicale – comme il le décrit de façon touchante dans le dernier chapitre de Mr. Know-It-All, où il est question de l’éventualité de sa propre mort –, des « queerdos » et des marginaux qui sont « à part égale blessés, infaillibles et victorieux ». Un parti-pris sans cesse réaffirmé, qui lui a finalement permis d’atteindre la reconnaissance ; qui aurait cru que ce serait tellement beau que c’est à peine supportable ?

Chemise, Dries Van Noten. T-shirt, Unter. Lunettes, personnelles.

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