Pourquoi la mode a-t-elle perdu la tête ?

Article publié le 3 septembre 2018

Photo : Gucci automne-hiver 2018-2019.
Texte : Benedetta Blancato.

Défilés démesurés, rythmes effrénés et collections polémiques, l’industrie de la mode ne semble pas connaître de limites tant elle se plaît chaque saison à les dépasser. Par manque de raison, de décence, de culture ou simplement par appât du gain ? Aucun de ses excès n’est inconscient.

Paris, 3 mai 2018. Un paquebot de 110 mètres de long nommé La Pausa est amarré sous la verrière du Grand Palais. Mer scintillante, cris des mouettes, cheminées fumantes : l’illusion d’un quai se préparant au départ d’une croisière est complète. À l’ombre imposante du navire années 1930 défile la collection cruise 2019 de Chanel, une maison qui a déjà à son actif pléthore de décors hyperboliques : une fusée au décollage, les ruines d’un temple grec, des cascades, un iceberg venant directement de Suède, une minutieuse reconstruction de la place Vendôme ou du Boulevard Haussmann, un champ d’éoliennes, un supermarché, un hall d’aéroport et même… la Tour Eiffel.

Dans l’industrie, Karl Lagerfeld n’est pas le seul adepte de la surenchère : chaque saison, des budgets faramineux sont dépensés par les marques afin de réaliser des shows qui marqueront les esprits. La saison dernière, Dior a investi le musée Rodin avec une mosaïque composée de 80 000 pièces de miroir encastrées dans 7,2 tonnes de béton enduit, qui ont demandé 20 jours d’installation et une équipe de 80 ouvriers.

« Marc Jacobs a fait fabriquer un train à vapeur, qui aurait coûté près de 7 millions d’euros, une ardoise presque aussi salée que le défilé Fendi de 2007 sur la Grande Muraille de Chine (9 millions d’euros). »

Joli exploit, certes, mais on a connu des excès encore plus spectaculaires : en 2012, pour l’arrivée sur le catwalk de la collection automne-hiver de Louis Vuitton, Marc Jacobs a fait fabriquer un train à vapeur, qui aurait coûté près de 7 millions d’euros, une ardoise presque aussi salée que le défilé Fendi de 2007 sur la Grande Muraille de Chine (9 millions d’euros).

Photo : Louis Vuitton automne-hiver 2012/2013.

« L’excès et l’excentricité sont nécessaires pour défier le lieu commun, la banalité et l’uniformité. Je préfère l’extravagance qui prend le risque d’être moche, plutôt que la beauté ennuyeuse », disait Antonio Marras au magazine IoDonna. Car l’ennui, on le sait, est la kryptonite de la mode. Pour éblouir la presse et les acheteurs, tout est permis. Collections outrageuses, investissements immodérés, dégâts environnementaux : pourquoi la mode dépasse-t-elle toujours les bornes ?

À chacun son excès

Convoquer ses invités dans un entrepôt des Puces de Saint-Ouen (Vetements, automne-hiver 2018-2019), réduire la taille d’un sac jusqu’à le miniaturiser (Jacquemus, printemps-été 2018), allonger les manches jusqu’aux genoux (J.W. Anderson, printemps-été 2017), accepter d’habiller Melania Trump (Ralph Lauren, janvier 2017), récuser le mariage homosexuel (Dolce & Gabbana, 2015), mettre sur le marché 5 millions de tonnes de vêtements tous les ans et en jeter près de 4 millions, rien qu’en Europe, ou alors le chèque de 9,3 millions d’euros que Kering a été condamné à verser à Hedi Slimane après sa sortie de Saint Laurent : l’excès dans la mode est transversal et protéiforme.

Pour Dries Van Noten, interrogé en 2012 par le journal The Independent, l’excès se résumerait à trop de shows, trop de collections et, tout simplement, trop de vêtements. « Tout le monde défile : autrefois, ça se limitait à deux fois par an pour les hommes et deux fois pour les femmes, et après, il y avait la couture. Il restait de l’espace pour reprendre le souffle. »

Photo : Jacquemus printemps-été 2018.

Cette définition ne concerne pourtant que le produit, auquel il faudrait rajouter « la partie intangible liée à la représentation, car la mode est une industrie culturelle, où produit et image sont intimement liés », précise Simona Segre Reinach, anthropologue et professeur de mode à l’université de Bologne. Nuance ultérieure : l’excès reste par nature une « notion relative à un moment donné et à la vision de chacun », selon Florence Müller, historienne de la mode et directrice du département textile du Denver Art Museum. Sous ses différentes formes, il accompagne la mode depuis toujours.

Grâce à l’expo « Tenue correcte exigée », quand le vêtement fait scandale, qui a pris ses quartiers en 2016 aux Arts décoratifs de Paris, on a pu constater que les transgressions de style ont éclaboussé toutes les époques. Inutile d’attendre la minijupe, déjà à la Renaissance, on produisait « des souliers à plateforme qui pouvaient atteindre 70 centimètres de haut, raconte Florence Müller. Pour marcher avec, les femmes avaient besoin de deux personnes à leurs côtés en guise de soutien. »

TOUJOURS PLUS LOIN

Les débordements en tout genre sont « essentiels à l’industrie, souligne Simona Segre Reinach, vu que l’excès concerne la phase d’innovation d’un produit, et que l’industrie de la mode avance en rupture constante avec le passé. » Cette accoutumance à l’exagération ne veut pas dire pour autant qu’elle soit facilement assimilable par le grand public. Malgré un sondage data du site Business of Fashion qui a élu, en novembre dernier, Balenciaga, Gucci, et Off-White comme les marques pour homme les plus cool du moment, la plupart des gens reprochent encore à la mode qui défile de proposer des tenues impossibles à porter au quotidien.

Pourtant, « même si on ne voit pas l’utilité immédiate des excès montrés par les créateurs lors des défilés, il s’agit là de la première phase d’un processus complexe de digestion, qui se terminera avec la mise sur le marché, explique Florence Müller. Il suffit de penser aux créateurs japonais des années 1980-1990 (Rei Kawakubo, Issey Miyake, Yohji Yamamoto… ndlr), à ces proportions qui déformaient le corps jusqu’à le rendre presque monstrueux. La mode industrielle a pris du temps pour retirer l’excès et ne garder que des concepts facilement applicables : l’asymétrie, les coutures non finies. Et voilà qu’après des années, tout ça ressort. »

Photos : Comme Des Garçons automne-hiver 2018/2019.

Pour qu’un excès réussisse, en somme, il faut le soutien d’un marketing affirmé. Peu importe que la réception soit compliquée, les gens finiront par s’y faire. « Je pense à Christian Dior et sa jupe corolle, objet d’un grand scandale après la guerre, quand le ticket de rationnement sur le textile était encore en vigueur et les pauvres dames recoupaient leur robe mille fois, raconte Patrick Cabasset, journaliste de mode et auteur de Mode et Excès : 90 ans de mode et impertinence aux éditions Ipanema Marque Pages. Cette jupe, réalisée avec une quantité folle de tissu, a eu l’effet d’une gifle, mais a aussi permis au fabricant de tissu qui fournissait Dior d’écouler son stock. » La stratégie a fini par payer, le New Look est né.

Voilà pourquoi les marques raffolent d’excès sur les podiums : elles savent qu’il est le raccourci idéal pour la reconnaissance. Peu importe le produit final qu’on trouvera dans la boutique, choquer suffit à le rendre important. Qui, à l’extérieur de l’industrie, s’intéresserait à un défilé Rick Owens sans un trou béant dans les vêtements laissant apparaître le sexe de ses mannequins ? Qui lutterait pour un hoodie Supreme sans son plan marketing de l’extrême ? Et s’il existe des designers qui préfèrent la sobriété comme Giorgio Armani, le grand rival esthétique de Versace dans les années 1980, attention : « cela ne signifie pas qu’ils renoncent à l’innovation, prévient Simona Segre. Simplement, pour eux l’excès en tant que provocation n’est pas une nécessité. C’est ailleurs qu’ils cherchent leur unicité. »

Photo : queue lors du lancement de la collab Supreme X Louis Vuitton à Londres, juin 2017.

VENDRE L’EXCEPTION

S’il y a bien un berceau de l’excès, c’est le luxe, soit le too much par excellence : trop cher, trop ostentatoire, trop écarté de l’économie réelle. Honni par certains, vénéré par d’autres, sa renommée balance entre l’envie et le mépris, et il semble bon tout juste pour vérifier si l’on a raté sa vie à quarante ans. Sa nature a été précisée en étudiant le comportement de certaines tribus lors de la cérémonie du « potlatch », où des objets de grande valeur étaient apportés en guise de cadeaux aux tribus voisines, qui les détruisaient aussitôt. « C’était la symbolique qui comptait, la dépense folle, non fonctionnelle, vouée à la destruction, explique Jean-Michel Bertrand, professeur à l’IFM et consultant auprès d’entreprises de la mode et du luxe. Le luxe d’aujourd’hui n’est pas étranger à cette symbolique : même si les marques attendent un retour sur investissement, la dépense improductive, excessive, reste au cœur de leur identité. » Et elles sont rusées : là où le marketing fait profil bas de peur de froisser les consommateurs, la niche du luxe a appris à valoriser l’excès pour séduire. « La surprise génère l’envie, et réveille l’image de marque », résume Patrick Cabasset. Voilà donc l’arrivée de la coque d’iPhone Louis Vuitton et Supreme, d’A$AP Rocky chez Dior, de la robe billets de 50 chez Balenciaga : autant de façons pour injecter un brin de folie sulfureuse et remettre la marque au goût du jour. Le mouvement contraire ne marche pas.

« Là où le marketing fait profil bas de peur de froisser les consommateurs, la niche du luxe a appris à valoriser l’excès pour séduire. »

« Ne peut se positionner dans le luxe qui le veut, même si aux yeux de beaucoup de producteurs et distributeurs, le luxe semble la solution pour tout – car il génère plus de profits et plus de marges, explique Benoit Duguay, professeur à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM de Montréal, et auteur de Consommation et luxe. Les marques établies comme Hermès doivent continuer à prôner l’excellence. Pierre Cardin, qui a tenté d’élargir son audience, reste l’exemple de comment on peut faire péricliter sa valeur immatérielle avec des choix erronés. »

PRIVILÈGE D’ÉLITE

L’excès ne loge pas tout le monde à la même enseigne. L’ostentation baroque dont Alessandro Michele ou encore Versace sont les dignes successeurs est née « quand la mode n’existait pas encore en tant que phénomène social global, au sein de la cour du roi », explique le sociologue de la mode Frédéric Monneyron. La masse a toujours été exclue des tendances subversives qui ont ponctué l’histoire de la mode, et l’est à nouveau face aux défis de la mode éthique; la fast fashion est souvent le seul choix pour les consommateurs.

« La prochaine fois que vous faites vos achats, écrit sur son site la fondatrice de la marque éthique Symbology, au lieu de juger le prix, découvrez qui a réalisé le vêtement, le tissu utilisé ou la qualité des coutures. » Un discours encore difficilement recevable pour beaucoup, car la subversion des normes sociales, de genre, de consommation et de production concerne d’abord l’élite qui a les moyens d’explorer. Sans compter que seuls ceux « qui ne travaillent pas peuvent consacrer leur vie à la recherche d’une nouvelle mode », constate Florence Müller. Si tout est aujourd’hui phagocyté par le marketing, Patrick Cabasset rappelle qu’« être à la marge rend plus libre, mais aussi plus pauvre. S’exclure du circuit n’est qu’une illusion, l’autarcie est impossible dans un système mainstream. »

L’EXCÈS, C’ÉTAIT MIEUX AVANT ?

Nous sommes en train de vivre l’âge adulte de la mode. « Les burn-out des créateurs ont été le point de bascule, constate Simona Segre. Il a été clair, à un moment, que le système devait évoluer, et le génie créatif avec lui. Maintenant, on ne parle que d’archives et de post-production, et les designers sont devenus des PDG. » Exit les profils flamboyants, dont on raffolait autrefois « car ils portaient l’image de marque grâce à leur visibilité, constate Florence Müller. Désormais, il y a tellement d’autres acteurs qui peuvent prendre la parole, qu’on n’a plus besoin que le créateur soit en première ligne. »

Photo : défilé de la créatrice grecque Athena Korda lors de l’évènement Fashion Revolution Scotland / Who made my clothes, avril 2015.

La maturité a porté avec elle aussi la moralisation de l’industrie, et une parole plus responsable de ses protagonistes, du directeur de casting James Scully qui a dénoncé le mauvais traitement réservé aux mannequins, aux nombreuses marques qui ont renoncé à la fourrure dans leurs collections, jusqu’à aux associations et collectifs tels que Who Made My Clothes, cherchant à éduquer le consommateur sur les dégâts causés par la surproduction. Le seul risque qui pourrait achever définitivement la flamboyance à laquelle la mode est habituée est représenté par les dérives de celui que Patrick Cabasset définit comme « un nouveau protestantisme ».

Côté produit, de nouveaux tabous sont aussi en plein essor. « Le voile en est un, observe Florence Müller. Un objet anodin, que Alaïa a pu utiliser dans les années 1980 pour accompagner ses robes, aujourd’hui n’est plus neutre. Je l’ai constaté moi-même, car j’ai l’habitude d’en porter un pour me protéger du soleil. » Signe que l’excès vit ses derniers jours ? Peut-être bien, d’autant plus que ce qu’on qualifie comme tel pourrait n’être qu’un simple écran de fumée. L’espoir d’un renouveau arrivera probablement des gens non formatés, venant d’autres univers que la mode, et qui lui apporteront les rêves fous qu’elle a oubliés. Patrick Cabasset en est sûr : le futur, « c’est Virgil Abloh, designer, DJ et architecte, et son désir de tout avoir, le luxe et la rue. […] Demain, ça sera peut-être quelqu’un qui vient des jeux vidéo, qui sait. » Attendons de voir.

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