La mode tombe-t-elle dans la pornographie ?

Article publié le 21 avril 2017

Photo : campagne Eckhaus Latta printemps-été 2017 par Heji Shin
Texte : Maxime Leteneur

Après des années de marketing à l’érotisme suggéré, la mode ne s’embarrasse plus du politiquement correct et expose fièrement ses organes génitaux. Ce sont aujourd’hui les jadis disgracieux sexes qui excitent designers comme communicants.

Et si tout n’était que sexe ? « D’une façon très générale, notre civilisation est construite sur la répression des pulsions », pensait Freud. Depuis toujours et dans la mode comme ailleurs, le sexe est utilisé comme un argument de vente quasi irréfragable. « Le sexe vend », dit-on. Oui, mais le sexe affranchit, aussi. Dans la mode, il est autant marketing qu’idéologique.

Si le début des années 2000 est marqué par l’avènement (et le déclin) d’un porno-chic souvent qualifié de sexiste, on préfère aujourd’hui faire tomber le bas pour mieux exhiber son sexe, en chair et en nerfs. American Apparel n’est plus et Tom Ford bande mou. Exit la glamourisation du sexe, l’heure est au cru. Ultime provocation d’une industrie à court d’idées ou réelle volonté de célébrer une sexualité libérée et, par la même occasion, combattre les schémas sexistes ?

LA MODE CLASSÉE X

Début avril 2017, une série de photos de couples en plein rapport sexuel inondent les pages des blogs et site de mode des quatre coins du web. Ces clichés illustrent la nouvelle campagne Eckhaus Latta printemps-été 2017, et mettent en scène, sans filtre ni artifice, de vrais couples trouvés sur Craiglist.

Récidiviste, la marque fondée par Mike Eckhaus et Zoe Latta s’était déjà illustrée en automne-hiver 2015 avec une campagne vidéo dévoilant le corps d’un homme nu dont seul le pénis est recouvert de tranches de saumon fumé. Loin d’être isolés, ces campagnes témoignent du virage impudique de la mode. Partout dans les médias spécialisés, des publications estampillées NSFW jaillissent.

Photo : Alasdair McLellan pour J.W.Anderson

Plus tôt dans l’année et en pleine fashion week londonienne, J.W.Anderson débutait 2017 avec Alasdair McLellan une collaboration photo révélant frontalement plusieurs hommes entièrement nus – après avoir déjà imaginé plus tôt dans sa carrière une série de porte-clés et autres vases phalliques. Du côté du streetwear, le label Anti Social Social Club s’associait avec Tenga, marque japonaise de sextoys, pour sortir un masturbateur, alors que le label Pornhoodies imprimait des images issues de films pornographiques sur des sweatshirts.

De gauche à droite : Rick Owens automne-hiver 2015, Vivienne Westwood automne-hiver 2016

Sur les catwalks aussi, les genitals sont de sortie. Précurseur en la matière, Walter Van Beirendonck use régulièrement d’images phalliques et de références fétichistes dans ses collections. Rick Owens faisait, lui, défiler ses modèles pénis à l’air pour sa collection printemps-été 2015 et balayait au passage les critiques d’un cinglant : « Pourquoi ne serais-je pas autorisé à utiliser cette imagerie ? Ce n’est acceptable que pour un film avec Michael Fassbender [en référence au film Shame de Steve McQueen]». Deux ans plus tard, le même Rick Owens sortait un très graphique fanzine avec Matt Lambert sur la sexualité queer. Chez Vivienne Westwood, on préfère porter la verge autour du cou en automne-hiver 2016, la même saison, le plus confidentiel label Pieter présentait une « critique sur la façon dont les gens interagissent sur Grindr » et frappait ses sweatshirts de capitales « HH » pour « Hot and Horny », ouvrant la porte à une industrie du sexe plus investi que jamais dans la mode.

L’INDUSTRIE DU SEXE PLUS QUE JAMAIS SOLLICITÉE PAR LA MODE

Grindr toujours. L’application de dating gay fait décidément des émules dans le milieu de la mode. Devenue incontournable sur le marché de la rencontre en ligne, l’application rassemble aujourd’hui plus de sept millions d’utilisateurs. Ce que certains considèrent comme un océan de potentiels partenaires devient alors pour d’autres une formidable vitrine. Aussi génial dans ses design que dans sa communication, J.W Anderson utilisait Grindr pour livestreamer son show automne-hiver 2016 et profitait ainsi, outre un retentissant coup de publicité, d’une audience nouvelle officiellement chiffrée à hauteur d’une centaine de milliers de vues en vingt-quatre heures. L’application, elle aussi, allait profiter de cet intérêt grandissant des acteurs de la mode pour sortir six mois plus tard une ligne de sportswear destinée aux athlètes LGBT, puis un magazine en ligne orienté lifestyle début 2017.

Partie intégrante de la pop culture contemporaine, le sexe et la pornographie n’auraient aujourd’hui plus rien de tabou : « Nous allons tous sur des sites comme Pornhub, vous savez ?, commentait à Dazed sans langue de bois Nicola Formichetti, directeur artistique de Diesel qui, en janvier 2016, lançait une campagne publicitaire sur le célèbre site pornographique, la 64ème adresse la plus consultée du web, mais aussi sur Youporn, Tinder et Grindr. Provocation ou coup marketing de génie ? La campagne se soldera dans tous les cas de résultats « incroyables », du propre aveu de Renzo Rosso, fondateur de la marque, et en inspirera d’autres, à commencer par Shayne Oliver.

Le créateur du label Hood By Hair – qui a aujourd’hui rejoint les rangs d’Helmut Lang – n’est pas le dernier quand il s’agit de gentiment chiffonner les esprits puritains. En juin 2016, il présentait déjà sa collection printemps-été 2017 dans un sex-club du Marais à Paris. Trois mois plus tard, il récidivait lors de la Fashion Week new-yorkaise en dévoilant une collection en collaboration avec les sites à caractère pornographique Pornhub (encore eux) et Hustler. En plus des pièces marquées des logos des deux sites, les mannequins défilaient le visage couvert de vaseline. « Quand je suis revenu à New York, je me suis rendu compte que les gens voyaient Hood By Air comme un porno, tout le monde le regarde mais n’ose pas forcément le dire, détaille-t-il à ce sujet sur Dazed. HBA est devenu un fétiche mode ».

Campagne Vivienne Westwood printemps-été 2016

À trop se regarder sur les sites pornographiques, la mode finira même par s’émoustiller de ses pensionnaires et bientôt, ce sont les acteurs et actrices de charme qui prennent place au centre des campagnes de griffes haut de gamme.

Dès le printemps-été 2016, Vivienne Westwood choisissait l’artiste, blogueur et surtout acteur porno gay Colby Keller pour incarner sa collection. Les actrices non plus ne sont pas en reste : quand les unes servent d’égérie, à l’image de la campagne printemps-été 2017 de Stussy avec Stoya, une actrice X américaine, les autres font régulièrement l’objet d’éditoriaux, à l’instar d’une Jessie Andrews flamboyante dans le magazine Paper début 2017.

VERS UN AFFRANCHISSEMENT DES SEXUALITÉS

Aussi surprenant que cela puisse paraître, les industries du sexe et de la mode se ressemblent à bien des égards : toutes deux reposent sur une dictature de l’image et du corps parfait, chacun selon ses codes – aux lignes et à la taille affinées pour la mode, aux courbes et aux formats XXL pour celle du sexe – et toutes deux subissent un calendrier surchargé où le rythme effréné des productions met en péril la santé de ses acteurs. Seulement, la mode comme la pornographie participent aujourd’hui à combattre les schémas sexistes, déconstruisent le mythe de la femme parfaite, et fêtent une sexualité mixte, libre et affranchie des diktats sociaux.

Campagne Eckhaus Latta printemps-été 2017 par Heji Shin

La campagne Eckhaus Latta en est l’exemple criant. En lieu et place d’objets de désirs aux mensurations parfaites, la marque préfère explorer les différentes identités sexuelles et replace l’individu dans tout ce qu’il a de plus magnifiquement ordinaire au centre des fantasmes. « Je pense qu’il est important que personne ne se sente exclu ou appréhende le sexe de manière négative », explique à i-D Heji Shin, la photographe de la campagne. On y glorifie les courbes, les genres et les origines, pour une sexualité sans frontières.

Tout aussi engagée, Hood By Air s’associait en juillet 2016 avec le photographe Pieter Hugo pour habiller de ses archives des acteurs pornographiques jamaïcains, ainsi que les Gully Queens, une communauté marginalisée de gays et de trans forcés à l’exode dans les ravins d’un pays où l’homosexualité est passible de dix années d’emprisonnement et où leur persécution est quasi-quotidienne, les forçant ainsi à une vie instable de travailleurs du sexe où les violences sont chroniques. Cette collaboration allait accoucher du livre PH & HBA puis d’une collection capsule de t-shirts oversized intitulée « Galvanize Jamaica ».

Campagne Calvin Klein printemps-été 2016 par Harley Weir

Ces campagnes coïncident avec la « féminisation » du porno menée de front depuis quelques années par des militants chevronnés comme Erika Lust et XConfessions, Paulita Pappel et Ersties Studio, MAKELOVENOTPORN, Pink & White Productions ou encore Handbasket Productions. Pour la photographe Harley Weir, auteure des clichés du magazine érotique Baroness, mais aussi, entre autres, des campagnes ultra-sexuées printemps-été 2016 de Calvin Klein, « il est intéressant de retourner la balance dans le porno et dans les autres industries centrées sur la sexualité […] Mes images parlent souvent de ce qu’une femme trouve sexy, et montrent comment les hommes sont désirés ». Ensemble, ils combattent les dangereux et arriérés stéréotypes sur ce qu’est ou n’est pas une femme désirable, et les clichés sur la communauté LGBTQ+. L’heure est au métissage, et celui des corps et des sexes ne fait que commencer.

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