Être bi à la télé, ça veut dire quoi ?

Article publié le 13 décembre 2018

Photo : la série Orange Is The New Black sur Netflix.
Texte : Maxime Delcourt.

Longtemps invisibles, les personnes bisexuelles semblent être enfin considérées par les producteurs de séries et d’émissions télévisées. Avec, aux avant-postes, des programmes comme The Bisexual et The Bi Life.

Un nouveau souffle se fait sentir ces derniers mois sur nos écrans, permettant de questionner et de populariser une nouvelle facette du désir, un autre rapport au corps, plus flexible, moins figé et déterminé par le schéma binaire homme/femme : la bisexualité. Côté série télévisée, déjà, le ton est donné depuis quelques années : I Love Dick, Transparent, The OA, Sense8, Orange Is The New Black. Toutes ces fictions, bouillonnantes de réflexions sur la quête de soi, ont contribué à rendre visible de manière réaliste et touchante un certain nombre de minorités sexuelles.

Ces différents programmes, majoritairement diffusés sur des chaînes privées ou des plateformes de streaming (à croire que les networks américains sont encore timides à l’idée de produire une série mettant en scène la diversité des sexualités contemporaine…), accueillent aujourd’hui une petite sœur, d’origine anglaise celle-ci : The Bisexual, soit la chronique générationnelle collective de trois jeunes gens en pleine mutation et interrogation sur leurs orientations sexuelles.

Photo : série The Bisexual diffusée sur Channel 4 et Hulu.com.

Un gain de visibilité

Rarement, en effet, une série a paru si bien questionner la bisexualité, ce terme un peu tabou et pas forcément vendeur auprès du grand public. Desiree Akhavan, la créatrice de la série, a été confrontée à cette problématique, elle qui cherche à vendre son projet depuis 2015 et qui a dû gérer la réticence de certains de ses proches, convaincus que personne ne regarderait une série nommée The Bisexual. « Quelque chose sonnait juste, justement parce que cette étiquette, personne ne veut la porter, précise la réalisatrice et scénariste anglaise aux Inrocks. La plupart des bisexuel.le.s que je connais, si ils ou elles sont avec une personne du même sexe, alors ils ou elles se disent gay, comme si bisexuel.l.e était inflammable. En appelant la série The Bisexual, j’ai voulu provoquer la discussion. »

« Être bisexuel, comme l’explique le personnage de Leila, n’est pas cool. Selon les stéréotypes, vous recherchez de l’attention, vous êtes égoïste, vous êtes fourbe et vous allez probablement tromper votre partenaire »

Il faut dire que l’époque s’y prête. Mi-octobre, le magazine Dazed a d’ailleurs eu la bonne idée de créer une table ronde au sein de sa rédaction pour discuter de la nouvelle série phare de Channel 4 (déjà à la production de Skins et Misfits, mais surtout de Queer as Folk et Fleabag). Et là, c’est probablement la journaliste Emma Hope Allwood qui en parle le mieux : « Je suis une personne qui a tendance à retarder les rendez-vous romantiques avec les femmes – en grande partie par crainte que ma bisexualité ne soit considérée comme une phase sans engagement envers elles -, donc le fait de voir une adulte lutter avec son attirance pour les hommes est intéressant à regarder. Être bisexuel, comme l’explique le personnage de Leila, n’est pas cool. Selon les stéréotypes, vous recherchez de l’attention, vous êtes égoïste, vous êtes fourbe et vous allez probablement tromper votre partenaire. Comme le formule la série, dire que vous êtes bi n’est certainement pas aussi cool que de dire que vous êtes queer […] Au moins, maintenant, j’ai quelque chose à regarder à la télévision. »

The Bisexual, bien qu’essentiel au sein d’une Angleterre où 49% des 18-24 ans disent se situer quelque part entre l’hétérosexualité et l’homosexualité, n’est évidemment pas la seule série à s’intéresser à la question. D’autres visent elles aussi à déconstruire les clichés et à tordre le cou à certaines idées reçues, comme le fait que la bisexualité n’existerait pas (en gros, on serait soit homo, soit hétéro), que les bisexuels seraient des « indécis », des « homos » qui refuseraient de s’assumer, des « libertins » ou simplement des personnes « perturbées », « troublées » par une époque où le sexe domine les débats.

Un nouveau modèle de représentation

La théorie du Y, une web-série belge produite par la RTBF l’année dernière, a été créée dans l’idée de s’attaquer à ces divers stéréotypes, et donc de proposer une représentation inédite de la bisexualité à la télévision. « Il y a une homophobie intériorisée quand on n’a pas de modèle auquel s’identifier, avançait la coréalisatrice de la série, Caroline Taillet, à Libération. Dans la communauté LGBT, il y a parfois un sentiment de traîtrise vis-à-vis des bi. C’est une zone grise où l’on est accusé de profiter de chaque côté et de devoir choisir son camp […] Avant de représenter des personnes bi pour qui l’orientation sexuelle n’est pas un problème, il faut déjà montrer que ça existe. » Car, après tout, comme le déclare le personnage de Malik dans La théorie du Y, être bisexuel, « ce n’est pas une question de sexe. C’est une question de personne ! ».

Photo : la chanson « Gettin’ Bi » interprétée dans la série Crazy Ex-Girlfriend.

Être bi à la télévision ne serait donc plus un tabou. Même si tout n’est pas encore parfait, la parole se libère, les bisexuel.le.s se font de plus en plus visibles et ne passent plus systématiquement pour des girouettes du point de vue de leur orientation sexuelle. Là où il y a encore quelques années, les films traitant de ce sujet répondaient à un schéma classique : un héros ou une héroïne tombant amoureux.se d’une personne du même sexe avant de retomber dans les bras du gendre ou d’une femme idéal parce-c’est-comme-ça-que-c’est-censé-se-passer. C’est notamment le cas du personnage de Marissa Cooper dans Newport Beach ou de Samantha Jones dans Sex and The City.

« Les bisexuel.le.s se font de plus en plus visibles et ne passent plus systématiquement pour des girouettes du point de vue de leur orientation sexuelle. »

D’autres séries, ayant évoqué le sujet, ont semble-t-il cherché à prouver que tout n’était pas aussi simple. « Quand il s’agit d’amour, je ne choisis pas mon camp », déclare même Oberyn Martell dans la saison 4 de Game Of Thrones, tandis que This Is Us met en scène un vieil homme afro-américain (William Hill), en phase terminale et incapable de concevoir l’amour de façon binaire : « J’ai toujours aimé indifféremment les hommes et les femmes ». Mais l’approche la plus fun semble bien être cet épisode de la série Crazy Ex-Girlfriend où le personnage de Darryl Whitefeather fait son coming out bi en chanson (« Gettin’Bi »), brisant avec humour tous les a priori liés à la bisexualité.

La télé-réalité s’empare du sujet

À la télévision également, les représentations bisexuelles semblent avoir évolué, moins stéréotypées et visiblement plus acceptées qu’il y a encore quelques années. À l’image de Megan Marx, candidate australienne du Bachelor In Paradise, qui a planté son potentiel futur époux sur l’autel, avant de révéler avoir entamé une relation avec une autre candidate de l’émission, Tiffany Scanlon. La relation entre les deux femmes n’a pas duré bien longtemps, mais leur acte semble avoir eu quant à lui des répercussions considérables sur la communauté bisexuelle. Sur Instagram, une fan de l’émission a ainsi déclaré : « Honnêtement, à quel point est-ce cool d’avoir quelqu’un comme Megan qui parle ouvertement d’être bisexuelle dans un prime-time à la télévision ? ».

Une autre, sur Twitter cette fois, parle même de la bachelorette comme d’une « reine bisexuelle », ce qui en dit long sur le manque de représentation à la télévision jusqu’alors… Certes, avant et après Megan Marx et Tiffany Scanlon, Bachelor In Paradise a accueilli Natalie Holmberg et Brooke Blurton, deux autres candidates ouvertement bisexuelles, mais jamais elles n’avaient tourné si radicalement le dos à leur supposé prince charmant. Dès lors, différents points de vue se sont fait entendre. Lorsque ces candidates, par exemple, disent ne pas savoir si elles préfèrent être avec un homme ou une femme, on comprend alors qu’être bi, ce n’est pas seulement aimer les deux sexes, c’est aussi et surtout avoir besoin des deux.

Photo : Zakia, personnage bisexuel dans la série Sense8.

Dans les studios d’E!, une chaîne de télévision américaine, une première émission de rencontres entre bisexuel.le.s (The Bi Life) vient de voir le jour, portée par un principe très simple : neuf personnes installées dans une villa de Barcelone sont à la recherche de l’amour et peuvent même le rencontrer à l’extérieur de leur villa, dans les rues de la capitale catalane. Cerise sur le gâteau : c’est Courtney Act, connue pour ses différentes prestations dans l’émission RuPaul’s Drag Race, qui présente ce programme inédit. Ce qui, visiblement, n’est pas pour lui déplaire quand elle déclare : « Le fait d’avoir cette visibilité et d’entamer un dialogue sur une chaîne comme E!, où l’on touche un public vraiment mainstream, en commençant à raconter les histoires de gens attirés par différents genres, c’est vraiment quelque chose de puissant. Ça brise la stigmatisation. »

Un tournant en France

En France, où une enquête IFOP de 2015 révélait que 17% des françaises et 7% des français de 18-24 ans avaient déjà été attirés sexuellement par des personnes des deux sexes, la bisexualité semble être également au cœur des préoccupations. Ce n’est bien évidemment pas nouveau – en 1962, la bisexualité d’un des personnages était plus ou moins suggérée dans Jules et Jim de François Truffaut, tandis que Pourquoi pas de Coline Serreau racontait en 1977 l’histoire d’amour entre deux hommes et une femme -, mais le sujet est traité de manière plus récurrente ces dernières années.

En 2015, par exemple, À trois on y va narrait l’histoire d’un couple (Micha et Charlotte) qui s’aime, mais qui éprouve également des sentiments pour Mélodie, sans que les mots « bisexualité », « hétérosexualité » ou « homosexualité » ne soient évoqués afin, probablement, de ne pas créer de barrière entre les différentes orientations sexuelles, moins binaires et plus acceptées que par le passé. Il y a également la série de France Télévisions Dix pour cent, où le personnage principal, Andréa Martel, tombe enceinte de son nouveau patron (Hicham) quand bien même celle-ci se dit attirée par les femmes avant tout. Il y a enfin Arte qui, un peu plus tôt cette année, diffusait une mini-série de trois épisodes (J’ai deux amours) sur le thème de la bisexualité, là encore à travers une relation tripartite entre deux hommes et une femme.

Photo : Will Drake dans la saison 5 de American Horror Story.

À croire que les chaînes de télé et les producteurs ont fini par comprendre qu’il y avait jusqu’alors un manque, ou du moins une mauvaise représentation des bisexuel.le.s sur écrans et qu’il était temps d’y remédier. Issa Rae, créatrice de la série à succès Insecure, prépare d’ailleurs pour HBO sa nouvelle série Him or Her, centrée sur la vie amoureuse d’un homme bisexuel afro-américain. L’occasion de sensibiliser l’opinion publique autour d’une notion simple, déjà défendue par le personnage de Will Drake dans la saison 5 d’American Horror Story. Lors d’une scène dans laquelle il se confie à son fils : « Je vais être un peu brusque : ton père est bisexuel. Les gens associent ce mot à quelque chose d’obscène, mais ça ne l’est pas. Cela veut simplement dire que j’aime autant les hommes que les femmes ».

Si le petit écran indé semble avoir pris le chemin de la bisexualité avec justesse et respect, le cinéma grand public devrait lui aussi bientôt suivre l’exemple. En juillet dernier, interrogé par un fan bisexuels sur la présence des personnages gay et bi dans les franchises de super-héros, l’acteur Ryan Reynolds, interprète du super-héros Deadpool, reconnaissait vouloir « explorer la bisexualité de Deadpool dans ses prochaines aventures ». Let it bi, comme on dit.

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