Longtemps tabou au sein de son monde testostéronné, de nombreuses personnalités du rap game révèlent aujourd’hui leur homosexualité et les communautés LGBT semblent s’être trouvé une place au sein du milieu hip-hop. Doit-on y voir pour autant une réconciliation unanime ?
Nous sommes en 1982, les légendaires Grandmaster Flash & The Furious Five viennent de révolutionner à tout jamais le monde de la musique en sortant The Message, premier morceau hip-hop à véritablement briser les frontières du mainstream, et marque le début de la domination progressive du genre qui deviendra en 2017 le plus écouté des États-Unis. Pourtant, sous couvert de révolution culturelle, The Message pose également les bases d’une homophobie ordinaire inhérente au milieu du hip-hop. Ses paroles font état d’une femme sans abris, mentalement malade mais surtout d’une « fille à pédé », avant de comparer quelques couplets plus loin une victime de viol carcéral à « une tapette infiltrée ».
Depuis, les exemples sont légion. En 1986, les Beastie Boys tentent de nommer leur album Don’t Be A Faggot (un nom possiblement suggéré par leur producteur Rick Rubin) avant d’opter pour Licensed to Ill après le refus du label, Columbia Records. Le groupe finira par s’excuser en 1999 dans le Time Out New York : « nous nous excusons formellement auprès de l’entière communauté gay et lesbienne pour toutes les merdes ignorantes que nous avons dites sur notre premier album ». En 1988, le Fresh Prince Will Smith et son acolyte de toujours DJ Jazzy Jeff font triple disque de platine avec He’s The DJ, I’m The Rapper, sur lequel figure un enregistrement live capté à Union Square deux années plus tôt, et qui invite toutes les « personnes souillées, puantes et sales / tous les garçons qui ont le sida / toutes les filles qui n’aiment pas les hommes » à la fermer.
D’autres légendes du rap sont également à épingler : Ice Cube pour la ligne “Dumb-ass hooker ain’t nothin’ but a dyke” (« cette conne de pute n’est rien de plus qu’une lesbienne », ndlr) sur Gangsta Gangsta issu du mythique album Straight Outta Compton des N.W.A en 1988. Un mois à peine après la sortie de l’album, Eazy-E (un autre membre du groupe) lâche à son tour une rime transphobe sur le morceau Nobody Move de son album solo Eazy-Duz-It. Citons aussi Eminen, régulièrement rattrapé pour des lignes homophobes dans plusieurs de ses titres (Kill You, Criminal, Marshall Mathers) avant d’obtenir sa rédemption à l’issue d’un duo (et d’une embrassade) historique avec Elton John aux Grammys de 2001. Autre star des années 2000 aux pensées ridiculement régressives, 50 Cent a rapporté dans une interview pour Playboy magazine en 2004 : « Je n’aime pas les pédales. Je n’aime pas être entouré de personnes gays, parce que je ne suis pas à l’aise avec ce qu’ils peuvent penser. Je préfère traîner avec des hétéros, mais les femmes qui aiment les femmes, c’est cool ».
Un problème avant tout social
Doit-on y voir pour autant une corrélation directe entre homophobie et hip-hop ? Il s’agit davantage d’un problème lié au milieu social dont sont issus les acteurs du genre dans les années 1980 et 1990 que de la musique en elle-même, et du reflet de l’homophobie qui régnait dans les ghettos et les banlieues américaines. Aussi, une grande partie de leur auditoire provient de ces milieux : ils font partie des minorités noires ou latino, sont pauvres, et partagent pour beaucoup des valeurs religieuses incompatibles avec l’idée d’homosexualité. À ce décor sombre, les gays ne sont pas intégrés, sinon considérés.
À l’époque, une simple rumeur d’homosexualité pouvait ruiner une carrière. Big Daddy Kane, figure incontournable de la scène dans les années 1980 et 1990, en a fait les frais. En dépit de nombreuses locutions homophobes, sa carrière a beaucoup souffert au début des nineties de rumeurs d’homosexualité et de sida, pourtant démenties publiquement. Ironiquement, Grandmaster Flash essuiera à son tour un réquisitoire similaire des années après ses heures de gloire. Les rappeurs eux-mêmes ont d’ailleurs longtemps eu pour habitude de propager des rumeurs d’homosexualité à l’encontre de leurs adversaires pour les déstabiliser.
Mais avec le passage du hip-hop dans le domaine du mainstream et l’élargissement de son public et de ses acteurs à toutes les franges de la population, de grands noms de la scène brisèrent le tabou pour se positionner en faveur des droits des communautés LGBT.
Une prise de conscience tardive
Il faudra cependant attendre les années 2000 pour voir les premières langues se délier. L’un des premiers artistes à publiquement prendre position n’est autre que Kanye West. Si le rappeur n’est – à ses premières heures – pas un grand défenseur des gays, la révélation de l’homosexualité de l’un de ses cousins fait état sur lui d’une véritable épiphanie : « Ce moment était une étape charnière, je me suis dit : “c’est mon cousin, je l’aime et je discriminais les gays”, confesse-t-il avant d’enfoncer le clou dans une interview pour MTV en 2005 : « tout le monde dans le hip-hop discrimine les gays… Je veux juste venir à la télévision et dire à tous les rappeurs, à tous mes amis d’arrêter ça ».
Cette époque marque un tournant décisif dans la perception des homosexuels dans le milieu, et nombre de rappeurs au passé homophobe prennent conscience du problème. En 2010, le DJ new-yorkais Mister Cee, un pilier du milieu, est arrêté alors qu’il reçoit une fellation de la part d’une drag queen dans un parking. Plutôt que de le condamner comme ils l’auraient sûrement fait quelques années plus tôt, ils sont nombreux à prendre sa défense et outrepasser leur supposée aversion, à l’image de 50 Cent qui déclare alors qu’il virerait son DJ sur le champ pour Mister Cee. Quelques jours après l’incident, le DJ, alors invité sur la scène du Hot 97’s Summer Jam, joue le titre de Diana Ross I’m Coming Out, avant néanmoins de statuer sur son hétérosexualité dans une interview pour GQ en 2014. L’année suivante, Lil B annonce que son prochain album sera nommé I’m Gay en soutien aux communautés LGBT, alors qu’A$AP Rocky prend à son tour la défense des homosexuels de manière drastique dans une interview pour Spinner quelque temps après : « Il faut que les gens laissent les gays tranquilles. Franchement, qui en a quelque chose à faire ? ».
Photo : Mykki Blanco par Yann Weber
Le nombre d’artistes issus du milieu et ouvertement gays reste à l’époque pourtant toujours minime, pour ne pas dire inexistant. Il faudra attendre 2012 et le tremblement de terre Frank Ocean, au sommet après la sortie de son premier album Channel Orange, qui révèle dans un long billet sur Tumblr sa bisexualité, très largement salué par l’ensemble de l’industrie musicale, hip-hop inclus. Courageux, engagé et terriblement honnête, le membre de Odd Future (qui comptait déjà une personne ouvertement lesbienne en la personne de Syd Tha Kid) ouvre une voie royale à tous les homosexuels du milieu restés de force dans le placard. Après lui, les coming-out se succèdent : IloveMakonnen, Taylor Bennet (le frère de Chance The Rapper), Angel Haze, Kevin Abstract, Kaytranada ou dernièrement Tyler The Creator (même s’il ne l’a jamais vraiment annoncé officiellement) – leader d’Odd Future et ami de longue date de Frank Ocean – ont tous révélé leur homosexualité (ou bisexualité) ces cinq dernières années, et tous ont joui d’un soutien quasi-unanime.
Homosexualité et rap, toujours tabou ?
Le hip-hop d’aujourd’hui peut se targuer d’une ouverture d’esprit aux antipodes de celle de ses prédécesseurs. L’industrie voit même émerger une scène queer emmenée par les charismatiques Mykki Blanco, Le1f, Zebra Katz, Quay Dash ou Cakes Da Killa depuis le début des années 2010, et nombre de rappeurs stars (Kanye West, A$AP Rocky, Lil Uzi Vert, Pharell, Young Thug etc.) assument pleinement leur part de féminité.
Le sujet n’est néanmoins encore abordé qu’à demi-mot sur et en dehors de la scène, et révèle que les maux sont bien plus enracinés que ce que les dernières révélations laissent à penser. Interviewé par VladTV, T-Pain s’interroge même sur les réelles motivations de certains à supporter leurs confrères homosexuels : « Je ne pense pas que la musique urbaine devienne plus gay-friendly. Si c’était le cas, Frank Ocean serait sur beaucoup plus de chansons. Je connais des gens qui ne feraient pas de musique avec lui juste parce qu’il est gay, mais qui ont besoin de lui pour finir leur putain de chanson. C’est terrible. »
Preuve que la pilule n’est pas encore passée pour tout le monde, les superstars que sont Migos se permettent encore quelques maladresses, comme lorsqu’ils se contentèrent d’un « le monde ne tourne pas rond » en réaction au coming-out de IloveMakonnen. Pour se défendre, Quavo (l’un des membres du groupe, ndlr) argumenta qu’il ne pouvait pas être homophobe, puisqu’il avait « des tas d’amis gays » et qu’il avait collaboré avec … Frank Ocean. Finalement, la polémique est évitée grâce à l’intervention d’ILoveMakonnen lui-même, qui préfère mettre la déclaration sur le dos de la bêtise, et rassure les fans en argumentant qu’avec un tube hommage à Gianni Versace, « le mec le plus gay du monde », ils ne pouvaient décidément pas avoir de problèmes avec les homosexuels. Aujourd’hui, les rares artistes à exprimer publiquement leur aversion persistante envers les communautés gays se risquent à un orage médiatique bienvenu.
« Le rap est un milieu très macho qui a toujours mis en avant la virilité. Traiter l’autre de “pédé” est le meilleur moyen de dire que vous êtes le mâle dominant et que l’autre est une femmelette (…) »
L’homophobie latente propre au milieu du hip-hop a-t-elle pour autant vraiment disparue ? Il n’y a qu’à jeter un œil au-delà des frontières américaines pour se rendre compte que le tabou persiste. En France par exemple, où est organisé un festival queer comme le Loud & Proud, il n’existe aucun rappeur de notoriété publique ouvertement homosexuel. À l’origine du problème, on retrouve la dimension sociale et religieuse, mais aussi un problème d’égo-trip remarqué sur LCI par Thomas Blondeau, journaliste et auteur de Hip-hop, une histoire française : « Le rap est un milieu très macho qui a toujours mis en avant la virilité. Traiter l’autre de “pédé” est le meilleur moyen de dire que vous êtes le mâle dominant et que l’autre est une femmelette (…) Il n’empêche, c’est un fait, il y a de nombreux rappeurs vraiment homophobes ».
Mais là où le bât blesse, c’est que l’absence d’homosexuels dans le rap relève autant des convictions des artistes que d’une décision orchestrée par l’industrie, et en particulier des labels. « J’ai fait face à beaucoup d’homophobie de la part de majors qui ne souhaitaient pas me soutenir », confie à ce sujet Mykki Blanco, toujours à LCI. D’un éclairage marketing et commercial, la prise de position serait trop risquée et la majorité d’entre eux ne veulent pas risquer de voir les ventes s’effondrer.
En cause, un public pas encore prêt à accepter leurs idoles comme des figures possiblement homosexuelles. C’est ce qui est arrivé au français Lomepal, pourtant hétérosexuel, mais maquillé et travesti sur la pochette de son album Flip sorti il y a quelques mois. Le rappeur a dû faire face aux véhémences d’une minorité de fans visibles sur les réseaux sociaux. Une embellie n’est cependant pas à exclure ; malgré les mises en garde de son entourage professionnel, le rappeur Hyacinthe n’a pas hésité à montrer deux hommes s’embrasser à pleine bouche dans le clip de Sur Ma Vie. « Notre démarche, c’était d’essayer, sans prétention, de faire une petite photographie de ce qu’est la jeunesse de ce pays à un moment T, explique le jeune homme dans une interview accordée au magazine Têtu. C’est des tabous qu’il faut casser et ça montre qu’on peut aller plus loin ». L’exemple américain de Frank Ocean n’est pas si loin. « Dans le rap français, il n’y a aucune grosse superstar qui est sortie du placard, rappelle Thomas Blondeau. Si c’était le cas, ça ferait probablement avancer le débat et ça remettrait même en cause les convictions de certains fans et de l’industrie ». Et à Hyacinthe de conclure : « Ça ne devrait tellement pas être un sujet. Ok y’a des garçons qui aiment les garçons et des filles qui aiment les filles, et alors ? »