Comment le streetwear est redevenu une arme politique

Article publié le 5 janvier 2017

Texte : Maxime Leteneur
Photo : Avoc automne-hiver 2016

Après une année 2016 marquée au fer rouge de ses grands bouleversements politiques, il n’a jamais été aussi facile d’afficher son engagement par la grâce des pièces maîtresses du vestiaire streetwear.

L’histoire commence au début des années 1980, de New-York à Los Angeles, quelques petits gars issus de quartiers désargentés font fi de la mode luxueuse et ostentatoire des podiums et d’un certain hip-hop extravagant pour s’approprier le vestiaire des skateurs et surfeurs de l’époque : t-shirts sérigraphiés, hoodies, casquettes et baskets deviennent l’uniforme d’une jeunesse des quartiers qui se rassemble autour de son goût commun pour le graffiti, la glisse ou encore la musique, et en particulier le hip-hop. Le streetwear était né.  « Nous niggaz, chanterons toujours le blues / car tout ce qui nous importe ce sont nos coupes de cheveux et nos baskets », rappait alors Ice Cube sur le morceau Us en 1992.

Un quart de siècle plus tard, rien n’a vraiment changé. La rue et les rappeurs continuent toujours de s’approprier la mode skate pour en faire leur bleu de travail et ainsi, faire entrer le streetwear au panthéon de la culture urbaine. « J’arrive comme si j’étais skateur, je mets que du Supreme, du Palace », chante encore Sneazzy sur Saturne (issu du dernier album de Nekfeu, Cyborg). Seulement, si le caractère social du mouvement s’imposait à sa genèse comme une évidence (on se souvient par exemple de l’iconique détournement du logo Ford par la marque Fuct à une époque où le géant automobile incarnait l’Amérique capitaliste), des années de banalisation d’une mode devenue une industrie gigantesque réduiront au strict minimum sa marge de manœuvre politique. Mais à temps exceptionnels, mesures exceptionnelles : les récents bouleversements politiques qu’a subis notre société semblent avoir réveillé les ambitions du petit monde de la sape.

Le groupe de hip-hop N.W.A avec de gauche à droite : Ice Cube, Dr Dre, Eazy-E, DJ Yella et MC Ren.

AU CŒUR DE LA CAMPAGNE PRÉSIDENTIELLE AMÉRICAINE

Pour beaucoup, 2016 restera comme l’année où l’ignorance, la vulgarité, le racisme, la misogynie, la brutalité, la démagogie et l’arrogance se sont invités en vitrine de notre société. Au terme d’une campagne dantesque et quelques mois à peine après que les Britanniques aient voté leur sortie de l’Union Européenne, l’Amérique trouvait en Donald Trump son champion. L’image, si on devait n’en garder qu’une, restera celle d’un homme tapageur déblatérant un discours fantasque, épinglé dans un costume mal taillé, la mèche baladeuse vissée sous une casquette rouge ornée de l’inscription « MAKE AMERICA GREAT AGAIN ».

Loin d’être anodine, cette casquette représente presque à elle seule toute la croisade politique démagogue et xénophobe du Donald, elle a permis à des milliers d’Américains d’afficher en toutes circonstances leur attachement au milliardaire et surtout, à ses idées. Ainsi Trump avait merchandisé sa campagne, s’appropriant au passage une pièce phare du vestiaire street pour la transformer en un argument politique. Dans le même temps, une contre-campagne destinée à le faire tomber était déjà largement entamée dans les rues.

« Pile au moment où la dictature d’Instagram impose la suprématie de l’image, le T-shirt à message permet de s’exprimer la bouche fermée »

L’exemple le plus frappant nous vient surement du t-shirt « Nasty Woman » – une insulte balancé par Trump à sa rivale Hillary Clinton – détourné en slogan sérigraphié pour lutter contre le discours misogyne du milliardaire et dont la plus célèbre ambassadrice n’est autre que Katy Perry. « Au début ce n’était rien, juste quatre ou cinq tee-shirts vendus. Puis de cinq on est passé à cinq cents puis à des milliers. Quel meilleur moyen pour dire « fuck » à Donald Trump ? « , expliquait sa créatrice Amanda au blog mode du NY Mag, The Cut. Elle récoltait au passage grâce à la vente des t-shirts plus de 100.000 dollars qu’ellle reversait au planning familial. Dans une époque où un slogan imprimé sur un t-shirt a plus d’impact qu’un long discours, la journaliste Benedetta Blancato expliquait alors dans un article publié dans le Stylist du 24 novembre 2016 : « Pile au moment où la dictature d’Instagram impose la suprématie de l’image, le T-shirt à message permet de s’exprimer la bouche fermée, avec l’humour pour maître mot », avant d’ajouter : « le T-shirt permet aussi de s’engager : au lieu de rabâcher des interviews coupées au montage, c’est par le biais de celui-ci que les vedettes expriment à présent leur positionnement par rapport à l’actualité. »

Le t-shirt « Adolf Trump » de Golf Wang

Plus tôt dans l’année, la marque Golfwang du rappeur Tyler The Creator dégainait la première flèche en commercialisant un t-shirt sur lequel on pouvait admirer Donald Trump grimé en Adolf Hitler, suivi des annotations « President Of The United States / Donald J. Trump / 2016-2020 / We fucked up ». Si elle s’est révélée prémonitoire, la démarche avait surtout pour vocation d’éveiller les consciences sur le caractère litigieux de la candidature du républicain, au travers d’un vecteur mobile et finalement d’une simplicité désarmante : le streetwear. Le label français AVOC couvrait, lui, pour l’automne-hiver 2016, les visages de ses mannequins d’un masque Trump ; avant d’imaginer un t-shirt imprimé du visuel et légendé « A bunch of clowns ». Plus qu’un simple objet de consommation, le vêtement fait office de tribune.

UN HÉRITAGE À PERPÉTUER

Quelques longues nuits et une grosse claque post-électorale plus tard, c’est toute l’industrie de la mode (ou presque) qui s’indignait de la victoire de Trump, la blogueuse Garance Doré s’alarmait alors dans un billet publié sur Instagram : « Ma vision d’un monde progressiste, où les femmes et les hommes sont enfin égaux, où le racisme appartient au passé, où les gens de toutes couleurs, toute religion et toute orientation sexuelle se rassemblent dans le respect (…) cette vision vient de tomber en millions de morceaux à mes pieds. » Dans un climat de désillusion la plus totale, la résistance s’opère pourtant.

Début novembre 2016, Supreme affichait publiquement pour la première fois son soutien à un candidat à la présidentielle en la personne d’Hillary Clinton. Quelques jours plus tard, ils sortent un t-shirt dont le message fait déjà figure de mantra pour toute une génération : « Say No ! ». « Non aux racistes, aux porcs sexistes, aux figures d’autorité, à la religion ; dites non à la télévision, au patriotisme, aux idéologies politiques (…) Plus vous le ferez, plus vous aimerez ça ! Il suffit de dire « fuck off. » » Rapidement sold-out, ce tee fait écho aux sentiments d’une génération désenchantée, mais surtout, il vise ostensiblement le sentiment d’apathie politique parmi ses consommateurs et confirme la tendance d’un retour en grâce du streetwear au banquet des idéaux. Objet de contre-culture, il nous rappelle au souvenir d’un temps où, fin 80’s début 90’s, le « streetwear » ne s’appelait pas encore « streetwear », où il n’était pas encore une grosse industrie, où les marques n’hésitaient pas à utiliser leurs produits pour véhiculer des déclarations sociales et politiques et où des messages imprimés sur des T-shirts vierges constituaient la base des pionniers du genre. Il y a 11 ans, Supreme (déjà eux) produisait des milliers de Stickers « Fuck Bush », ce n’était qu’un début.

« Il y a une nouvelle génération de gens politiquement engagés, qui expriment sans le vouloir leur solidarité avec les opprimés »

C’est dans cette tradition retrouvée que viennent fleurir à nouveau quelques détournements bien sentis. A Londres par exemple, le label Hypepeace s’est emparé du logo tri-Ferg de Palace dans le but de recueillir des fonds pour le forum de la jeunesse palestinienne Sharek qui offre une plate-forme pour les jeunes palestiniens pour se rencontrer, penser créativement et mettre en œuvre des projets communautaires. « Il y a une nouvelle génération de gens politiquement engagés, qui expriment sans le vouloir leur solidarité avec les opprimés, déclarait l’un des fondateurs de la marque à Dazed, ils s’expriment clairement à travers ce qu’ils portent, sans compromettre leur style. C’est rejeter le cliché que nous sommes cette génération « selfie », superficielle et égocentrique. »

Le label Hypepeace a détourné le logo Palace afin de récolter des fonds pour le forum de la jeunesse palestinienne Sharek.

De l’autre côté de l’Atlantique, le jeune skate crew féministe originaire du Bronx, Brujas, lançait une ligne de streetwear sobrement intitulé 1971 (l’année du soulèvement des prisonniers de l’Attica) dont les bénéfices servent à aider les personnes brutalisées par le système carcéral, en particulier les queer/trans de couleur. Dans le plus pur héritage du streetwear des racines, des dizaines de label s’efforcent de défendre ses origines et de perpétuer la tradition. Parmi eux, la marque Noah apportait mi-août son soutien au mouvement « Black Lives Matter » avec un simple t-shirt frappé du célèbre slogan sur le devant, et des paroles d’une chanson du groupe punk hardcore Youth Of Today : « Break Down The Walls » dans le dos. Son créateur Brendon Babenzian, un ancien de chez Supreme, assurait vouloir rembourser tous les supporters de Trump qui n’adhéraient pas à son message et s’engageait à reverser la totalité des bénéfices réalisés avec les ventes du t-shirt au mouvement « Black Lives Matter ». 

De gauche à droite : Off-White automne-hiver 2015 et Christian Dior printemps-été 2017.

Si les exemples parmi les marques de streetwear sont légion, la mode des podiums n’est pas étrangère au phénomène. À la suite des attaques de la rédaction de Charlie Hebdo, Virgil Abloh et Off-White réagissaient avec une collection FW15 estampillée « War Is Not Over » tandis que Gosha Rubchinskiy préférait lui s’attaquer aux problèmes sino-soviétiques la même saison. Plus récemment, c’est la célèbre maison française Dior qui prit position en faveur du droit des femmes avec un t-shirt « We should all be feminist ». Reflet de notre société, la mode a historiquement toujours su se positionner face aux grands changements socio-politiques.  Dans une industrie à la clientèle toujours plus jeune, l’éducation se fait aussi par l’habit.

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