Mèmes et faux logos : la culture 3.0, au cœur des jeunes marques, a permis d’abattre la distinction entre citation et geste créatif original.
Des blouses médicales et des logos de voiture : « l’hosto-tuning » est au cœur du premier drop de la toute nouvelle marque Doubt. Vous l’aurez compris, il s’agit là d’un mashup entre deux uniformes, l’un professionnel, l’autre sous-culturel, le tout documenté par un filtre Instagram.
Doubt est l’un des derniers exemples en date à appartenir à une mouvance qui secoue le monde de la mode depuis plusieurs années, celle de l’esthétique dite post-internet. Ce terme porte-manteau, qui naît dans la bouche de l’artiste Marison Olson lors d’une interview en 2008, désigne le lien symbiotique entre le web et son détournement dans les sphères créatives.
Dans le cas de Doubt, l’accès à des banques d’images et de données, sans besoin de recherches physiques ni géographiques et la rencontre virtuelle de communautés lointaines, est le fondement de leur ADN. « Des heures passées sur le net à emmagasiner des imageries médicales venant de sites scientifiques et des banques d’images, des forums de tuning, pour aboutir à un lookbook inspiré par un rassemblement de tuning , racontent les fondateurs Marine Cuq et Antoine Caillet de leur processus de création. On a conçu nos fringues sur ce qu’internet nous a permis de voir d’un monde qu’on ne connaissait que par les réseaux. »
La curation devient création
Pourtant – et c’est là que l’affaire se corse – il ne s’agit pas de simples emprunts visuels, mais d’un geste artistique plus complexe : la quête d’une vérité personnelle exprimée par le biais d’images existantes. Voici donc le point critique de ce courant : la perte de distinction entre le « curating » de référents existants et la création abstraite. Un concept moins neuf qu’il peut le sembler : en 1941 déjà, l’écrivain Jorge Luis Borges expliquait dans son œuvre La Bibliothèque de Babel que l’idée même d’une création originale était une construction, car exprimée par des outils linguistiques pré-existants : « le langage est un ensemble de citations », écrivait-il alors.
« Le web est à la fois un outil phénoménal voire utopique, qui pousse à l’émancipation personnelle et à la formation de communautés sans avoir à se rencontrer. »
Pour le label Premier Amour, le romantisme et l’émotion sont exprimés à travers des clins d’œil au sportswear vintage, et des basiques ornés de citations ou de collages, en se référant toujours à la viralité et à l’esthétique du web. « L’impact d’internet a vraiment été radical. Il a aussi multiplié mes chances d’ouverture sur le monde, m’a permis de partager mes créations, mes histoires sans limites, de susciter l’émotion en immergeant les internautes dans mon univers », explique le fondateur Shyne Ousmane Bagayoko.
À un niveau plus formel, la marque anglaise Hanger cite les premiers outils d’animations et divers avatars ; Afterhomework imagine une invitation diffusée uniquement en ligne et composée grâce à un des premiers logiciel 3D jamais créés ; Mikael Vilchez, gagnant du Grand Prix de la HEAD de Genève, lui, conçoit une collection semblable à un Tumblr documentant la mode des années 2000.
Tous perpétuent par le biais du stylisme un questionnement déjà bien installé dans l’art contemporain, avec en chefs de file les plasticiens Ryan Trecartin et Cory Archangel, le New Museum de New York et la plateforme Rhizome, qui s’affairent à parler d’internet avec les outils d’internet.
L’art post-internet encensé
En mai 2017, un nouveau chapitre s’ouvre lorsque l’artiste Anne Imhof reçoit le Lion d’Or de la Biennale de Venise pour sa performance Faust, qui en dit long sur la transversalité de la créativité à l’ère 3.0. Elle y met en scène une cellule d’où émanent des odeurs d’eau de javel, et où des hommes et femmes habillés de sportswear et d’éléments sado-masochistes sont menottés au milieu de dobermans. Au centre, l’artiste et mannequin Balenciaga Eliza Douglas annonce une nouvelle porosité entre la mode et la performance, qui puisent tous deux dans les mêmes champs de références – à savoir les cultures populaires ou le clubbing ; le tout dans une volonté de dénonciation de « corps humains transformés en marchandise digitale, en images consommables », dixit Anne Imhof. Chez la lauréate tout comme chez Balenciaga, cette vision post-internet est plurielle : elle s’inspire du web tout en le pointant du doigt et en l’utilisant comme plateforme de diffusion.
Un paradoxe qui soulève de nombreuses questions sociologiques, dont s’empare volontiers le collectif (La)Horde. Composé de Marine Brutti, Jonathan Debrouwer, et Arthur Harel, il travaille autour du geste créatif et notamment de la danse dans un contexte post-internet, explorant « des propositions chorégraphiques dont les mouvements sont pensés en fonction des dispositifs technologiques de captation et de diffusion accessibles, c’est à dire qui sont conditionnés par le point de vue de l’outil qui filme et par le cadre de l’écran qui permet de visionner ». Une façon de questionner, de façon plus vaste, la façon dont le regard internalisé détermine toute expression intime, un thème largement exploré par Michel Foucault et décuplé à l’heure du regard omniprésent d’Internet.
« L’idée de « copie », de réutilisation, de post-production ont chamboulé les mécaniques classiques de recherches, d’inspirations, de connaissances. Les grands canons d’information, de vérité et de créativité institutionnalisée ont été déconstruits par le web. »
Le pouvoir du web est, comme l’explore leur travail, paradoxal, « à la fois un outil phénoménal voire utopique, qui pousse à l’émancipation personnelle et à la formation de communautés sans avoir à se rencontrer » , mais qui encourage également la marchandisation instantanée et démodée en un clin d’œil d’une vision, analyse le trio.
Le luxe post-internet
Photos de gauche à droite : Louis Vuitton automne-hiver 2017, Moschino automne-hiver 2012, Vetements automne-hiver 2017, Gucci Resort 2018.
Quel lien avec la mode ? Cette même tension entre fluidité des informations et leur récupération immédiate par la machine consumériste. Aujourd’hui, après avoir permis l’éclosion de tendances web comme les Sea Punks et les Health Goth, le web a injecté des mèmes, des logos détournés et autres gestes LOL chez les plus grandes marques : Supreme et Louis Vuitton citant leur propres contrefaçons, le vêtement d’entreprise Vetements ou Off/White, et le simple système de drops, citent et alimentent la culture 3.0. En quelques sortes, cette vague est l’héritière directe de la mode post-moderne de la fin du 20ème siècle : en résistance à l’extrême industrialisation du vêtement, des tendances, des marqueurs de luxe, les tout jeunes Marc Jacobs jouant avec des codes grunge, ou Jeremy Scott citant la trash culture américaine s’inspiraient des cultures populaires pour se défaire d’un sentiment d’enfermement, lié à la logique capitaliste.
Aujourd’hui, la culture post-internet a permis une horizontalité dans la gloire et les références. Pour Marco Pecorari, à la tête des maîtrises de Fashion Studies à la New School Parsons Paris, le futur des collections sera le produit d’un rapport complexe entre l’information et sa citation. « Chez mes étudiants, l’idée de « copie », de réutilisation, de post-production a chamboulé les mécaniques classiques de recherches, d’inspirations, de connaissances. Les grands canons d’information, de vérité et de créativité institutionnalisée ont été déconstruits par le web… et nous ne sommes qu’au début de cette réflexion. »