L’histoire de l’art se penche enfin sur les origines de l’art queer

Article publié le 25 octobre 2019

Texte : Julie Ackermann.
Photo : Michel Journiac, 24 heures de la vie d’une femme ordinaire, 1974.

Dans son livre Pour une esthétique de l’émancipation, la critique d’art Isabelle Alfonsi cible les artistes qui, au fil du XXème siècle, préfigurent ou incarnent les luttes queer nées dans les années 90, aujourd’hui plus que jamais sur le devant de la scène. Rencontre.

Ouvrez un livre d’histoire de l’art classique. Les artistes mentionnés ont souvent, voire toujours, un visage similaire : ce sont des hommes et ils sont blancs. Les autres (femmes, personnes trans, non-blanches…) n’y ont que très peu de place. Comme s’ils n’existaient pas, comme si leurs œuvres n’avaient pas fait bouger les lignes… Mais depuis les années 70, enfin, la donne change. Notamment sous l’impulsion d’historiens et théoriciens de l’art comme José Esteban Muñoz, Linda Nochlin, Griselda Pollock ou encore Élisabeth Lebovici, et également grâce à des artistes tels que Pauline Boudry et Renate Lorenz. L’année dernière, ce dernier publiait Art queer, une théorie freak, un essai majeur sur les pratiques drag comme méthodes artistiques de subversion des normes de genre.

Dans cette lignée et aux mêmes éditions B42, Isabelle Alfonsi propose un éclairage sur des artistes dont les pratiques militantes ont été invisibilisées. Pour cette critique d’art, aussi co-fondatrice de la galerie d’art contemporain Marcelle Alix située à Belleville, il est nécessaire de replacer les œuvres dans le contexte dans lequel elles émergent, et donc de ne pas les considérer comme détachées de la vie de leurs géniteurs et de la politique. Dans son ouvrage, l’auteure revendique au passage la subjectivité de son approche et de ses choix et n’hésite pas à employer la première personne. Pour elle, un point de vue n’est jamais neutre. Un pied de nez à une histoire de l’art canonique qui se veut « objective », alors même qu’elle est patriarcale et hétérocentrée.

Photo : Claude Cahun.

ANTIDOTE. Qu’est-ce que l’art queer ? N’est-il pas réducteur de le définir comme un art d’artistes appartenant à la communauté LGBTQI+ ?
ISABELLE ALFONSI. Le terme « queer » signifie « étrange », « bizarre ». À l’origine, il est utilisé comme une insulte adressée aux minorités de sexe et de genre, avant que ces dernières se le réapproprient au début des années 90 pour défendre leurs droits et leurs modes de vie – au moment où elles étaient particulièrement menacées par le sida et les condamnations morales qui leur étaient adressées. Dès l’origine, le mot « queer » a une signification politique avant de se comprendre comme une identité. Par extension, l’art queer recoupe donc un ensemble de pratiques d’ordre féministe, anticapitaliste et antiraciste pensées comme des critiques de la société. Être un artiste qui s’identifie comme LGBTQI+ ne veut pas forcément dire que l’on fait de l’art queer. Il est plus intéressant de comprendre le queer comme un instrument de subversion, comme le montre Renate Lorenz dans Art queer. Mon essai ne se contente donc pas de montrer qu’au XXème siècle, tel ou telle artiste était homosexuel : il s’attache surtout à étudier les œuvres qui ont périodiquement remis en cause les représentations visuelles qui fondent nos cultures encore largement hétérocentrées.

Dans votre livre, vous éclairez les œuvres à la lumière de leur contexte historique et de l’engagement militant de certains artistes. N’y a-t-il pas dans cette approche un risque de réduire les œuvres d’art à des revendications politiques, et donc de leur retirer en partie leur profondeur ?
On ne peut pas analyser une œuvre d’art par le seul prisme de l’engagement politique de son auteur, mais c’est une erreur de ne pas le prendre en compte. Dans mon livre, je reviens ainsi sur le travail de Claude Cahun, qu’on a présentée depuis les années 90 comme une photographe des années 20-30, grâce à ses « autoportraits » brouillant les frontières entre les représentations traditionnelles du masculin et du féminin. Ces photos ont en réalité été réalisées en collaboration avec sa compagne Marcel Moore. Les deux artistes participaient activement à la rédaction d’Inversions, une revue qui militait pour les droits des personnes homosexuelles au tout début des années 20. Leur engagement militant et leur collaboration artistique ont été assez peu mis en avant (sauf par des critiques d’art qui ont aussi une vie militante, comme Elisabeth Lebovici et Catherine Gonnard) alors qu’ils permettent de mieux saisir la portée de ces images aujourd’hui.

Photo : Felix Gonzalez-Torres, Projects 34.

Pendant les années sida, l’engagement des artistes queer a redoublé et est aux origines de l’art queer. Felix Gonzalez-Torres, par exemple, affichait sur des panneaux publicitaires new-yorkais des photographies de lits vides pour représenter l’hécatombe provoquée par cette maladie. Le collectif anonyme Akimbo a quant à lui effectué de nombreuses actions dans la rue en distribuant des tracts et en collant des posters. Dans votre ouvrage, cependant, vous ne vous contentez pas de réévaluer les œuvres d’art. Vous dites qu’il faut repenser la façon dont elles sont montrées dans les lieux d’exposition. Ainsi, vous vous en prenez au white cube, ces espaces d’expositions froids aux murs blancs et au sol bétonné. Pourquoi ?
Parce que ces lieux s’apparentent à ceux que l’on voit apparaître en conséquence des processus de gentrification des grandes villes. Comme les magasins qui s’alignent sur des normes internationales et qui remplacent la diversité des boutiques nées localement, le white cube est un espace standardisé qui met à l’aise ceux et celles qui possèdent les codes culturels pour s’y rendre. Il véhicule une certaine idéologie qui autonomise l’art, le déconnecte de la société, transforme l’espace d’exposition en lieu sacré – pourquoi nous sentons-nous obligés de chuchoter dans un musée ? – et nie la réalité des corps, comme le souligne le critique d’art et artiste Brian O’Doherty.

Michel Journiac l’a contesté avec sa performance Messe pour un corps (1969) : une fausse messe dans une galerie où il distribuait, en guise d’hosties, des morceaux de boudins constitués de son propre sang. Vous dites qu’il a souillé le white cube.
Michel Journiac a également organisé un spectacle de drag dans une galerie parisienne avec la complicité de Jean-Paul Casanova (Piège pour un travesti, 1972). Avec son « Untitled » (Go-Go Dancing Platform), l’artiste Felix Gonzales-Torres a fait quelque chose de similaire. En 1991, il a invité un gogo dancer latino à danser sur un grand socle dans une galerie new-yorkaise. Ils font ainsi tous les deux entrer la culture queer et ses corps non conformes dans le white cube, temple bourgeois de l’art contemporain. 

Les artistes que vous présentez dans votre livre pensent le sexe au-delà de la matrice dominante, patriarcale et hétérocentrée. La pratique de la caresse permet cela et, en ce sens, apparaît dans de nombreuses œuvres…
Dans son long-métrage Film About a Woman Who (1974), l’artiste Yvonne Rainer présente un personnage féminin caressé par une main sans que l’on sache à qui celle-ci appartient. La caresse n’est liée à aucune relation particulière, elle apparaît comme une façon universelle de se connecter à l’autre. Les œuvres de Lynda Benglis ou des artistes de l’abstraction excentrique (telle qu’elle a été définie par la critique d’art et commissaire d’exposition Lucy Lippard) suscitent un désir de caresse, car elles sont marquées par la sensualité des matériaux qui les composent. La caresse incarne un lien érotique et charnel à l’autre. C’est une pratique représentée ou évoquée dans les œuvres de nombreux artistes que j’utilise pour les relier entre elles et à l’art queer contemporain, car elle n’est pas la marque d’un imaginaire sexuel en particulier. C’est un geste universel, qui n’est pas spécifiquement gay ou hétérosexuel… L’art queer veut justement s’émanciper des représentations d’une sexualité exercée dans un cadre binaire. En cela, les questions soulevées par le queer ne touchent pas seulement les communautés homosexuelles mais aussi les hétéros, car elles interrogent la notion de norme, comme par exemple la pénétration vaginale, qui est encore considérée comme l’alpha et l’omega des relations hétérosexuelles.

« Il ne suffit pas de dénoncer les normes qui nous régissent : pour avancer nous avons besoin d’identifications positives. »

La question du sexe est un leitmotiv dans votre ouvrage. Vous dites même qu’il convient de « sexualiser » l’histoire.  En quoi cela consiste-t-il ? 
On a toujours sexualisé l’histoire quand on s’intéressait aux femmes artistes. L’Histoire universalisante fonctionne ainsi : les pratiques artistiques des hommes sont vues comme neutres, c’est la mesure à partir de laquelle on jauge les autres. Pendant longtemps le travail des femmes n’a pas pu être inclus dans cette Histoire, parce qu’on les considérait comme trop proches de la matérialité des choses, incapables de raisonner, prisonnières de leurs corps en quelque sorte. L’historienne de l’art Griselda Pollock souligne que les hommes aussi ont un corps et que nous devons prendre en compte cette incarnation quand on analyse leurs œuvres. Dans cette perspective, je suis pour qu’on communique des éléments liés à la vie sexuelle, à l’histoire familiale et plus largement à la biographie de tous les artistes (pas seulement des femmes) au sein des expositions historiques. Il n’est pas anecdotique de savoir que tel ou telle artiste a été en couple homosexuel et quelle place l’homosexualité pouvait prendre dans sa vie à une époque où il n’était pas facile de vivre « hors du placard » : cela a forcément influencé sa façon de travailler (je pense ici au couple formé par John Cage et Merce Cunningham, ou à Cy Twombly par exemple).

Photo : Antinorm, n°2, février-mars 1973, première de couverture, journal des groupes du FHAR. Archives LGBT de San Francisco.

De nombreux artistes refusent pourtant qu’on relie leur vie à leur œuvre… En effet, n’est-ce pas problématique d’affirmer systématiquement qu’un artiste, parce qu’il est racisé ou queer, parle de cette condition à travers ses œuvres ? 
Pour échapper à cela, un certain nombre d’artistes queer et racisés adoptent une stratégie que José Esteban Muñoz a nommé « désidentification » : ils détournent une identité exotique que la majorité blanche et straight s’attend à les voir performer. Par exemple, l’artiste états-unien d’origine cubaine Felix Gonzalez-Torres a réclamé son droit à posséder une voix universelle en adoptant le langage de l’art conceptuel, tout en chargeant son œuvre de signifiants qu’un contre-public queer pouvait facilement comprendre, comme dans le cas des panneaux d’affichage avec les oreillers vides que vous mentionniez tout à l’heure. À l’époque, ils s’adressaient directement aux communautés homosexuelles très lourdement touchées par le sida, tout en passant pour une œuvre aux qualités minimalistes. Cependant, le refus pour un artiste de parler absolument de ses identifications (une chose que Gonzalez-Torres ne faisait pas par exemple) contribue il me semble à la survivance de cette fameuse Histoire avec un grand « H ». Si les artistes sont obligés de se poser ces questions aujourd’hui, comme nous tous (ce qui revient à prendre conscience des privilèges de classe, de race, de genre et/ou de validité dont nous jouissons), cela aura forcément un écho dans leurs œuvres. Non qu’ils en feront des « sujets » pour leur travail, mais leur démarche en sera forcément affectée.

Qu’en est-il de la classe sociale ? Vous n’en parlez pas dans votre livre…
Bien sûr, c’est un des nombreux points aveugles du livre, mais je ne prétends pas couvrir l’intégralité des analyses possibles des œuvres que j’ai choisies de lire en termes culturels et biographiques, j’espère simplement participer à une meilleure reconnaissance des affects et des questions biographiques dans les discussions sur l’art qui ont lieu en français.

Photo : Michel Journiac, Piège pour un travesti – Arletty, 1972.

À travers une démarche déconstructiviste, on comprend que les pratiques sexuelles mais aussi les identités de race et de genre sont des constructions, qu’elles ne sont en rien « naturelles » mais modelées par des normes sociales. La philosophe féministe Geneviève Fraisse, qui a signé la préface de votre ouvrage,  souligne cependant la nécessité de sortir d’une logique uniquement de déconstruction…
En lisant Michel Foucault, on peut même dire que les pratiques sexuelles sont un ensemble de créations et qu’une approche créative de ces pratiques est émancipatrice. La déconstruction est une étape préliminaire à l’émancipation, elle permet de comprendre les processus de domination mais n’aboutit pas comme par magie à l’émancipation. Il ne suffit pas de dénoncer les normes qui nous régissent : pour avancer nous avons besoin d’identifications positives qui ne s’offrent pas toujours à nous. D’où la nécessité, développée par Geneviève Fraisse, de construire des lignées dans l’histoire, de comprendre qui sont « nos amis du passé » pour citer Pauline Boudry et Renate Lorenz, et qui sont des modèles pour nos communautés présentes.

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