Pop star adulée, rédactrice respectée ou acheteur expérimenté : alors que le mercato mode tourne à plein régime, certains labels “exitent” leurs couturiers de D.A. pour des profils bankables aux antipodes des métiers d’ateliers. Un pari audacieux qui redéfinit en filigrane les contours d’une profession en pleine mutation.
Le directeur artistique est-il une espèce en voie de disparition ? Si la pertinence de la question peut de prime abord laisser songeur, elle n’en reste pas moins légitime au regard des dernières nominations annoncées à la tête de certaines maisons.
La dernière en date ? Celle d’Isabella Burley, rédactrice en chef de Dazed & Confused, propulsée en mars dernier à la tête d’Helmut Lang, label iconique des nineties en mal de direction artistique depuis le départ en 2014 de Michael et Nicole Colovos. Une décision d’emblée stigmatisée, la journaliste britannique étant attaquée pour sa prétendue incapacité technique à concevoir une ligne de vêtements et son recrutement au titre inédit d’ “editor in residence” à mi-temps – elle garde son job chez Dazed et pilotera notamment un “projet spécial” en collaboration avec Shayne Oliver de Hood by Air, le premier acte d’une vaste série de créateurs invités à servir sous les drapeaux d’Helmut Lang.
Face à ce WTF nomenclatural, Andrew Rosen, directeur général d’Helmut Lang est pourtant formel. “Je ne vois pas du tout ce poste comme celui d’un directeur artistique”, a t-il confirmé au téléphone de Vanessa Friedman du New York Times, avant de poursuivre : “Les directeurs artistiques vont et viennent (alors que) ceci me donne plus de flexibilité”, en référence au nouvel organigramme de la marque.
Et il ne croit pas si bien dire. Rythmé à coups de communiqués de presse souvent laconiques, le mercato mode n’a jamais autant été bouleversé, prenant des airs de jeu de chaises musicales façon Triangle d’Or. D’Alber Elbaz chez Lanvin à Riccardo Tisci chez Givenchy en passant par Clare Waight Keller chez Chloé, les tenors qu’on pensait vissés ad vitam eternam à leur siège consacré ont presque sans exception tous plié bagages, avec ou sans consentement.
Même les maisons à l’empire plus modeste comme Jil Sander voient leurs têtes créatives démissionner (presque) aussitôt qu’elles ont été recrutées. Une instabilité RH qui justifie, entre autres, pour des PDG comme Andrew Rosen, de faire voler en éclats et sans préavis le poste du directeur artistique tel qu’on le connaît. Il n’est d’ailleurs pas le seul.
DE COUTURIER À VISIONNAIRE POLYVALENT
Campagne Versus printemps-été 2017 photographiée par Gigi Hadid
En mars 2016, le tailleur en perte de vitesse Brioni opérait une OPA médiatique en nommant à la direction créative Justin O’Shea, ponte des streetstyles et acheteur en chef de l’e-shop de luxe MyTheresa.com sans que celui-ci n’ait besoin de maîtriser aiguille et patron. En à peine six mois d’exercice, il imposait une nouvelle identité visuelle néo-Metallica à la maison.
Puis, en octobre de la même année, c’est Donatella Versace qui créait une vague de consternation en troquant son protégé Anthony Vaccarello, D.A. de sa ligne bis Versus en fait débauché par Saint Laurent, pour… Zayn Malik, pop star fétiche d’adolescentes connecté à l’univers de la mode principalement par l’intermédiaire son insta-girl et supermodel 3.0 de petite amie Gigi Hadid.
Et si cette dernière nomination n’est en réalité qu’un CDD – Zayn x Versus ne vaudra en réalité que pour deux micro-collections capsule – elle questionne en filigrane – comme celle d’Isabella Burley ou de Justin O’Shea – la définition même de directeur artistique telle qu’on la conçoit encore aujourd’hui.
Autrefois styliste-modéliste, le directeur artistique se voit aujourd’hui consultant, chanteur ou journaliste, entérinant sans détour le déclin d’une ère marquée par l’hégémonie d’un D.A. couturier, croquant ses silhouettes et piquant ses patrons.
Autrefois styliste-modéliste, le directeur artistique se voit aujourd’hui consultant, chanteur ou journaliste, entérinant sans détour le déclin d’une ère marquée par l’hégémonie d’un D.A. couturier, croquant ses silhouettes et piquant ses patrons.
Mué en tête pensante visionnaire au sens du business acéré, l’homme ou la femme que l’on parachute à la tête d’une maison de mode est aujourd’hui davantage choisi(e) pour sa capacité à mobiliser une nouvelle génération de clients versatiles via une stratégie de marque 360 que pour sa virtuosité inégalée de créateur.
Concevoir une identité visuelle pertinente, booster les concepts retail, assurer la transition 3.0 ou encore shooter une campagne percutante : le directeur artistique post-révolution Internet se doit résolument d’être polyvalent à la manière d’un Hedi Slimane époque Saint Laurent, laissant à sa team de stylistes le soin technique de retranscrire en vêtements ses pragmatiques directives dont il assure la cohésion avec force et conviction. “Soit exactement le boulot d’un rédacteur en chef : maîtriser un discours et s’y tenir, de la même façon qu’on le fait dans un magazine”, insiste Andrew Rosen.
«C’est la fin d’un modèle unique et raide. C’est aux dirigeants de gérer les rythmes : il faut passer par des phases de designers stars qui provoquent la rupture – et souvent des difficultés dans l’organisation – et par des phases plus stables, plus sereines. Plus collaboratives aussi”, explique Anne Raphaël du cabinet de chasseurs de tête Boyden dans les colonnes du Madame Figaro, qui rappelle également que ce genre de nominations hors sérail ne date pas d’hier, citant notamment l’influence de Carine Roitfeld, rédactrice le jour et consultante la nuit, sur les arbitrages Gucci sous l’ère Tom Ford.
Campagne Louis Vuitton printemps-été 2017 par Bruce Weber
Un exemple loin d’être isolé, les duos créatif/consultant ayant de tout temps façonné les impulsions artistiques des maisons de luxe, mettant à mal le concept tant fantasmé d’une unique tête pensante omnipotente. On peut ainsi aisément citer les inséparables Nicolas Ghesquière et Marie-Amélie Sauvé qui depuis 20 ans ont redéfini aussi bien la femme Balenciaga que son alter ego Vuitton ; John Galliano et Alexis Roche, amour de toujours ; Raf Simons et Pieter Mulier bien avant même les années Dior ou encore plus récemment le duo belge Glenn Martens et Ursina Gysi officiant derrière le bluffant label Y/Project.
Des dualités fait d’ombre et de lumière en somme, à l’image de celles opérées au seins de jeunes labels aux têtes d’affiche issues de la pop-culture, un pro de la sape se cachant inévitablement derrière ces stars qui s’improvisent designer : Melissa Battifarano pour Fenty de Rihanna ou Nadège Vanhee-Cybulski époque The Row, aka le label new-yorkais fondé par les soeurs Olsen, enfants stars reconverties en “créatrices” de mode adulées.
Faith Connexion automne-hiver 2017
Autre modèle en vogue dans l’inconscient (ou presque) des fashion dirigeants : celui d’une direction artistique collégiale à la Margiela, dont les composantes généralement anonymisées font prévaloir la force créative du groupe sur la notoriété de leurs individualités. Une formule (presque) magique remis au goût du jour par le collectif Vetements puis expérimentée depuis par des labels comme Faith Connexion, l’ex-Balmain Christophe Decarnin supervisant les collections à l’image d’un Demna Gvasalia sans pour autant être auréolé du titre de directeur artistique tant convoité, ou encore comme le suisse Bally qui depuis le départ de son directeur artistique Pablo Coppola a restructuré son studio autour d’un directeur du merchandising, Morad Tabrizi et d’un “collectif créatif” chargé de concevoir les collections.
Et face à l’apparent éternel recommencement de la mode et de ses tendances, c’est peut-être aujourd’hui côté coulisses qu’il faut se tourner pour être témoin des plus profonds bouleversements que connaît l’industrie. Vers une mode moins égocentrique, plus collaborative et fédératrice.