7 ans de bonheur
 

Article publié le 3 janvier 2016

Photographe : Victor Demarchelier
Texte : Thomas Doustaly

C’est un drôle de porte-clés : un gros médaillon en forme de pain de sucre, en plastique noir semi-rigide, attaché à un anneau métallique par une boucle rivetée. Les bords sont dentelés. Les deux faces portent des inscriptions dorées. Côté pile, il est écrit : « Années multiples d’abstinence et de rétablissement ». Côté face, dans un double cercle, deux lettres majuscules stylisées : « NA ». Le logo dessiné par Jimmy Kinnon en 1968 est accompagné d’un ®, en bas à droite.

Quand il se droguait, quand il buvait, il se disait sans cesse « c’est la dernière », « c’est mon dernier ». Mais il n’arrivait jamais à tenir cet engagement vis-à-vis de lui-même, ne serait-ce que pour quelques heures. Ce sentiment d’échec permanent le poussait à consommer encore plus de drogues. Il avait honte non pas de boire ou de se défoncer mais de se trahir chaque jour. Il ne pouvait s’arrêter qu’avec l’épuisement, après des marathons. Les obligations sociales le faisaient switcher : un voyage en avion le contraignait à l’arrêt de la coke, car il avait peur d’en transporter. Juste avant une invitation à dîner, s’il s’y rendait, l’envie de boire baissait. Mais il buvait en avion ; et il sniffait toujours beaucoup avant de sortir. Il avait essayé d’arrêter très souvent. Quand il avait parlé pour la première fois de la cocaïne à son médecin, début 2006, cet homme en qui il avait une confiance totale, le voyant brisé, lui avait dit qu’il ne parviendrait pas à arrêter seul. « Il a raison » avait-il immédiatement pensé. Il avait accepté de se soigner, d’aller à l’hôpital. Trois fois, sans résultat durable. Dans les derniers jours de cette année si pleine de tristesse, il était arrivé aux Narcotiques Anonymes.

Avec NA non plus ça n’avait pas marché tout de suite. Pourtant, dès sa première réunion, la pression avait baissé. Il avait pu pleurer. Il se sentait moins coupable de cette particularité qui faisait qu’il était incapable de se contrôler avec la drogue alors que d’autres autour de lui semblaient pouvoir « gérer » leur consommation. Selon les textes de Narcotiques Anonymes, il était d’une certaine façon « pathologiquement » impuissant face aux produits et à ses comportements compulsifs. C’était la vérité :  l’alcool, la coke et toutes les autres drogues qu’il avait connues avaient toujours été plus fortes que sa propre volonté. Elles étaient destructrices pour lui, mais peut-être pas en général, et certainement pas pour tout le monde. Considérer la dépendance comme une maladie lui avait permis de voir l’abstinence autrement que comme une punition. Sa malchance, c’était d’être dépendant, et il pouvait continuer à râler contre ça. Mais d’un autre côté, s’il acceptait de dire « je suis dépendant », l’abstinence devenait une chance. Il suffisait de se dire qu’il était devenu allergique aux drogues, comme d’autres le sont aux poils de chat ou au lait de vache. Finalement, le traitement était simple, identique dans tous ces cas. Il fallait se tenir éloigner du facteur allergisant.

Plus il s’était défoncé, moins il s’était engagé au service des autres. Avant de découvrir les drogues, il avait contribué au succès d’un journal étudiant, et il avait été objecteur de conscience dans un centre d’archives et de documentations cinématographiques fréquenté par des chercheurs. Il avait aimé les aider, pour préparer un catalogue Lang ou Renoir, pour écrire un livre sur Guitry cinéaste. Même au début de sa consommation, quand elle était encore limitée, espacée, de telle sorte qu’il pouvait tenir ses engagements et défendre une cause à laquelle il tenait, il avait été très militant dans une association activiste de lutte contre le sida. Ensuite, lentement d’abord, puis avec une brusque accélération quand il avait découvert la cocaïne, il avait mis fin à tous ses engagements bénévoles. Son implication dans le couple qu’il formait avec Paul s’était elle aussi désagrégée peu à peu. Il considérait la situation comme établie, il négligeait Paul… Dans les dernières années, il n’était tout simplement plus jamais avec lui à la maison. Paul avait fini par partir peu avant le dixième anniversaire de leur rencontre. Ils s’étaient pourtant promis de vivre leur vie ensemble. Paul était un traître, un lâche. De son côté, l’honneur était sauf. C’était sa version. Seul son propre chagrin comptait à ses yeux, et la trahison dont il se croyait victime.

Quand il consommait, il agissait presque toujours de façon compulsive. Il fonctionnait par obsessions successives, liées pour les unes à la coke – les envies de sexe ou de faire la fête – pour les autres à l’alcool – il mangeait comme un ogre uniquement pour boire des litres de vin rouge. Vers la fin de ces années-là, sa vie était faite de tous ces ingrédients. Il pouvait par exemple être enfermé chez lui depuis trois jours, totalement raide, et être pris d’une envie soudaine de sortir pour aller travailler. Mais il fallait qu’il mange un morceau avant, il était mort de faim. Il descendait au café du coin, il mangeait trop et ça lui plombait le corps. Alors il buvait du rouge pour faire passer. Un pichet de 50, puis un second ; plus un verre parce qu’il avait soif. Et d’autres encore. La suite était toujours la même (la dernière année) : il était complètement saoul, il tremblait, l’alcool faisait remonter les effets de la cocaïne, ça tanguait, ça grattait, il suait beaucoup, son ventre agonisait, il avait des visions… Un jour, sur la banquette en Skaï du Carrousel, il avait pleuré des larmes de sang en essayant de résister à la douleur ; il était resté là le temps qu’il avait fallu, accablé de honte. Il oubliait le bureau, les gens qui l’attendaient. Il remontait lamentablement se coucher, dormir au mieux, mais le plus souvent se connecter à des sites pornographiques et appeler des réseaux téléphoniques. Dormir n’était plus si facile. Il devait quand même appeler le bureau pour dire une nouvelle fois qu’il ne viendrait pas ce jour-là, mais tout le monde le savait. Il était le patron, ça ne posait pas de problème. So to speak. Finalement, puisqu’il était chez lui, il appelait son dealer. Pour 10 grammes ou plus, le mec livrait à domicile. Le scénario était écrit d’avance, y compris sa part de mensonges. Car il savait qu’il se mentait à lui-même quand il se racontait qu’il devait passer par le bistrot pour avoir la force d’aller travailler ensuite. Il le savait qu’il finissait toujours par remonter s’enfermer.

Ensuite, lentement d’abord, puis avec une brusque accélération quand il avait découvert la cocaïne, il avait mis fin à tous ses engagements bénévoles.

Il ne s’était jamais shooté, et il n’avait pas tout pris (pas de crack en particulier). Il avait toujours payé et aimait payer sa drogue, et il considérait qu’il avait une vie plus « digne » que celle de ceux qui volaient ou se vendaient pour du produit. Il buvait du champagne, du vin rouge et de la vodka. Pas de bière. Sa consommation n’avait pas fait de mal aux enfants qu’il n’avait pas. Il n’avait fait de tort qu’à des gens qui l’avaient bien voulu, ou qui du moins s’étaient laissés faire. C’était ce qu’il se disait. Pendant ses 18 premiers mois à NA, il consommait encore, beaucoup même, plus que jamais auparavant malgré de courtes périodes de clean. Il avait ce complexe de supériorité ambivalent qu’ont les cocaïnomanes friqués sur tous les autres junkies, surtout vis-à-vis des héroïnomanes. Ambivalent parce qu’il voyait bien que ceux qui s’étaient shootés à la came étaient tout de même au sommet de la hiérarchie de l’enfer non écrite qui régissait les rapports entre les nouveaux du « programme ». Mais les jours et les mois étaient passés, et il avait entendu des gens dans les réunions raconter la souffrance des joints, des cocktails de médocs, parler de drogues qu’il ne connaissait même pas. De la souffrance des mélanges. C’était la même que la sienne. Exactement la même. Sans hiérarchie.

Cette année-là, la dernière, il ne prenait plus personne au téléphone, même plus Vital, qui avait pourtant fait tant de choses pour lui. À la fin du printemps, Donat était mort. Cette fois il ne pouvait plus garder le silence. Il avait appelé Vital pour lui dire qu’il l’aimait et qu’il était avec lui malgré tout. Vital organisait les funérailles. La France, la terre et le monde allaient venir pour dire adieu au grand homme. « Ne me fais pas le coup de ne pas venir », avait-il dit d’une voix gorgée de chagrin. « J’ai besoin que tu sois là au moins à l’église. C’est important. Je ne te demande rien de plus, ni avant ni après. Je compte sur toi, je ne vais pas te harceler. » La cérémonie avait lieu en bas de chez lui, il n’avait aucune excuse. La veille, un porteur était même venu lui remettre un PM. Le jour dit, il avait mis un costume, il avait contemplé sa pâleur pathétique dans le miroir de la salle de bain, son visage bouffi de vodka, ses yeux morts. Mais il était descendu sans difficulté, avait rejoint sa place dans l’église, embrassé Vital, Betty et les amis. Il était en nage. Il avait pleuré. Au début de l’été, il était entré dans un centre qui ne s’appelait pas encore La Maison de Kate. Le 30 juin, il avait eu un jour clean. Betty lui écrivait. Vital aussi, et il était venu lui rendre visite un jour de grand soleil.

Il avait fêté 30, 60 et 90 jours clean. Sans drogue, sans alcool, sans médoc. Pour ses six mois on lui avait demandé de faire un message en réunion, de raconter son expérience. On l’avait applaudi. Il avait été fou de joie le jour de son premier anniversaire : un an clean, c’était inespéré. Les années étaient passées. Pour fêter ses 5 ans, le soir du 30 juin, il avait invité une vingtaine de copains, d’avant et d’après la drogue, dans une cantine thaï du Carreau du Temple. Ils avaient dîné dehors, c’était joyeux. Quelques jours plus tard, il célébrait une deuxième fois son anniversaire avec Vital, Betty et des amies communes dans un restaurant de la Rive gauche. Après 5 ans clean, on n’est plus considéré comme un nouveau à Narcotiques Anonymes, mais on n’est pas encore un ancien pour autant. Pas tout de suite. Il avait changé de parrain avant d’avoir 6 ans. Il avait changé tout court. Conformément aux suggestions du programme, il écrivait ses étapes et il avait du service en réunion. Il avait un job aussi, et il s’y tenait du mieux qu’il pouvait. Il avait eu des histoires d’amour, mais il les avait gâchées. Il se disait souvent que cet amour-là, c’était fini pour lui. Pour toujours. Il avait ses raisons.

D’amour, pourtant, il n’en manquait pas. Il avait l’amour de Vital, il avait celui de Betty. Il avait des amis, assez peu. Il y avait aussi sa famille. Mais il y avait surtout ses semblables. Ceux de NA. Le jour de la célébration de ses 7 ans clean, il était allé en réunion. Ce soir-là, assis sur une chaise, un parmi d’autres, il s’était senti aimé comme jamais. À la fin, tout le monde s’était levé. Son parrain lui avait remis un porte-clés noir et l’avait serré dans ses bras. Les applaudissements avaient duré un peu. Il avait pleuré des larmes qui n’étaient pas de sang.

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