La paresse va-t-elle sauver le monde ?

Article publié le 3 juillet 2019

Texte : Olivia Sorrel Dejerine.
Photos : Davit Giorgadze.

Cet article et ces photos sont extraits d’Antidote Magazine : Survival printemps-été 2019.

Éloge du travail et de l’activité, culte de la performance, recherche effrénée de la productivité : et si la solution pour contrer ces diktats du monde moderne était de ralentir la cadence et d’en faire le moins possible ? Car oui, choisir la paresse va peut-être nous aider à créer un monde meilleur.

Mi-novembre dernier, l’écrivain Frédéric Beigbeder a profité de la sortie de son dernier livre La frivolité est une affaire sérieuse pour rappeler à quel média voulait bien l’entendre sa ferveur dans la défense de la décroissance, du bio et de la « reconnexion au réel », tout en critiquant violemment la surconsommation et les réseaux sociaux. Cela fait d’ailleurs bientôt deux ans que le chroniqueur mondain, connu pour ses frasques nocturnes et son habileté à courir plusieurs jobs à la fois quitte sa vie médiatique parisienne – la rédaction du magazine Lui, celle de la chaîne de télévision Canal+ et plus récemment sa chronique sur la radio France Inter – afin de « cultiver son jardin » au Pays basque, « travailler moins et vivre mieux » dans le but de « retarder la fin du monde », comme il l’a récemment expliqué au magazine L’Obs. L’envie de relâchement de ce fêtard hyperactif semble bien surprenante, mais trouve un écho dans notre société actuelle qui, obsédée par la croissance et la productivité, nous pousse à en faire toujours plus et à maintenir le cap sans qu’on nous autorise le moindre ralentissement. En réponse à ce diktat du rendement et de l’efficacité, on observe heureusement aujourd’hui toute une série d’options qui nous permettent de réduire l’effort. À y regarder de plus près, des actions telles que s’alimenter, se déplacer ou encore s’habiller ne nécessitent plus forcément qu’on se déplace, ce qui nous permet de nous la couler douce. Désormais, on peut se faire livrer plutôt que de cuisiner soi-même, prendre un Uber plutôt que le métro, se faire prodiguer des soins beauté à domicile ou encore se faire nettoyer ses vêtements par un service de pressing qui vient les chercher directement chez soi. Tout est à la portée d’une main nonchalante munie d’un téléphone, qui ne veut plus s’activer autant qu’elle le faisait auparavant. Et si plutôt que d’y voir un énième nivellement par le bas, se délester de certaines tâches contraignantes qui empiètent sur notre temps libre était le meilleur moyen de survivre à ce monde ? Il est peut-être temps d’adopter un nouveau mantra : la paresse, c’est la nouvelle ivresse.

« Il est peut-être temps d’adopter un nouveau mantra : la paresse, c’est la nouvelle ivresse. »

Si on vous demande de réfléchir à des listes contenant sept éléments (les sept merveilles du monde, les sept mercenaires, les sept nains…), les sept péchés capitaux, dont la paresse fait partie, vous viendront sans doute à l’esprit. Jusqu’au Moyen-Âge, celle-ci se nomme d’ailleurs l’acédie et désigne un état d’apathie particulièrement pesant. Ce n’est qu’à la période de la Renaissance que ce défaut prend le nom de paresse et revêt alors une double signification, comme nous l’indique l’historien André Rauch, auteur de Paresse : histoire d’un péché capital (ed. Armand Colin) : « Il y a d’un côté la paresse douloureuse, celle du matin en hiver lorsqu’on est sous la couette et qu’il faut aller travailler, et de l’autre la paresse délicieuse, celle où on se laisse aller et qui nous fait plaisir ». Alors que jusqu’au XIXe siècle en littérature, on se concentre sur la paresse douloureuse comme dans le roman Oblomov (écrit par Ivan Gontcharov en 1859), mettant en scène un personnage atteint de flemmardise aiguë dont la peur du changement et du mouvement l’empêche d’agir et le fait souffrir terriblement, l’époque contemporaine, elle, préfère mettre en avant la paresse délicieuse et distiller des représentations culturelles venant suggérer, voire affirmer, qu’être oisif et heureux ne sont pas deux concepts antinomiques. Loin de là. En témoigne le personnage de Jeffrey (alias « The Dude ») dans le film culte The Big Lebowski des frères Coen, qui se satisfait pleinement de ses journées passées à fumer des joints, traîner en peignoir dans les supermarchés et jouer au bowling. Néanmoins le plus gai des paresseux, souligne l’historien André Rauch, reste probablement Alexandre le bienheureux, joué par Philippe Noiret dans le film du même nom réalisé par Yves Robert en 1968. Dans cette œuvre, le personnage principal trouve son bonheur en écoutant son propre désir. Ce qu’il fait notamment à la mort de sa femme en décidant de tout plaquer et de se reposer enfin. « Son entourage le qualifie de paresseux, car pour eux ce qui compte c’est de vivre au rythme de la société avec ses horaires, ses tâches, ses projets, mais lui-même ne se perçoit pas comme cela. Il se voit comme quelqu’un d’épanoui, ayant un rapport avec soi totalement parfait. Le mot paresseux ne lui vient même pas à l’esprit », explique l’historien.

Willow : veste, Dries Van Noten.

La paresse, un lifestyle ? 

Être en harmonie avec ses désirs, vivre selon sa propre subjectivité et prendre son temps ne serait donc plus un péché, encore moins un vice, et permettrait ainsi de se retrouver et de survivre à l’agitation environnante. C’est en tout cas ce que défend également l’essayiste et écrivain libertaire britannique Tom Hodgkinson dans L’art d’être oisif dans un monde de dingue (éd. Les Liens qui Libèrent, 2018). Ce dernier appelle, dans ce manuel-manifeste de la paresse, à repenser nos manières de vivre en érigeant en principe tout ce que la société et la morale bannissent : la sieste, la grasse matinée, l’école buissonnière, la contemplation, mais aussi le déjeuner lourd, la gueule de bois ou encore le tabac. Une façon d’affirmer notre propre liberté, selon l’auteur qui a fait de la paresse l’œuvre de sa vie ( il a notamment fondé le magazine The Idler (« L’oisif ») dédié aux « alternatives à la vie laborieuse »). D’ailleurs, sans pour autant nous encourager à arrêter totalement le travail et l’activité, il nous conseille plutôt de cesser d’en être esclaves. Un affranchissement auquel on aspirerait tous, selon le plus mesuré Nicolas Bouzou, co-auteur de La comédie (in)humaine (éd. L’Observatoire, 2018) : « La grande aspiration, c’est de travailler mieux, explique l’économiste. Les gens sont en demande de sens et d’autonomie : le sens parce qu’on ne veut plus “travailler pour travailler”, on veut désormais participer positivement à la construction du monde, car maintenant dans notre société individualiste, nous avons une liberté de choix plus grande que l’on veut aussi retrouver dans le cadre du travail. »

« Les espèces qui ont un métabolisme intense risquent plus l’extinction. Ce n’est donc pas l’espèce la plus active qui survit, mais plutôt la plus languissante. »

Alors comment sortir de l’harassante spirale de notre société qui, depuis la révolution industrielle, relie le travail et une vie d’effort à la morale conventionnelle ? On nous présente le labeur comme une vertu et comme une source de bonheur, mais c’est pourtant dans notre nature d’en faire le moins possible. D’après plusieurs études, nous sommes indéniablement liés à la fainéantise, à l’indolence, à la mollesse ou à ce que l’écrivain et dramaturge français Jules Renard nommait « cette habitude de se reposer avant la fatigue ». En avril 2014, une étude de l’université du Colorado indiquait dans la revue Psychological Science que la pro­crastination, cet art de tout remettre au lendemain, était génétique (et liée à l’impulsivité). Idem la même année où une étude de l’University of Missouri College of Veterinary Medicine révelée dans l’American Journal of Physiology soutenait que la paresse était liée à notre nature. En se penchant sur le sujet, Matthieu Boisgontier, chercheur à l’University of British Columbia, et son équipe, ont conclu également que le cerveau était simplement fait pour choisir l’option qui était la plus facile et la moins contraignante.

Willow : Manteau, Pull et Pantalon, Raf Simons. Chaussures, Camper en collaboration avec Kiko Kostadinov.

D’ailleurs, cette inclination à la paresse et à vouloir mettre notre cerveau sur pause trouve son expression à travers la mode. Le style indoor est plus que jamais en place, les derniers défilés (pyjama satiné chez Bottega Veneta, superposition de déshabillés chez Y/Project ou chemise de nuit ample chez Jacquemus) prouvant que porter son pyjama ou ses chaussons en public n’a jamais été aussi actuel. Quant au lazy dressing (look oversize super comfy) ou encore le nesting (rester chez soi au lieu de sortir et s’amuser), ils montrent également qu’« avoir la flemme » est désormais devenu un lifestyle en lui-même. Une série de tendances qui trouve écho dans le toujours plus populaire « cocooning », concept apparu dans les années 90 et permettant d’échapper, selon André Rauch, à la maladie d’aujourd’hui : le stress. « Le cocooning, c’est le moment où le sujet veut retrouver une sorte de temporalité, une sorte d’immobilité qui permet de diluer le temps, et par conséquent d’occuper la journée ou la soirée à jouir de cet étalement du temps qui est en contraste avec la précipitation du bus, du bureau, etc. C’est dans ce contraste que se situe la jouissance qu’il apporte», commente-t-il. Ce besoin de coupure et de ralentissement expliquerait également l’engouement pour les retraites silencieuses (où l’on ne parle pas pendant plusieurs jours), méditatives, ou encore celles axées sur le sommeil. L’objectif ? Aller au cœur de la nature pour se déconnecter de la réalité, échapper à la turbulence du quotidien, et surtout ne rien faire pour « se retrouver ».

Travailler moins pour durer plus ?

Souvent blâmés et considérés comme un fléau pour la société, les paresseux ne seraient-ils pas au contraire la clé pour la faire tourner de plus belle et par conséquent être à l’origine d’une amélioration plus globale ? En Chine s’est développée l’idée « d’une économie de la paresse », où « les paresseux » aideraient au contraire à booster l’économie. C’est ce qu’indique le récent rapport « Données sur les consommateurs paresseux » de Taobao, principal site web de vente en ligne en Chine qui a étudié ses données de ventes et les profils de ses clients. Ainsi, selon le rapport en question, les Chinois auraient dépensé 16 milliards de yuans (soit 2 milliards d’euros) du fait de leur paresse en 2018, — soit une augmentation de 70% par rapport à l’année précédente —, concrétisée par l’achat de produits pour fainéants comme un casque à canettes pour boire sa bière sans la tenir dans les mains, du shampooing sec, des lunettes spéciales pour regarder la télé allongé ou encore un chapeau-coussin pour pouvoir se reposer n’importe tout. Cette « demande paresseuse » de produits spécialisés a même progressé le plus rapidement chez les personnes nées après 1995, avec une augmentation de 82%. 

Mais au delà de favoriser leur confort en faisant l’apologie du rien, ceux qui prônent la paresse contribueraient aussi à sauver le monde. En effet, réduire notre temps d’activité et de travail serait indispensable pour préserver l’environnement. En faire moins nous permettrait-il ainsi de sauver la planète ? C’est la conclusion qu’en tirent différents chercheurs et économistes qui, depuis plus de dix ans, étudient le lien entre réduction du temps de travail et empreinte écologique. Selon eux, moins bosser nous permettrait d’adopter « un mode de vie écolo et socialement juste ». En 2006 déjà, les économistes David Ronick et Mark Weisbrot ont montré comment la réduction du temps du travail permettait de réduire sensiblement la consommation d’énergie. D’après eux, si les Américains travaillaient moins (au même niveau que les Européens), ils utiliseraient 20% d’énergie en moins. Et si en 2000 le temps de travail aux États-Unis avait été le même qu’en Europe, les émissions de CO2 américaines auraient diminué de 7% par rapport à 1990, soit l’objectif fixé par le protocole de Kyoto… Travailler moins serait donc bénéfique pour la planète, mais quid de la santé de notre économie diront les réfractaires à une baisse des chiffres et du profit ? Contre toute attente, réduire nos heures de travail pourrait s’accompagner d’une création encore plus importante de richesses. Il suffit pour cela, comme l’expliquait l’économiste Michel Santi dans un éditorial publié en octobre 2018 au sein du journal quotidien économique et financier français La Tribune, de laisser place au règne de la technologie, car seule « la technique, les progrès de la productivité peuvent nous permettre d’échapper à la servitude en réduisant drastiquement le temps de travail ». Finalement devenir apathique pourrait tout simplement nous sauver. Une étude sur des mollusques parue dans la revue Proceedings of the Royal Society B en 2018 a notamment montré que les espèces qui ont un métabolisme intense risquent plus l’extinction. Ce n’est donc pas l’espèce la plus active qui survit, mais plutôt la plus languissante. Alors si vous ne voulez pas disparaître tout de suite, sauver la planète et vivre mieux, il va sérieusement falloir penser à prendre vos RTT.

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