L’Ile aux Chiens de Wes Anderson sort ce mercredi 11 avril. Ses héros, une troupe de chiens, sont autant de métaphores de notre société. Entre humour corrosif et réflexions politiques, le film pose aussi la question de la projection de l’homme sur l’animal. Et si l’anthropomorphisme était en réalité la première forme de spécisme ?
Un humour pince-sans-rire et un flegme intellectuel : Boss, incarné par l’acteur américain Bill Murray, est l’un des personnages principaux du dernier film de Wes Anderson. Il apparait dans L’île aux chiens, une oeuvre en animation avec pour héros des personnages canins aux qualités parfaitement humaines.
L’histoire se déroule dans un Japon futuriste dystopique et invite les voix d’Edward Norton et Jeff Goldblum, entre autres, à incarner un gang quasi franc-maçonnique et à quatre pattes, vers le soulèvement de questions identitaires et solidaires. Et si ces incarnations nous paraissent familières, c’est parce qu’elles s’inscrivent dans une tradition ancienne de narrations dites « anthropomorphiques » – ou la projection de qualités humaines sur des corps animaux. Mythologies, contes, communication, marketing, de l’Antiquité à aujourd’hui, les animaux sont employés comme métaphores, allégories et mascottes pour explorer nos vie intérieure et extérieure.
Divinités et symboles
La figurine de Löwemensch (ou « l’homme-lion »), découverte en Allemagne, a plus de 32 000 ans. Les divinités de la mythologie grecque et romaine sont souvent des créatures hybrides, mi-homme mi-cheval par exemple, et jouissent souvent d’une forme de pouvoir sur toutes les vies qui les entourent.
Et plus tard, si les religions monothéistes interdissent l’adoration d’animaux au même titre que celle d’objets tangibles, les contes s’emparent volontiers de cette imagerie. Le Roman de Renard datant de l’époque médiévale, les Fables de la Fontaine, la littérature enfantine de Charles Perrault, transposent tous une morale humaine sur les animaux. Que ceux-ci interagissent avec des gens (Alice au Pays des Merveilles face au lapin en retard), ou au contraire, qu’ils évoluent dans une société parallèle (le Roi Lion), les caractéristiques interactives et physiques de chaque espèce sont filtrées par une codification humaine. On prête des qualités dites animales au quotidien : on parle donc d’être « rusé comme un renard », « malin comme un singe » du chien comme symbole de fidélité, du chat comme signifiant une fierté, du loup comme un danger.
Et cela imprègne la communication actuelle : une imagerie féline est souvent associée au marketing féminin, pour suggérer douceur et sensualité, et des chevaux dans des campagnes de voitures incarnent vitesse et robustesse.
L’anthropomorphisme, une forme de spécisme enfoui ?
La culture internet a largement contribué à remettre à jour la popularité des animaux : les images de chats, sous forme de LOL cats puis de memes deviennent virales. Un félin aux grands yeux est accompagné d’une légende humanisante, un succès assuré selon Joshua Katcher, auteur de Fashion and Animals. Qu’il s’agisse de réseaux sociaux ou de campagnes de mode, cette fascination « perpétue une réception presque primale qu’a l’humain à l’imagerie animale », des frontières troubles entre proximité et domination.
Le problème dans la plupart de ces récits ? C’est qu’afin de respecter un animal, il faudrait réussir à le faire en lui prêtant notre sens de valeurs. Dans diverses sphères de Animal Studies (pan de recherche qui comprend, entre autres, la sociologie de notre rapport aux animaux), on parle même de la « Disneyfication » de notre perception de la faune : on favorisait donc les animaux vers lesquels on pense pouvoir projeter des qualités similaires aux nôtres. Par exemple, il existe aux Etats-Unis des « Bambi-eyed vegetarians » qui ne mangent pas les animaux aux yeux avec des cils (façon Bambi, donc plus porteurs d’émotions)… mais s’autorisent les poulets et poissons, moins touchants selon eux – et perçus comme des vies secondaires.
L’animal aurait donc besoin d’être apprivoisé pour découvrir le bonheur, une relation de dépendance l’extrayant de son contexte biologique lui serait favorable et la fonction première de son existence serait de suivre l’humain.
C’est ce qu’explore tout un numéro de la revue sociétale À bâbord ! dédié à « l’Anthropomorphisme et ses dérives ». L’anthropomorphisme serait une forme de spécisme camouflé, faisant la promotion d’une logique “anthropocentrique” – ou la souveraineté de notre société et de nos normes, intrinsèquement supérieures à celles du monde qui nous entoure. Prenons le cas du conte du Petit Prince de Saint Exupéry. Quand le renard dit « Ma vie est monotone. […] Je m’ennuie donc un peu. Mais, si tu m’apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde… S’il te plaît… apprivoise-moi ! […] Si tu veux un ami, apprivoise-moi. […] Je découvrirai le prix du bonheur. »
L’animal aurait donc besoin d’être apprivoisé pour découvrir le bonheur, une relation de dépendance l’extrayant de son contexte biologique lui serait favorable et la fonction première de son existence serait de suivre l’humain. On peut également relire La Belle et la Bête comme un récit de la toute puissance de l’enveloppe humaine, toujours préférable à toute autre vie. Sans oublier le romain L’histoire de Pi par Yann Martel, ou les zoos sont présentés comme des enclaves de paix pour animaux, dénués de contraintes et de peurs.
Aujourd’hui, le scandale autour de Seaworld Orlando où un orque pensionnaire souffre d’une importante blessure au niveau de l’aileron – s’ajoutant à l’histoire controversée des parcs aquatiques – prouve que la sympathie portée à l’apparence d’une espèce ne garantit en rien l’amélioration de ses conditions de vie.
Et si les campagnes de protection des animaux jouent à renverser ses codes, qu’il s’agisse de Pamela Anderson marquée au feutre comme un animal tué pour sa viande, ou de Cara Delevigne, le corps couvert de motif léopard pour la campagne « I’m not a trophy » qui s’engage en faveur des espèces menacées, le temps est venu de secouer cet ordre et d’accepter notre propre animalité.