Oulaya Amamra : « On chuchote beaucoup, et on ne hurle pas assez »

Article publié le 15 décembre 2022

Texte : Théo Ribeton. Photos : Anthony Arquier. Talent : Oulaya Amamra. Stylisme : Yann Weber. Coiffure : Damien Lacoussade. Maquillage : Marielle Loubet. Coordination mode : Matéo Ferreira. Set design : Iviu Torre. Assistant·e·s photographe : Kevin Drelon et Kim Soumpholphakdy. Production : Aurea Productions. Assistant·e·s production : Amélie Pietri et Raphaël.

 

 

À l’affiche de deux films ces derniers mois (« Fumer fait tousser », de Quentin Dupieux, et « Citoyen d’honneur », de Mohamed Hamidi), dans des registres extrêmement différents qui révèlent toute l’étendue de sa polyvalence, Oulaya Amamra a achevé sa mue et s’impose comme l’une des actrices françaises phares de sa génération.

Le cinéma français cantonne souvent les filles de banlieue à certains rôles ; et quand il les couronne de cette récompense suprême qu’est le César du meilleur espoir féminin, ce n’est parfois que pour les cantonner encore plus, les retenir dans les mêmes partitions éternellement juvéniles, fougueuses, socio-réalistes, qui ont une fâcheuse tendance à stopper leur croissance et à les dissuader d’aller explorer des registres où les esprits paresseux ont cessé de les attendre. Le même sort aurait pu frapper Oulaya Amamra après sa révélation dans Divines et son César du meilleur espoir, quelques mois plus tard. Pourtant, six années après, la native de Viry-Châtillon a fait sauter les coutures du statut qui aurait pu être le sien. Avec Philippe Garrel, qui fut son professeur au Conservatoire dans les premières années suivant son couronnement, elle s’est essayée au drame amoureux (Le Sel des larmes) dans sa forme la plus tragique et la plus pure, devant la caméra d’un orfèvre du genre. Dans Le monde est à toi, de Romain Gavras, elle a trouvé sa place dans un cinéma pop et clippé, loin des standards français, chassant sur les terres de la comédie d’action britannique et du gangsta movie américain. Dans The Little Drummer Girl, elle a collaboré avec le réalisateur de ses rêves et un des plus reconnus au monde – Park Chan-wook. Ces derniers mois, on la retrouve dans Citoyen d’honneur, une comédie du déracinement dans laquelle elle s’essaie pour la première fois au rap ; mais aussi dans Fumer fait tousser, la nouvelle fantaisie absurde de Quentin Dupieux, l’un des cinéastes français les plus courtisés du moment, pour lequel elle enfile une tenue en Spandex de superhéroïne.
ANTIDOTE : Tu es encore aujourd’hui très marquée par le rôle dans lequel on t’a découverte, celui de Dounia dans Divines, réalisé par ta grande sœur, Houda Benyamina. Comment le vis-tu ?
OULAYA AMAMRA : Effectivement, dans la rue on me reconnaît principalement grâce à Divines, alors que c’était il y a six ans. Et en même temps, c’est normal : parce que c’est un rôle principal, déjà, ce que je n’ai pas refait depuis ; et aussi parce que c’est un rôle qui marque, dans une histoire qui marque. Je le vis très bien : c’est un film auquel je dois beaucoup. Sans Divines, ma vie ne serait pas la même aujourd’hui, et on ne ferait sans doute pas cette interview.
C’était un personnage qui était, selon tes dires, loin de toi, et qui en même temps s’est un peu substitué à toi. Est-ce que ça a créé un malentendu ?
Oui, et ça en a surtout créé un en moi. J’ai mis du temps à me reconnecter à qui j’étais. On a préparé le film pendant un an et demi, puis on a tourné deux mois, donc c’était presque deux ans de ma vie. Deux ans à penser comme elle, à me mettre en totale identification. Dounia n’est jamais complètement partie. Je l’ai souvent raconté : j’ai été virée de mon école alors que je n’avais jamais eu de problèmes de discipline auparavant. Ma mère m’a dit : « Je veux qu’on me rende ma fille ! ». C’est le passage au Conservatoire, ensuite, qui m’a permis de la mettre à distance, de la déconstruire. Mais c’est un personnage dans lequel je me sentais vraiment à l’aise ! Elle n’avait peur de rien, elle rêvait grand, tout était possible. Je l’enviais, en fait.
Oulaya Amamra : Tenue, Louis Vuitton.
Est-ce qu’il y a d’autres personnages qui, de la même manière, font encore partie de toi aujourd’hui ? J’ai notamment entendu parler de Toinette du Malade imaginaire de Molière…
Oui ! C’est un personnage que j’ai découvert en même temps que le théâtre, à 12 ans, à la Comédie-Française, joué par Catherine Hiegel. Des années plus tard, ma sœur a décidé de la mettre en scène. Et au Conservatoire, aux trois tours, j’ai joué trois scènes différentes de Toinette. Je n’avais pas envie de faire semblant d’adorer autre chose. C’est un personnage d’effrontée qui n’a pas peur de l’autorité et qui est extrêmement maligne. Et elle a toujours plusieurs choses à jouer à la fois, parce qu’elle fait des confidences au public tout en se jouant de son maître, Argan.
Tu as une formation assez académique ?
Oui, je n’ai pas vraiment eu le choix. J’ai commencé la danse classique à quatre ans, parce que ma mère pensait que c’était une base pour toutes les danses. Je n’ai pas eu beaucoup plus le choix ensuite en ce qui concerne le lycée privé catholique dans lequel on m’a inscrite, ou les compétitions de natation. Quand j’ai pu faire ce que je voulais, j’ai arrêté et j’ai fait du cinéma. Aujourd’hui, je ne regrette pas tout ça, je remercie même ma mère : quand j’ai dû faire du dancehall dans Fragile, ou quand j’ai dû jouer une chef d’orchestre récemment, cette rigueur du corps m’a beaucoup servi.
Comme tu le disais, tu n’as plus joué de premier rôle depuis Divines, mais beaucoup de seconds rôles avec des grands cinéastes : Philippe Garrel, André Téchiné… Pourquoi ?
Pour moi, il n’y a pas de petits rôles, il n’y a que des acteur·rice·s qui peuvent tout rendre grand. Dans Mean Streets, De Niro a un second rôle et pourtant, on ne voit que lui. Il y a parfois encore plus à jouer dans un second rôle que dans un rôle principal. Au second plan, on est souvent dans une position qui permet de s’amuser, de tenter des choses. Et puis j’en ai lu des rôles principaux qui ne m’ont pas animée, avec des choses que je n’ai plus envie de faire : une fille de banlieue, une terroriste… J’ai envie d’étoffer ma palette et ces partitions secondaires me permettent de le faire.
Comment t’es-tu retrouvée dans Fumer fait tousser, de Quentin Dupieux ?
Il m’a envoyé son scénario directement. J’ai trouvé ça hyper-drôle et original. Je n’ai pas envie de spoiler, mais ce sont des sketches, unifiés par une histoire de bande de justicier·ère·s, dont je fais partie. C’est vraiment une expérience, notamment du fait que c’est lui qui cadre et qui monte, donc ça établit vraiment un rapport direct. Tous·tes les acteur·rice·s ont envie de travailler avec lui en ce moment. On sent qu’il a la faculté de faire des choses très atypiques avec tout le monde, que tous·tes les acteur·rice·s sont modifié·e·s par lui : Anaïs Demoustier dans Au poste !, Adèle Exarchopoulos dans Mandibules
Qu’est-ce que vous alliez chercher sur le plateau ? De la pure comédie ou de la bizarrerie ? Le film est très étrange et en même temps, sur le papier c’est presque un sketch des Nuls. À quel moment est-ce que l’étrangeté advient ?
Je crois qu’on était très engagé·e·s dans le fait de jouer très sincèrement quelque chose de vraiment absurde. Il n’y avait pas d’ironie. On était pleinement ces Power Rangers, on était à fond, et parce qu’on y croit, ça devient drôle. Si on les joue comme des débiles, si on se moque d’eux·elles, ça ne tient plus. Il y avait quand même des situations… Tomber amoureuse d’un rat qui bave doublé par Chabat, le plus sérieusement du monde, c’est particulier. Et Chabat était sur le plateau, il faisait la voix et la marionnette ! C’était une vraie situation de théâtre. C’est pour ça qu’on y croit.
Oulaya Amamra : Tenue, Louis Vuitton. Sac Dauphine Garden, Louis Vuitton.
Peux-tu parler de ton rôle dans Citoyen d’honneur ?
Malgré mon admiration pour Mohamed Hamidi, dont j’avais beaucoup aimé La Vache et Né quelque part, je n’ai pas accepté tout de suite, car je n’étais pas sûre de sentir la raison pour laquelle il me voulait. Et puis finalement, c’est l’exercice du rap qui m’a donné envie d’accepter. J’ai beaucoup écouté de rap, je suis assez fan de Diam’s depuis toute petite. Pendant le tournage, ma sœur Houda Benyamina tournait son documentaire avec elle (Salam) et je lui envoyais des vidéos de mes répétitions pour qu’elle me donne des indications. Je me suis beaucoup inspirée de son dernier titre, Si c’était le dernier. On a travaillé avec le trompettiste Ibrahim Maalouf et j’ai commencé à rapper dessus.
Le film raconte l’histoire d’un écrivain qui revient dans son village d’Algérie pour y être honoré après avoir reçu le prix Nobel de littérature. Est-ce que c’est une question qui t’importe, les origines, les racines ?
C’est loin de moi. J’allais au Maroc en vacances l’été, quand j’étais petite, maintenant, beaucoup moins. Mais ce n’est pas chez moi. J’ai grandi ici. Mon père a vécu la guerre d’Algérie, c’est évidemment riche d’histoires pour moi, mais je crois que je ne m’en rends pas encore bien compte. Je n’ai pas encore vraiment creusé ce passé, ça m’intéresse, mais j’ai peur de découvrir des choses atroces ! Je sais qu’un jour, je vais le faire. Jouer dans ce film, c’était une manière d’entamer ce mouvement.
Est-ce qu’on peut déjà parler de Toutes pour unes, la version féminine des Trois Mousquetaires actuellement montée par ta sœur, Houda Benyamina ?
C’est encore très prématuré. Le film va se faire. Je pense que c’est très différent de ce qui se fait à côté [le diptyque des Trois Mousquetaires par Martin Bourboulon, adaptation plus fidèle et très richement produite du roman de Dumas avec François Civil, Vincent Cassel, Romain Duris, Pio Marmaï, NDLR]. Mais c’est très difficile d’en parler à ce stade…
Tu fais partie d’une génération d’acteur·rice·s qui dégage une impression de grande solidarité, de grande camaraderie, comme si le temps des rivalités assassines entre artistes, c’était du passé. Est-ce que tu ressens cette forme de bienveillance collective ?
Ma sœur a créé l’association 1 000 Visages, qui aide des jeunes issu·e·s de banlieue et de milieux ruraux à accéder à ces métiers. C’est par là que j’ai commencé et il y avait déjà une grande entraide. J’y donne encore des cours aujourd’hui, je détecte des jeunes pour leur présenter des agents. Avec tous·tes mes ami·e·s acteur·rice·s, on s’appelle dès qu’il y a un casting. Quand quelqu’un n’est pas disponible, il·elle recommande quelqu’un d’autre. Il n’y a pas de compétition. Mais la raison, c’est aussi qu’il y a beaucoup de projets ! Avec Netflix, Amazon, Apple… il y en a 15 qui se lancent par mois. Il n’y a pas lieu de se tirer la bourre. À titre personnel, j’ai moins peur de ne pas travailler. On est dans un écosystème différent, foisonnant, très généreux et les frontières ont été totalement abattues : tout le monde passe du cinéma à la télévision et aux plateformes.
Oulaya Amamra : Tenue, Louis Vuitton. Sac Hobo loop monogram, Louis Vuitton.
Quand tu étais petite, ou adolescente, y avait-il une actrice ou un acteur que tu rêvais de devenir ?
C’étaient plutôt des hommes en fait, surtout Robert De Niro. J’étais fascinée par son jeu et surtout, par ses choix de rôles. Al Pacino aussi, ce qui s’est d’ailleurs confirmé parce qu’il est venu nous faire une masterclass au Conservatoire, lors de laquelle il nous a beaucoup parlé de théâtre, du fait qu’il ne fallait surtout pas lâcher le théâtre. Ce qui m’inspire beaucoup chez ces mecs, c’est aussi l’énergie, l’énergie de créer son destin. Comme Depardieu, qui lisait des livres de la Pléiade en faisant l’aller-retour d’un terminus à l’autre du métro pour rattraper d’un coup toute la culture littéraire qu’il n’avait pas, puis qui allait supplier les réalisateur·rice·s de le prendre. On te dit non, tu forces, tu pousses. C’est ça qui m’inspire.
Tu as plusieurs fois mentionné en interview ton goût pour les extrêmes, les cinéastes du corps, de la douleur, Lars von Trier, Michael Haneke… Est-ce que tu as du mal à satisfaire ce désir en France ?
Complètement. Je trouve que les projets que je lis sont souvent très polis. On ne se défait toujours pas de la culture du happy end ! Pas tout le temps, évidemment – il y a des projets comme Divines. Mais j’attends toujours le deuxième Divines de ma carrière. Je ne dénigre bien sûr pas mes autres films, qui ont tous leur identité propre – Quentin Dupieux ou Romain Gavras (Le monde est à toi) ne sont évidemment pas des réalisateurs académiques. Mais le registre dans lequel s’inscrivait Divines, finalement, je n’y suis pas encore vraiment retournée. Il y a une actrice, je ne citerai pas son nom, qui me disait récemment : « J’en ai marre de chuchoter dans les films. » C’est un cliché, mais c’est vrai qu’on chuchote beaucoup. Et on ne hurle pas assez.

Oulaya Amamra : « On est dans un écosystème différent, foisonnant, et les frontières ont été abattues : tout le monde passe du cinéma à la télévision et aux plateformes. »

Qui sont les noms qui te feraient le plus envie pour satisfaire ce besoin d’extrêmes ?
En France, Julia Ducournau, par exemple. Elle a changé beaucoup de choses. Elle a sorti le genre de son ghetto. Quand j’ai vu Grave, j’ai pris une vraie claque. Et j’ai été très étonnée qu’on la récompense peu, alors qu’il se passait quelque chose de vraiment rare. Mais c’est sans doute à cause de l’esprit un peu snobinard des Français·es, justement. Mon désir de cinéma se tourne beaucoup vers l’étranger. Jordan Peele (Get Out), par exemple, j’adore. J’aimerais beaucoup travailler avec lui, même s’il fait surtout travailler des acteur·rice·s noir·e·s. Park Chan-wook, j’ai eu la chance de travailler très brièvement avec lui, avec un rôle de quasi-silhouette dans The Little Drummer Girl. Mais pour moi aussi, il incarne ça.
Ça fait maintenant cinq ans que ta vie a basculé avec le César du meilleur espoir féminin pour Divines. Où est la statuette aujourd’hui ?
Chez ma mère, dans son entrée. Mais maintenant, j’ai un projet avec, je ne sais pas si ça se fait d’en parler… En fait en ce moment je suis obsédée par le bleu Klein, et j’ai trouvé un mec qui veut bien me la peindre en bleu. Je suis choquée de le dire !
Oulaya Amamra : Tenue, Louis Vuitton.
Pourquoi ? Kechiche a bien fait fondre sa Palme pour vendre l’or et financer la post-production de Mektoub My Love
Oui, mais c’est pour l’art… Non, mais je devrais assumer, au fond elle est à moi. C’est sans doute une manière de la rendre encore plus à moi, vraiment unique. C’est une couleur qui me fait énormément de bien. Je crois que je la verrai un peu plus.
Est-ce qu’il y a eu des aspects négatifs à cette expérience, le fait d’être césarisée ?
Franchement… non !

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