Nuit de Tangier

Article publié le 15 novembre 2014

Tangier la nuit, c’est toute la mémoire du cinéma qui revient, mais aussi les fantômes de Burroughs, Bowles, Truman Capote… Encore faut-il avoir Larbi Yacoubi comme guide. Celui qui fut le décorateur et le dandy de cette ville, qui a travaillé avec David Lean, Martin Scorsese, s’enfonce une fois encore dans les cabarets de Tangier. Et puis Philippe Azoury nous mène jusqu’au bout de la plus nocturne des nuits. 3 heures 30 du matin, fin de partie.

À Tangier, Philippe Azoury rencontre une légende du cinéma, Larbi Yacoubi, qui fut le décorateur de cette ville. Ça commence avec des histoires de fantômes, ça finit au Monocle. Visite guidée dans la plus nocturne des nuits.

Rien n’empêchera cette nuit de Tangier de commencer par un début d’après-midi. Il est 14 heures quand je suis attendu chez Larbi Yacoubi. Larbi Yacoubi fut le plus grand décorateur de cinéma marocain (travaillant avec David Lean sur Lawrence d’Arabie ou sur La Dernière Tentation du Christ de Scorsese), il est aussi un homme de théâtre complet (acteur, décorateur, directeur de salle). À 83 ans, il ne quitte quasi plus sa maison de style colonial : l’âge le cloue là, devant une télévision qu’il regarde recouvert d’un drap de laine épaisse. Il se plaint de temps à autre du froid mais il ne fait pas froid. Il se plaint de cette télévision française idiote mais je sais qu’il ne la regarde pas : le théâtre qu’il contemple du soir au matin est celui de ses souvenirs, du temps où Tangier était l’Interzone.

Cette ville internationale, il en fut à la fois le décorateur et le dandy. Il se souvient du cinéma du grand Socco, qui s’appelait le Rex, puis le Rif et qui aujourd’hui abrite la belle Cinémathèque de Tangier. Ce cinéma imposant, royal, qui délimitait la frontière entre la médina et la ville moderne, entre la casbah et la vie moderne, celle des voitures et des bars, était le rendez-vous obligatoire des débuts de soirées – la soirée n’est pas encore la nuit, mais il faut bien une soirée pour lancer la nuit et pour cela Dieu inventa le cinéma, n’est-ce pas ? « Le Rex, dans ses débuts, était fréquenté par une classe importante : Tangier était internationale, et la salle reflétait bien cela. Les films passaient rarement en arabe, par exemple. Ce fut un événement lorsqu’au Rex on passa pour la première fois un film égyptien – dans mon souvenir, ce premier film égyptien s’appelait Le Jour Heureux : une histoire d’amour, de chagrin, de pleurs… Et Le Jour Heureux fut un événement car pour la première fois le “Mendoum” (celui qui concrètement remplaçait le roi) de Tangier autorisait les femmes à aller au cinéma. Avant cela, celles qui allaient au cinéma étaient des occidentales. Les Marocaines n’y allaient pratiquement pas. Nous étions en 1950, ou 1951, les Espagnols étaient partis, la ville était devenue internationale, la question de la nationalité comme la question de la religion ne se posait pas. Nous vivions ensemble. Les choses ont commencé à changer avec l’indépendance.
L’horaire qui était le mien c’était la séance du soir, de 22 heures à minuit. À 17 heures ça ne fumait pas dans la salle car les très jeunes ne fumaient pas à cette époque-là ; la cigarette était le privilège des grands. Au Rex j’aimais fumer des Craven A. C’était la cigarette à la mode, les cigarettes à l’anglaise avaient beaucoup d’adeptes. Le Rex représentait le luxe : son emplacement, son hall, son entrée, son architecture ; il y avait un petit bar où l’on pouvait siroter un café. Dans la salle, un rideau de velours rouge, à l’italienne. Les gens se tenaient bien au Rex, salle chic, alors qu’à l’Alcazar, une salle populaire dans le quartier espagnol, les gens s’interpellaient, en venaient aux mains, crachaient… Non, au Rex, Il fallait venir cravaté, bien peigné, en costume. La prestance du lieu imposait cela, naturellement. Je n’étais plus à Tangier quand le Rex s’est appelé le Rif, je vivais à Paris. Non, décidément, je n’étais plus à Tangier quand le Rif est devenu un cinéma dangereux, et tant mieux car ça m’aurait affligé. »

Le cinéma fermant vers minuit et demi et Larbi Yacoubi ayant une solide réputation de noceur élégant et jusqu’au-boutiste, on rêve d’avancer plus loin dans la nuit avec lui : « Vous savez, j’ai mûri à Tangier dans une folie totale. Tout le monde veillait dans cette ville. Les sorties commençaient tard, tout le monde se préparait pour le soir. Nous étions toute une bande, on se rencontrait au Café de Paris, puis apéritif au Dean’s Bar, qui est encore là, dans une petite rue derrière le Grand Socco. Le Dean’s était un endroit huppé à l’époque, la rumeur aujourd’hui le désigne comme ayant été le bar des espions, mais tout Tangier était un nid d’espions. Au Petit Socco qui pouvait réellement prétendre savoir à côté de qui nous étions assis ?
Lorsque le film finissait, vers minuit, nous allions prendre un autre verre au Parade Bar, qui était en face du cinéma Mauritania. Le Parade, quel nom délicieux, était un bar qui ressemblait à une petite maison campagnarde chic. Les Anglais, les Français et les Marocains se rencontraient là. Du Parade, on partait en bande au cabaret, souvent dans un vieux cabaret espagnol qui était près du port qui s’appelait La Marchica, où une vieille Espagnole délabrée chantait des chansons cochonnes : ça faisait rire tout le monde. À six heures du matin, on rentrait en s’arrêtant au Petit Socco prendre un « carillo », un café avec du cognac. On croisait ceux qui se levaient pour aller à la mosquée. Nous étions toute une bande, les Gamal, Fouad Bouzekri, une joyeuse bande qui n’est plus joyeuse… »

Fatalement, comme les autres, sans originalité aucune, désolé, j’en viens à demander à Larbi Yacubi s’il a croisé ceux pour lesquels aujourd’hui toujours, les Occidentaux font le pèlerinage jusqu’à Tangier par ferries entiers : les Burroughs, les Paul Bowles, les Genet – tous ces fantômes qui collent à Tangier comme l’ombre au minaret. « Avec Bowles, nous étions amis, oui je crois. Burroughs était plus distant avec le monde, tout le temps habillé de noir, avec un grand chapeau anthracite. Burroughs, les gens l’invitaient moins, il n’était pas très sociable, caractère farouche, cassant à sa manière, avec douceur. Bowles n’était pas moins cruel. Je me souviens que Jane Bowles avait un chat, énorme, on l’aurait cru croisé avec un lynx, et une nuit j’ai vu Paul pousser le chat alors qu’il se prélassait à la fenêtre. Le chat est mort sur le coup, Paul avait fait cela uniquement pour faire du mal à Jane. Ha ! Ha ! C’est peu de dire qu’ils avaient de drôles de relations. Kerouac et Ginsberg étaient surtout des amis de David Herbert, le décorateur et chanteur de cabaret, celui que l’on surnommait “la reine sans couronne de Tangier”. À travers David, tout le monde se rencontrait pour un pique-nique à la plage, déserte à l’époque. Truman Capote venait souvent à la playa. Celui qui ne fréquentait que les Marocains, c’était Genet. Pour lui, c’était une position morale. »

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Le jeune serviteur marocain me raccompagne alors que sur le vieil écran de télévision passent des archives d’Yves Mourousi, présentant le 13 heures au côté d’Iggy Pop. Et en remontant vers la ville moderne, j’enrage de ne l’avoir pas interrogé sur Patrick De Laurière, « El Dandy del monte ». Fréquentait-il ce garçon qui donnait à partir des années 50 et jusqu’à sa mort en 2010, des bals costumés dans sa villa de Tangier, la Villa Marcelle, située sur la vielle montagne, et où il séjournait tous les étés depuis l’enfance ? Dans un petit livre de Marc Boisseuil, on peut voir des polaroids de Patrick de Laurière tour à tour enveloppé d’une gandoura, portant le costume de son ancêtre, écuyer de Marie-Antoinette, ou tout simplement déguisé en Empereur de Chine – pour une « soirée Puccini ».
Il est 19 heures lorsque je rejoins le Dean’s Bar, l’antique rendez-vous des espions ouvert en 1937. Une enseigne 33 Export, visible depuis la rue, signale qu’on y sert de l’alcool. C’est comme une exception dans Tangier la marocaine, cette ville internationale quand ça l’arrange, où tout est possible après tant d’années à avoir appris à fermer les yeux sur ce qui l’offusque. C’est marrant, les principes. Ils sont ici comme les fantômes, tout le monde en parle tout le temps mais personne ne les voit jamais.

Il fait nuit tout le temps au Dean’s Bar. Il suffit de pousser le rideau de perles qui lui sert de passage pour atteindre immédiatement le cœur même de l’obscurité, la lumière du secret. Bar sans fenêtre où le barman ne vous demande rien, où il suffit de s’asseoir pour recevoir à toute heure la même chose : une bière et une toute petite assiette de paella maison, en guise de tapas. Sunny et Laurence, en sarouel Dior Homme dix ans d’âge, reviennent de Joujouka où elles ont passé deux jours dans le village à écouter jouer les musiciens de flûte hypnotique qui ont émerveillé Brian Jones à la fin des années 60. Frank Rynne, un érudit irlandais, ancien chanteur punk, spécialiste de Burroughs et homme d’affaires des Joujoukas se joint à nous. On parle de Jeffrey Lee Pierce, d’Herbert Huncke et d’Ira Cohen, comme si ces choses-là allaient de soi, parler de Jeffrey Lee Pierce, d’Herbert Huncke et d’Ira Cohen dans un bar de Tangier.

Le Dean’s Bar a toujours été une frontière entre le monde réel et l’Interzone fantasmatique chère à Burroughs, un passage des voies mortes où l’on évoque les légendes comme si elles étaient encore là, présentes, se tenant à une table ou deux de nous. Je ne comprends toujours pas comment Jim Jarmusch a pu filmer Tangier sans en passer par là : « Je t’assure, personne ne m’a montré ce bar, Philippe, sinon je m’en serais souvenu… » Cher Jim, je crois que je préfère le Dean’s en hiver, car je n’aime pas, comme ce soir, en ressortir et devoir affronter la lumière du jour, qui ne tombe pas avant dix heures et demie du soir, en été, tout le monde sait ça. Et je me fous de ceux qui pensent que Tangier a changé, qu’elle s’est bétonnée. Tangier est un endroit moche, il y a un milliard d’endroits plus beaux dans le monde, mais Tangier continuera longtemps d’attirer des romantiques lettrés parce qu’une pâtisserie, même grasse, servie à La Porte, aujourd’hui encore, n’a pas le même goût si on sait que Burroughs corrigeait là chaque matin les pages qu’il avait rédigées dans la nuit du Festin nu. Il y a un ridicule assumé à déambuler dans ces rues du quartier espagnol du matin au soir à flairer des traces effacées depuis longtemps, et c’est le même ridicule qui poussait Strindberg à arpenter le cimetière Montparnasse une fiole à la main pour y capturer l’âme flottante des grands morts.

Des morts, il y en a trop à saluer ce soir alors que je longe l’hôtel El Minzah, oh Winston Churchill, vous ici, Francis Bacon quelle surprise, jusqu’au Café de Paris, ce monument coupé en deux. Comment ça, en deux ? Devant, la terrasse. Mondaine, petit théâtre de la société tangiroise, ses expatriés, ses visiteurs, ses intellectuels locaux, ses opposants au régime, ses snobs. Derrière, une première salle, éclairée, familiale, ennuyeuse. Puis, magie, la seconde salle, celle dont la sortie donne sur une discrète rue en pente. Cette salle est noirâtre, une télévision à peine l’éclaire, qu’une cinquantaine d’hommes regardent en silence des heures durant, plantés devant un café au lait, et cela parce que sont dispatchées à plusieurs endroits de la salle, quelques prostituées épaisses, vêtues de gandouras pistache ou roses, la capuche rabattue pour laisser vivre leur chevelure blonde décolorée. Dès huit heures du matin et jusqu’à deux heures à peu près, elles sont là, assises, à leur envoyer des œillades. Pas un mot, pas un échange, très peu de va-et-vient. Il me semble qu’elles font du eye contact à des automates dont on aurait oublié de changer les piles.

Passant devant la Place des paresseux, ou la Place des canons, c’est comme on voudra, je vois l’enseigne du vieux cabaret le Monocle dans la petite rue qui remonte. « Mais voyons, Il est encore trop tôt pour le Monocle », me susurre l’ange qui me protège. Mais il n’est pas trop tôt pour le Romero. Restaurant-Bar, dit l’enseigne. Ha bon ? Je n’ai jamais vu quiconque y manger leur soi-disant poisson. Le Romero est surtout le bar le plus dangereux de Tangier, le plus pourri, le plus malfamé. Un bordel inimaginable. On pousse la lourde couverture qui lui sert de porte, qui en recouvre les activités et au passage amortit de nuit comme de jour le son de la musique arabe jouée au maximum dans le bar, et on hallucine : c’est l’intacte reproduction du bar à marin des années trente, tel qu’on pouvait le voir à Marseille, à Barcelone ou à Alger. Salle riquiqui, encaissée, deux alignements de tables, des rambardes de bois sur lesquelles s’asseoir et des piliers contre lesquels s’adosser : là, toute une faune de types abîmés, saouls vingt-quatre heures sur vingt-quatre, payent des bières à des filles qui n’ont pas vu le jour depuis des siècles, moulées dans des jeans neiges, la poitrine bondissant du tee-shirt fuchsia, les manches en retroussé froissé, les yeux supra maquillés, avalant des chewing-gums par poignées pour masquer l’odeur de nicotine et d’alcool.

Au Romero, bar à zombies, vient régulièrement un gros nounours sentimental qui ressemble à un molosse ou à un milicien traumatisé, il fixe la salle et entre dans une colère noire, serre les poings et fait semblant de frapper toute personne qui s’approchera des deux ou trois filles dont il est simultanément amoureux. Nounours renverse les tables et les verres, ça fait rire tout le monde et le serveur, une espèce de ouistiti minuscule habillé en livrée, le fout dehors sous les insultes des filles. Dehors, il y a toujours trois ou quatre mecs arrimés à des téléphones portables, affairés à on ne sait quoi. Parfois, on les voit monter rapidement par les escaliers sales de l’immeuble mitoyen, ceux qui donnent sur l’Internet café. Là, sur des ordinateurs loués 10 dirhams de l’heure (1 €), ils font semblant d’envoyer des ordres. Autrefois, pour diriger leurs affaires courantes, ils n’avaient qu’à traverser la rue et descendre quelques mètres plus bas au Lutetia, à ne pas confondre avec l’autre, qui fut l’hôtel borgne le plus ahurissant du monde arabe, où dans la « salle de bal » et dedans les escaliers squattaient en permanence des filles et des types armés jusqu’aux dents, avant que la police, il y a cinq ou six ans, fatiguée de faire des descentes toutes les semaines dans l’endroit pour y serrer les filles pour prostitution, leurs souteneurs pour trafic de drogue et les clients occidentaux pour comportement illicite, a fini par expulser tout le monde. Maintenant, ce Chelsea Hotel tangérois pue l’ennui et le vieux à demi-aveugle d’hypocrisie qui lui servait de portier songe à poser sa retraite. On dit même qu’il leur arrive d’accueillir de vrais touristes.

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