Le contre-ténor détonne par ses tenues iconoclastes, sa voix hors du commun et sa volonté de faire tomber les à priori. Ainsi, il remet la musique classique au premier plan d’une culture engagée.
« Un castrat non castré, une voix envoûtante allant de la basse-baryton aux hirondelles fleuries d’une mezzo” : Voici comment se décrit Matteo El Khodr, chanteur d’opéra contre-ténor d’origine Turque et Grecque et élevé au Liban. Aujourd’hui, il introduit l’opéra au monde arabe, imagine un croisement des mondes, auquel il injecte un message queer défendant une liberté absolue.
Comment votre carrière a-t-elle commencé ?
J’avais neuf ans et j’adorais imiter les voix et les chansons des héroïnes de Disney – la Belle au Bois Dormant, la Petite Sirène, uniquement des personnages féminins. Cela faisait rire ma famille, je chantais juste, mes parents sont très ouverts. Ce sont de vrais mélomanes. Ils m’ont trouvé doué, m’ont poussé à faire de la musique, à faire du piano dès le jeune âge avant de m’inscrire au conservatoire. Pourtant, je n’ai pris des cours de chant que beaucoup plus tard, une fois ma carrière enclenchée. Tout a commencé lorsque j’ai chanté Nessun Dorma de Puccini pour ma famille, dans un restaurant à l’occasion de l’anniversaire de mon père. C’est là que j’ai été repéré par des gens de l’industrie. Peu à peu, je suis arrivé chez Universal et c’est à ce moment que j’ai pris des cours de chant afin d’acquérir une base technique solide, loin d’un parcours autodidacte. Ma mère est devenue ma manager pour le Moyen Orient. Je ne m’y attendais pas, moi qui pensais enfant devenir archéologue !
Votre look change radicalement des costumes que l’on associe aux performances d’opéra, est-ce un choix conscient ?
Je vis et mène ma carrière de façon très personnelle, très authentique. Je ne montre que moi-même : je suis gay, je ne m’en cache pas, je n’hésite pas à mettre du maquillage ou porter un pantalon en cuir sur scène, avec un chemise du 18ème siècle. J’espère ainsi élargir les attentes autour de la musique baroque. Je joue également sur le côté oriental : à cette tenue je rajoute du khôl acheté dans le vieux souk de Doha et enfile une Abaya par dessus ma tenue.
Est-ce que vous explorez ce mélange entre Orient et Occident dans votre musique ?
Oui, j’ai notamment introduit des instruments typiques de la musique arabe comme le Oud dans des orchestres baroques, car ce style a beaucoup de sensibilités communes avec la musique orientale. Je chante beaucoup d’airs arabes en opéra, des chants de la grande Fairuz, que j’adore et dont les chants ont bercé ma jeunesse. Je suis même en train de recomposer un orchestre entier où j’incorporerai les deux cultures dans la totalité du répertoire.
Comment est-ce que votre travail est reçu au Moyen-Orient ?
J’ai été très agréablement surpris de faire salle comble à Doha, d’avoir une standing ovation du public. Car après avoir écouté du Vivaldi, du Purcell, du Haendel, je ne m’attendais pas à ce qu’ils soient épris de ces mélodies. L’opéra n’est pas caractéristique de notre culture. Au début, quand je commençais à chanter, le public pensait souvent entendre une voix de femme, et en réalité c’était moi… Cela surprenait, mais finalement les gens se laissaient emporter.
Travaillez-vous autour de la visibilité LGBT au Liban ?
Oui, je pense à la visibilité et l’expression gay à beaucoup de niveaux : à la Cité de La Musique à Paris, j’ai fait l’opéra Apollon et Hyacinthe, l’opéra homosexuel de Mozart, qui a très bien été reçu par la critique.
Et puis, comme je l’évoquais, je me dis ouvertement gay et je ne m’en cache jamais dans les médias. J’ai participé à la première gay pride du Moyen Orient. C’était un vrai festival, une semaine de marche des fiertés avec des cours, des ateliers, des présentations : des drag queens montraient comment se maquiller, des personnes transgenres parlaient de l’aspect psychologique de leur coming out… Dans mon travail, je fais de nombreux clins d’oeil à la culture gay. Que ce soit par mon maquillage, une boucle d’oreille ou par la mise en scène. Aussi, ma voix est devenue une forme de revendication. On m’a dit :« Tu as des couilles ? Nous on a vu le film Farinelli, t’es comme ça ? ». Mais malgré tout, la beauté et le chant triomphent.
« L’opéra ne doit pas rester dans son écrin mais évoluer avec son époque – tout comme ses chanteurs ! J’essaye donc de prendre soin de mon apparence, je fais du sport, je vais en boîte, je suis de mon époque. »
Le milieu de l’opéra est-il machiste ?
Il l’a beaucoup été, oui, mais ça a énormément évolué. Les hommes prenaient auparavant tout l’espace, mais les femmes ont vraiment su s’affirmer, développer des carrières majeures et ultra-professionnalisées. Maria Callas a été la première, et a été suivie par beaucoup de figures comme Cécilia Bartoli par exemple. Le milieu est très mixte aujourd’hui, la question du genre est moins présente, plus souple : les voix androgynes sont très appréciées, les hommes se travestissent souvent, on ressent une nouvelle fluidité.
Le public a-t-il aussi changé ?
Disons que le public traditionnel reste très élitiste, les billets coûtent chers et attirent principalement un genre de clientèle et de tranche d’âge. L’opéra peut être quelque chose d’assez violent : le chant est loin des sensibilités actuelles, les paroles souvent incompréhensibles. Je cherche néanmoins à démocratiser cet art, le rendre lisible par les nouvelles générations. Il faut qu’il soit ludique, joué presque comme une comédie musicale : que des collaborations avec des artistes contemporaines, du rock, de la pop, du rap se créent ; qu’on le chante dans tous genres de lieu. Sinon, on maintient un mur cristallin entre le public et le chanteur.
Quels autres clichés au sujet du chanteur d’opéra cherchez-vous à bousculer ?
Quand on est dans le milieu, on sait combien il est fermé, tout particulièrement l’opéra baroque. Il faut être connecté et se concentrer seulement sur sa discipline, sans transversalité. Tout ça est hermétique, poussiéreux. L’opéra ne doit pas rester dans son écrin mais évoluer avec son époque – tout comme ses chanteurs ! J’essaye donc de prendre soin de mon apparence, je fais du sport, je vais en boîte, je suis de mon époque et je ne veux pas être coupé du monde, ni dans ma musique, ni dans mon apparence.
Peut-on donc lire un message politique à votre travail?
Je cherche à montrer un rêve, une beauté qui met en avant la richesse et l’immense diversité du Liban, qui est un petit pays mais abrite des milliers de cultures. On cohabite entre des dizaines de croyances, d’origines et de vies. C’est un message de paix sincère et j’espère que mon art peut influer un renouveau, comme un phénix qui renaîtrait de ses cendres. J’ose être qui je suis vraiment, et c’est une forme de fierté et de liberté.
Vous soutenez de nombreuses œuvres caritatives, n’est-ce pas ?
Je veux que ma voix se prête à un but, à une oeuvre, qu’elle permette de lever des fonds. J’ai notamment soutenu des causes telles que les malformations cardiaques, l’aide aux familles défavorisées, aux personnes autistes. Et puis, après des années passées à parcourir le monde, j’ai décidée de me réinstaller de façon permanente ici, car c’est chez moi que j’ai le plus à faire. Le Liban m’a rappelé. Et je dois finir ma mission.