Et si le renouveau du hip-hop venait d’Asie ?

Article publié le 19 septembre 2019

Texte : Maxime Delcourt.
Photo : le groupe chinois Higher Brothers.
16/09/2019

Longtemps cantonné à la sainte-trinité Amérique du Nord/Angleterre/France, le hip-hop ne cesse d’ouvrir ses frontières et compte désormais de nouveaux hérauts venus du monde entier. Sur un axe allant du Japon à la Chine, en passant par l’Indonésie, le Vietnam et la Corée, une génération de MC’s s’exporte actuellement et s’impose comme une nouvelle force de frappe, d’un point de vue créatif comme commercial.

Mi-juin, à Reims, La Magnifique Society accueillait avec ferveur une petite dizaine de musiciens venus d’Asie (essentiellement du Japon et de Corée du Sud) au sein de sa programmation, dans l’objectif de saluer ces « artistes musicaux hors du commun ». Sans l’affirmer explicitement, il s’agissait aussi probablement pour le festival de mettre en lumière des scènes foisonnantes, riches en proposition, et pourtant encore injustement méconnues de ce côté-ci de l’hémisphère.

On pourrait bien évidemment tiquer, s’étonner de cette situation quand on sait que l’un des albums hip-hop/R&B les plus vendus aux États-Unis ces derniers mois est celui de Joji (Ballads1), quand on connaît l’importance de beatmakers tels que DJ Krush et Nujabes dans l’histoire du hip-hop, ou quand on sait à quel point des artistes tels que le Wu-Tang Clan, Foxy Brown (et son album Chyna Doll) ou Nicki Minaj (« Chun-Li ») ont trouvé dans la culture asiatique une source inépuisable de fantasmes et d’inspiration.

Reste qu’à en croire l’artiste nippone Tigarah, le rap est encore un phénomène underground au Japon, plombé par tout un tas de stéréotypes (« musique de gangsters », par exemple) et par une situation économique qui empêche les artistes d’obtenir des subventions, d’avoir le statut d’intermittent, d’accéder à des droits d’auteurs ou de pouvoir privatiser des salles. Selon la rappeuse tokyoïte, tout cela serait en partie « la faute de la J-Pop, qui monopolise le marché de la musique, et à cette culture du Top 40, qui tient à l’écart tous les artistes et tous les mouvements musicaux un peu en marge. »

Au-delà de toutes ces raisons, Tigarah, aujourd’hui installée à Paris, parle même d’un problème culturel : « Au départ, le hip-hop est une musique noire, un moyen que les Noirs utilisent pour parler de leurs problèmes, évoquer les inégalités économiques, le racisme, etc. Sauf qu’au Japon, tout le monde est Japonais. Nous ne sommes pas confrontés à ces problèmes de racisme ou de discriminations liés à l’immigration. Les gens ne s’imaginent donc pas que des rappeurs et des rappeuses puissent émerger de ces pays-là, d’autant plus quand on sait que tout est extrêmement codé ici : une fille doit agir ainsi, un garçon doit se comporter de telle façon… » Et de conclure : « Ici de toute façon, on parle plus facilement de « hip-pop », dans le sens où on se focalise davantage sur la production. » Traduction : les rappeurs japonais se seraient complètement libérés des chapelles musicales, au point de puiser leur inspiration aussi bien dans les musiques électroniques et la pop que dans les courants plus traditionnels du hip-hop tels que la trap ou encore le boom-bap new-yorkais des nineties.

Ce qui n’est pas nouveau. Au croisement des années 1990 et 2000, des formations telles que Rip Slyme, King Giddra ou Teriyaki Boyz, soutenu par Pharrell Williams pendant un temps, tentaient déjà de casser les dogmes musicaux, s’accaparant les codes du hip-hop américain pour mieux les soumettre à des envies créatives hybrides et éclectiques. Le phénomène semble toutefois avoir pris une toute autre ampleur aujourd’hui, tant Miyachi, Stuts, KOHH, Ritto ou encore Tigarah, mélangent tout et son contraire dans des morceaux systématiquement singuliers, ouverts à l’inconnu. « À Tokyo, personne ne rentre dans le même moule. Chacun fait simplement les choses qu’il pense être cool », affirmait le rappeur nippon JP The Wavy dans une interview à The Fader en 2017.

Entre influences américaines et unicité

L’autre particularité de la scène hip-hop japonaise, et c’est là toute sa force et sa beauté, c’est d’oser écrire des textes dans sa langue natale. « C’est mon identité, je ne me vois pas interpréter mes morceaux dans une autre langue que le japonais, commente Tigarah. Aujourd’hui, il faut bien avouer que si je rappais en anglais, je galèrerais à me démarquer des autres artistes. Avec le japonais, j’apporte ma spécificité. Et puis, j’ai l’impression que désormais les gens se fichent de la langue utilisée dans les morceaux. Le succès de BTS [un boys band originaire de Corée du Sud, ndlr] à travers le monde prouve bien que les auditeurs recherchent avant tout de bonnes mélodies. » Un sentiment partagé par de nombreux autres représentants de la scène rap asiatique, à l’instar de Suboi, souvent considérée comme la reine du hip-hop au Vietnam, et dont les morceaux sont pour la plupart interprétés en vietnamien.

Côté mélodie, impossible de ne pas rapprocher les rappeurs asiatiques de la scène américaine, tant les échanges et les hommages semblent être nombreux. À commencer par Keith Ape et son viral « It G Ma » (une reprise du morceau « U Guessed It » de l’Atlantien OG Maco) qui avait propulsé la scène rap asiatique sous le feu des projecteurs internationaux en 2015. À l’image aussi de Miyachi, qui a fini par s’installer à Manhattan et a livré sa propre version du tube « Bad and Boujee » de Migos ; de KOHH et Loota, présents sur le dernier album de Frank Ocean ; du rappeur et producteur Antarius, installé dans l’État de Géorgie depuis quelques années ; ou encore du label multimédia 88Rising, qui a lancé à Los Angeles un festival 100% dédié aux artistes asiatiques baptisé « Head In The Clouds », et dont les bureaux se sont depuis exportés à New York et Shanghai. Sans oublier enfin ce qui se passe en Corée du Sud, avec des artistes tels que Balming Tiger, Park Hye Jin (à mi-chemin entre rap et house) ou encore XXX. Dans une interview à theculturetrip.com, le producteur FRNK et le rappeur Kim Ximya, têtes-pensantes de cette dernière formation, ne faisaient d’ailleurs pas de mystère quant à ces révérences faites à la terre sainte du hip-hop mondial. « Le hip-hop coréen a une certaine facilité à absorber les bons éléments provenant du hip-hop américain et à les réinterpréter dans quelque chose de grande qualité », affirmaient-ils.

Immédiatement après avoir fait ce parallèle entre les différents pays d’Asie, on demande à Tigarah si ce raccourci, très européen, de parler de l’Asie comme d’un pays unifié la dérange. Sa réponse fuse : « Je sais qu’en France, vous aimez tout mettre dans des catégories, mais, dans ce cas précis, je n’y vois aucun problème. On évolue vraiment de la même façon selon que l’on vienne du Japon, de Corée ou de Chine. Le peuple asiatique, finalement, est assez similaire sur de nombreux aspects : on mélange tout un tas de styles, on chante tous dans notre langue maternelle, même si on la confronte parfois à l’anglais, et c’est vrai que l’on est tous très influencés par le rap américain. »

Ce n’est pas le groupe Higher Brothers, que l’on surnomme « Chinese Migos » et dont l’un des membres s’est fait tatouer des paroles du rappeur américain Big L sur le bras droit, qui pourrait infirmer le propos. Sauf que les mecs le font avec un humour et sur un ton décalé absolument jouissifs : « Mes chaînes, ma nouvelle montre en or/Made in China/On joue au ping-pong/Made In China/J’achète des fringues de couturier à ma meuf/Made in China/Ouais, la décapotable noire des Higher Brothers/Made In China », rappent-ils sur le bien nommé tube « Made In China » qui comptabilise 17 millions de vues sur YouTube à ce jour.

Une réappropriation des codes

Plutôt que de parler de l’effervescence du rap japonais, il conviendrait donc d’évoquer la créativité des artistes originaires du continent asiatique dans son ensemble, portés ces derniers temps par une génération de rappeurs qui s’accaparent avec talent des codes (vestimentaires, musicaux, visuels…) connus de tous, mais qui osent également de temps à autres composer des projets nettement plus audacieux. Il n’y a en effet que peu de choses en commun, par exemple, entre le hip-hop sombre de XXX et les dérives expérimentales de Stuts, entre les éléments psychédéliques de Balming Tiger et le rap racailleux de Rich Brian (« Quand je vois un poulet, j’hésite pas à le tuer/Tout le monde se fout des lois/Passe des diplômes ou prends un flingue », assène-t-il sur le titre « Dat $tick ») ou celui, nettement plus fiévreux, de Tigarah.

Au détour d’une simple question, celle qui vient d’enregistrer un morceau avec Vladimir Cauchemar, en plus de traîner de temps à autres avec Nekfeu ou Orelsan, lâche d’ailleurs ce témoignage, comme pour prouver la singularité de sa démarche : « Il faut savoir qu’après la Seconde Guerre mondiale, de nombreux Brésiliens sont venus s’installer au Japon, et inversement. Il y a donc eu un brassage de population. Ce qui m’a permis de découvrir le baile funk via des potes brésiliens installés à Tokyo. Ça a été déterminant, ça m’a ouvert à la culture rap et ça continue de m’influencer aujourd’hui. »

Ce qui est rassurant, quelque part, c’est que Tigarah n’est pas la seule rappeuse asiatique à se faire doucement un nom en Occident. KOHH et Elle Terasa sont déjà passées par là, tandis que Yaeji, également à mi-chemin entre hip-hop et musiques électroniques, ne cesse d’affoler les médias les plus pointus depuis environ deux ans. Lorsqu’on lui pose la question, Tigarah admet d’ailleurs ne pas avoir rencontré de difficultés particulières à s’imposer en tant que femme dans un milieu traditionnellement masculin. « Le seul truc, c’est que je me fais plus souvent draguer qu’auparavant », plaisante-t-elle. Avant de préciser qu’il y a de la place pour tout le monde aujourd’hui, et que le public hip-hop semble plus que jamais ouvert à entendre des propositions inédites.

Quant au sujet de l’appropriation culturelle, Sean Miyashiro, le patron de 88Rising, balaie les dénonciations d’un revers de main : « Pour moi, cette accusation n’est pas pertinente, explique-t-il dans un reportage signé Vice. Parce qu’on ferait du hip-hop dans tous les cas. Si ces artistes font du hip-hop, c’est parce qu’ils aiment ça. C’est leur métier. On aurait pu faire un tas d’autres trucs et suivre une voie plus traditionnelle sans avoir à se battre, mais on a choisi de faire ça. Car c’est ce qui nous plaît vraiment ! »

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