En Afrique du Sud, le hip-hop sonne la révolte

Article publié le 21 décembre 2018

Photo : la rappeuse Dope Saint Jude.
Texte : Maxime Delcourt.

Portée par une kyrielle d’artistes iconoclastes, la scène rap sud-africaine ne cesse d’étonner tout en développant une musique à l’identification désormais immédiate.

Le 2 décembre dernier, au Global Citizen Festival de Johannesburg, Beyoncé et Jay-Z étaient les têtes d’affiches d’un concert hommage à Nelson Mandela. Aux côtés de tout un tas d’autres stars (Pharrell, Chris Martin, Ed Sheeran…) venues célébrer le centenaire de Madiba, le couple Knowles-Carter a fait le show, enchaîné les prises de parole engagées et déclaré : « C’est si bon d’être à la maison ». Que Beyoncé tienne ce genre de propos alors qu’elle n’avait pas mis les pieds en Afrique du Sud depuis 2004 (là encore, dans le cadre d’un événement de charité pour la fondation de l’ancien président), passe encore. Le problème par contre, c’est qu’aucun rappeur local n’ait été invité pour participer à l’événement.

Une véritable injustice quand on connaît la créativité de la scène hip-hop sud-africaine à l’heure actuelle, loin de se limiter aux excentricités et à l’imagerie trash de Die Antwoord, qui a attiré l’attention médiatique sur lui au croisement des années 2000 et 2010. Avec le temps, on a effectivement fini par comprendre que le duo n’était pas un cas isolé, et qu’il constituait une porte d’entrée vers une scène en plein bouillonnement, composée de dizaines d’artistes, tout aussi singuliers et hybrides que Ninja et Yolandi Visser, mais davantage extirpés des townships sud-africains. « C’est assez dingue de voir à quel point la scène hip-hop est excitante et créative en Afrique du Sud, précise d’emblée la rappeuse queer Dope Saint Jude, née à Cape Town, l’enthousiasme à peine voilé. J’ai l’impression que les gens commencent à créer avec sincérité et honnêteté, c’est pour ça que cela fonctionne si bien. »

La rappeuse est bien placée pour tenir ce genre de discours. Depuis quelques mois, elle fait parler d’elle dans les médias européens et incarne désormais le renouveau créatif de son pays d’origine, porté par sa nouvelle génération post-apartheid, élevée aux algorithmes de Spotify et YouTube. Avec, toujours, cette volonté de porter un discours politique, de se faire l’écho des désordres sociaux touchant l’Afrique du Sud et de son histoire politique mouvementée. « C’est un peu inévitable, précise-t-elle, comme s’il s’agissait d’une évidence. Avant de performer en tant que Dope Saint Jude, j’ai étudié la politique, j’ai donné quelques spectacles en tant que Drag King et je flirtais plus ou moins ouvertement avec des mouvements d’activistes à Cape Town. »

Si elle dit se moquer qu’un rappeur déploie un discours politisé ou non, « un artiste, après tout, n’est pas obligé de prendre position », Dope Saint Jude a visiblement choisi d’utiliser la musique pour véhiculer ses idéaux progressistes. On pense ici à « Brown Baas », dans lequel elle s’attaque à la notion même de pouvoir, à son EP Reimagine sur lequel, en 2016, elle balançait plusieurs mots d’argot queer spécifiques à Cape Town, ou à « Grrrl Like », son dernier single, où elle replace le mouvement Riot Grrrl dans le contexte africain.

Le combat continue

En 2018, Dope Saint Jude n’est pas la seule sud-africaine à être politiquement concernée. Dans le pays, c’est même une tradition, instaurée au début des années 1990 par les Prophets Of The City, qui ont accompagné en musique l’investiture de Nelson Mandela en 1994, et Black Noise qui, selon Adam Haupt, universitaire et auteur de l’ouvrage Stealing Empire, « s’est toujours aligné à la conscience noire ». Aujourd’hui, tout un tas d’artistes encore injustement méconnus en Occident ont pris le relai et se sont fait les porte-voix de la jeunesse sud-africaine. Leurs noms ? Nazlee Saif Arbee, Stiff Pap, Nyota ou encore Uno July.

Based On a Qho Story de Stiff Pap retrace ainsi l’histoire d’une ado d’Umlazi qui consomme pour la première fois du uQho (l’ecstasy local), Nazlee Saif Arbee a largement participé aux manifestations étudiantes de 2015, et Nyota expliquait récemment son ambition de vouloir influencer une nouvelle génération prête à défier la société et à garder l’œil ouvert.

Photo : le duo de rappeurs Stiff Pap / © Micha Serraf.

Quant à Uno July, il développe peu ou prou la même idée, tout en replaçant ces différents constats sociaux dans un contexte historique : « En Afrique du Sud, la lutte a toujours été intrinsèquement liée à notre réalité, affirme-t-il. Au lieu de simplement chercher à faire de la musique, nous vivons et respirons grâce à cette combativité qui devrait mener, on l’espère, à plus d’épanouissement personnel et de pouvoir d’achat, quelque chose qui nous permettrait de joindre les deux bouts. Le problème, c’est que l’on a tendance à ne parler des rappeurs d’ici que lorsqu’ils montent au créneau et crient leur colère… »

L’émergence d’un rap local

À en croire Uno July, considérer tous ces artistes comme des activistes partis en croisade, le poing levé avec un petit livre rouge sous le bras, serait une erreur. On le comprend : ce serait se priver de la folie créative et de l’ambition dont témoignent aujourd’hui la plupart de leurs productions, qui puisent avec talent dans la trap, le boom-bap, les musiques électroniques, le jazz et des genres musicaux purement sud-africains (kwaito, motswako, etc.).

De nombreux artistes sud-africains ont parfaitement digéré les codes du rap américain (« Roll Up » de Emtee, même s’il est interprété parfois en IsiZulu, ressemble étrangement au « We Dem Boyz » de Wiz Khalifa), collaborent désormais avec quelques pontes du hip-hop US (Nasty C et A$AP Ferg sur « King », Reason et Swizz Beats sur « Azania ») et ont pris les albums de Kanye West, Kendrick Lamar ou Action Bronson comme des appels d’air. Mais la situation tend à évoluer depuis quelques années, comme le rappelait K.O (auteur de « Caracara », un des plus gros succès de 2014 en Afrique du Sud) dans une interview accordée au magazine IOL : « [Au début], on a pris des beats US et on y a ajouté nos propres paroles, en zoulou. Mais le son ne sonnait pas correctement, ce n’était pas nous. Notre pays est motivé par la musique. Tu auras beau mettre les paroles les plus intellectuelles sur ton morceau, si ce dernier n’entre pas en connexion directe avec les gens de ton pays, tu ferais mieux de la fermer. »

Créer des liens avec l’histoire sud-africaine sans singer bêtement les codes du rap américain : tel semble être le mot d’ordre pour des dizaines d’artistes locaux, plus que jamais convaincus par la richesse de leur culture (en Afrique du Sud, onze langues différentes sont couramment parlées) et par leur capacité à évoluer de manière indépendante, loin des règles dictées par l’industrie du disque. En 2003 déjà, Skwatta Kamp indiquait la marche à suivre avec son album Khut En Joyn. « Nous n’avons pas pu signer des contrats avec les studios d’enregistrement, alors nous avons créé le nôtre, rembobinait Slikour, un des membres de ce collectif à douze têtes, pour le media Musica Africa. En y repensant, nous étions en avance sur notre temps. »

Une scène hybride

Aujourd’hui, Frank Casino, qui se réapproprie les codes panafricains dans certains de ses clips (« Money Calling », par exemple), DJ Speedsta, producteur et présentateur télé originaire de Johannesburg, et tous les autres artistes mentionnés plus haut poursuivent la même démarche, dictent leurs propres règles et multiplient les pas de côté. Et ils ne sont pas les seuls : ils sont rejoints par Nyota Parker, qui se définit comme « non-binaire et non-conformiste », ou encore Dada Shiva, qui envisage la musique comme un moyen d’entrer en connexion avec la nature. Nazlee Saif Arbee quant à elle, en plus de faire ce qu’elle nomme de « l’afrofuturistic gangsterism », s’attaque avec véhémence aux règles patriarcales au point de refuser de travailler avec des photographes hommes à la fois cisgenres et hétéros. « Pouvoir s’imposer  en tant que femme au sein de l’industrie musicale sud-africaine, et plus spécifiquement dans le hip-hop, cela dépend vraiment de là où vous vivez, explique Dope Saint Jude. À Cape Town, d’où je suis originaire, c’est difficile. Les choses commencent toutefois à changer. C’est un peu à l’image de ce qu’il se passe dans le monde : on voit de plus en plus d’artistes queer et on leur accorde plus d’importance. C’est rassurant pour le futur. »

Tous les artistes ne semblent pas aussi enthousiastes. Uno July, lui, regrette par exemple que l’on se focalise encore trop souvent sur la scène de Johannesburg, alors que des villes comme Cape Town et Durban ont permis l’émergence ces dernières années de Nyota, Stiff Pap, Dada Shiva, Lurah ou Master Kii.

Surtout, les rappeurs sud-africains évoluent désormais en collectif, persuadés que c’est en créant un mouvement plutôt qu’une industrie qu’ils pourront perdurer et, pourquoi pas, traverser les frontières. Il y a Emtee et son label ATM (African Trap Music), visant à promouvoir et soutenir la jeunesse locale. Mais il y a surtout le discours tenu par Uno July : « En Afrique du Sud, on a la chance d’avoir une nation extrêmement diversifiée. Et nous en avons fait une force, quelque chose qui nous permet d’avoir beaucoup plus d’opportunités qu’auparavant. Un peu comme si nos différentes cultures constituaient une base grâce à laquelle nous pouvons créer et nous exprimer différemment. »

Pas besoin d’être un expert en géopolitique pour voir en effet que « Time Of my Life » de Big Star ou « Combos Communicating » de DJ Speedsta et OkMalumKoolKat disent quelque chose du pays et de la région où ils ont été écrits. C’est probablement ce qui plaît à l’international, où il est toujours bon de verser dans l’exotisme bon teint. C’est sûrement ce qui plaît également en Afrique du Sud, où les South African Hip-Hop Awards accompagnent depuis 2012 l’effervescence rap de tout un pays – la pluralité des artistes nommés en 2018, alliance de jeunes rookies et de vieux roublards bien identifiés, de rappeur.se.s et de producteurs, en atteste de manière assez frontale. On comprend alors que cette cérémonie, bien plus qu’une tentative opportuniste de récupération orchestrée par l’industrie musicale, est avant tout l’occasion de prendre le pouls d’un pays en pleine explosion créative.

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