Il y a des mots qui immédiatement appellent des gestes. « Digital » par exemple, cet américanisme qui suppose la dématérialisation, qu’on traduit abusivement ici par « numérique », « digital » donc est la promesse d’un geste, d’une toute petite chorégraphie : la caresse de l’index sur un écran. Un lien de peau en somme, encore un peu sexuel entre nous et rien. Et c’est quand même rassurant de pouvoir encore caresser l’immatériel, de sentir au bout de ses doigts tout un monde qui défile. Car l’index sert à ça : faire « défiler » les images, les données. Et même si, parfois, la virtuosité technologique se passe du contact du doigt, parce qu’il n’y a plus rien entre nous et l’écran, le geste reste encore. Il devient alors autonome, un geste sans objet, un geste pur, qui ne touche rien, un geste rhétorique comme celui des saint Jean-Baptiste l’index pointé dans les tableaux classiques, comme celui de ces princes des ballets qui signifient par leur jeu de doigts « je promets ».
C’est en fait tout un enchaînement de gestes des doigts que le digital suppose : l’index qui touche/appuie sur l’écran tactile pour lancer une application, la sélectionner, la changer de place ; encore l’index qui double-tape pour zoomer dézoomer sur un texte, une photo ; et puis l’index qui s’écarte du pouce pour zoomer, enfin les doigts qui se pincent pour dézoomer et fermer l’application en cours. Alors oui le digital est bien une affaire de manipulation, mais juste du bout des doigts, une opération à fleur de peau qui exprime un rapport délicat au monde. Car on ne traverse plus, on ne pénètre plus, on reste à la surface, on a le monde au bout des doigts qui ne demande qu’à être touché/tapé pour s’ouvrir, pressé pour changer de place, caressé pour défiler, pincé – sans faire de mal – pour se refermer. Ces gestes, on les connaissait avant, on les avait déjà faits, on n’a pas attendu l’ère du digital pour les employer. Mais ils ont trouvé désormais une nouvelle dimension historique : en étant déconnectés de la fonction qu’on leur faisait tenir, en éprouvant l’horizontalité sans profondeur des écrans tactiles, ils ont perdu toute agressivité, ils ont été désamorcés pour revenir à un geste qui les contient tous : la caresse. Oui c’est ça que le « digital » nous a appris : qu’on pouvait taper, presser, qu’on pouvait pincer et que, à chaque fois, nous ne faisions que caresser.
Et depuis peu le digital est aussi devenu une question de regard, les yeux enfermés sous un casque, derrière des lunettes. Et là encore quelque chose s’est modifié pour une autre expérience du corps tout entier résumé à ce regard paradoxal, comme replié sur lui-même pour accéder à un autre monde, au-delà de celui qui nous entoure.
C’est beau quand on y pense : regarder au-delà, caresser dans l’absolu ; à chaque fois le digital autorise une expérience corporelle de recentrage. Alors, bien sûr, il y en aura pour penser que c’est la voie de l’isolement, chacun replié sur son propre corps, aveugle à l’autre, les doigts qui balaient du vent. Qu’il est bien triste le spectacle d’une communauté digitale de corps sans accès. Alors que c’est tout le contraire, exactement à l’image de ces derviches tourneurs, tous recentrés sur eux-mêmes, sans jamais se toucher, les yeux fermés, mais tous, absolument tous, participants d’une même transe ; pour une communauté d’esprits en somme.
Être « digital » c’est alors faire l’expérience de l’autre en son absence, mais un autre qui pense quand même à vous, qui pense parfois pour vous, qui vous connecte aux autres parce que vous auriez les mêmes goûts, parce que vous avez acheté les mêmes disques, vu quelques films en commun, parce que vous vous êtes baladé un jour, puis un autre – et que vous êtes souvent revenu – sur des sites sexuels qui laissent supposer que vous pourriez être intéressé par…
Le « digital » au fond c’est ça, caresser du bout des doigts et du regard le monde de chacun, sur lequel on n’a littéralement pas de prise, sur lequel on n’exerce littéralement aucune pression. Juste un contact.
Un texte de Laurent Goumarre
Robe-chemise en coton imprimé brodé et sac Diorama en agneau, Christian Dior
Photographie: Daniel Sannwald.
Réalisation: Yann Weber.
Postproduction: Studio Private
Artwork: Julien Simshauser.
Mannequin: Ola Rudnicka @ Next Paris et New York
Coiffure: Tomohiro Ohashi. Maquillage: Adrien Pinault