Alors que les groupes de luxe misent encore souvent sur le réveil de belles endormies, LVMH a fait le pari de la nouveauté en créant la marque Fenty avec Rihanna, qui abolit les frontières entre les univers tout en s’axant sur l’inclusivité. Réelle disruption ou simple prolongement de démarches novatrices déjà entreprises par d’autres labels et célébrités ?
Le 10 mai dernier, lorsque LVMH choisit d’officialiser par voie de communiqué la naissance de Fenty, une nouvelle marque de luxe basée à Paris et créée ex nihilo avec la chanteuse Rihanna, l’annonce fait l’effet d’une bombe dont la puissance n’a en rien été diminuée, malgré les rumeurs qui l’annonçait, dès le mois de janvier. Car depuis 1987 et la création de la maison Christian Lacroix sous l’égide du mastodonte du luxe, il s’agit là d’une première. Si bien que dans son sillage, le souffle de l’explosion, ressenti au quatre coins de la planète mode, a entraîné un torrent d’articles. Toujours enthousiastes, tous s’attachent cependant à analyser les ressorts qui ont permis à une telle association de voir le jour et imaginent ses conséquences sur l’avenir du luxe. Car avec Fenty, il n’est plus question d’une simple collaboration éphémère entre une marque et une célébrité. À la fois fondatrice et présidente-directrice générale, Rihanna tient désormais les rênes dans un écrin taillé sur-mesure pour elle. Première femme noire à occuper un poste de directrice artistique au sein du groupe LVMH, du haut de ses 31 ans, la Barbadienne renverse la table pour établir de nouvelles règles. Et dans le portefeuille de marques bien fourni du conglomérat, propriétaire de maisons à l’héritage conséquent telles que Dior, Celine ou Givenchy, son label détonne sous plusieurs aspects.
Photo : Fenty, Release 5-19.
Une stratégie disruptive ?
D’un point de vue structurel d’abord, c’est l’originalité du business model concocté sous l’œil bienveillant de Bernard Arnault qui surprend. Dans une industrie du luxe très codée et plutôt conservatrice où le rythme est dicté par les Fashion Weeks, la chanteuse et redoutable femme d’affaires a réussi un tour de force. Non seulement en inscrivant Fenty en dehors du calendrier officiel établi par la FHCM (Fédération de la Haute Couture et de la Mode) mais surtout en imposant un modèle direct to consumer, plutôt prisé jusqu’ici par les marques dites de fast fashion. Avec Fenty, pas de défilés à l’horizon. Chaque mois, les nouvelles pièces de la marque sont dévoilées en petit nombres, par le biais d’un système de « releases », immédiatement disponibles sur l’eshop du label et dans un pop-up store éphémère.
Cette technique n’a rien de nouveau et a déjà fait le succès de labels streetwear comme Supreme. Dans le luxe en revanche, expérimentée par des marques comme Burberry via le see-now buy-now, elle peine à convaincre les autres maisons. À l’heure où LVMH continue d’inaugurer des flagships pour faire de l’acte d’achat une expérience mémorable, le choix de ne pas développer un réseau de boutiques physiques a également de quoi étonner lorsqu’il émane d’une marque de luxe. Pourtant, cette stratégie dénote une vision très pragmatique : en l’absence de boutiques en propre et en misant sur une petite quantité de stocks, Fenty fait des économies et s’octroie une plus grande liberté.
Photo : Bernard Arnault et Rihanna.
Mais c’est aussi et surtout parce-qu’il pousse le concept de la collaboration à son paroxysme au point de le transcender que le label amorce un changement de paradigme. Alors que les alliances et les croisements entre marques et célébrités se sont intensifiées au cours de cette dernière décennie, permettant par exemple à l’actrice et chanteuse Zendaya de développer une ligne pour Tommy Hilfiger, Rihanna passe à la vitesse supérieure. Avec Fenty, elle enfonce la porte entrouverte par des personnalités comme Victoria Beckham ou les jumelles Olsen, aujourd’hui à la tête de leur propre marque. Pour Vanessa Friedman, journaliste au New York Times, « cela révèle une évolution de la synergie célébrité-mode, qui est passée de la collaboration ponctuelle (Selena Gomez et Coach) à des partenariats à plus long terme entre des marques de sports et des stars (Beyoncé et Adidas), jusqu’à la création d’une marque, comme l’a fait autrefois Emilio Pucci. »
À la différence notable que Rihanna n’a aucunement l’intention d’abandonner la première carrière qui l’a rendue célèbre, contrairement à cet ancien skieur professionnel devenu créateur, ou à Victoria Beckham et aux sœurs Olsen, depuis disparues des radars de l’industrie musicale et de la télévision. Car malgré l’inscription « No More Music » estampillée avec ironie sur l’un des t-shirts du second drop Fenty, disponible depuis le 19 juin dernier, la chanteuse planche, en parallèle de sa nouvelle activité, sur un neuvième album dédié à la musique reggae, comme elle le confiait dans une interview accordée en mai. Ainsi, elle suit davantage les pas de Kanye West qui, en 2015, lançait le label Yeezy en partenariat avec Adidas tout en continuant à composer de la musique.
Une artiste totale
Artiste hybride, Rihanna a compris dès ses débuts que cumuler les casquettes lui permettait d’utiliser différents canaux pour communiquer sur sa personne et diversifier ses sources de revenus. Saisissant les opportunités avec flair, la chanteuse s’est très vite tournée vers les univers de la mode et du cinéma, où elle faisait ses premiers pas en 2012 avec Battleship et récidivait l’été dernier dans Ocean’s 8. Dans la mode, comme c’est souvent le cas pour les célébrités, c’est à travers le statut d’égérie qu’a commencée l’intrusion. Dès 2008, Rihanna apparaît ainsi dans une campagne signé Gucci en soutien à l’UNICEF. En 2011, c’est au tour de Giorgio Armani d’utiliser l’aura de la star pour en faire le visage de ses lignes de jeans et de sous-vêtements, puis deux ans plus tard, Olivier Rousteing la choisit pour incarner la collection printemps-été 2014 de Balmain. Mais ce n’est qu’en 2015 avec Dior, maison dont elle a été la première ambassadrice noire au travers de la campagne Secret Garden IV tournée à Versailles, que Rihanna tissent ses premiers liens avec LVMH, renforcés dès l’année suivante lorsque Dior l’invite à concevoir une ligne de lunettes solaires à l’esthétique futuriste.
Promue créatrice, Rihanna réalise alors un double exploit : celui d’être une égérie libre et transversale et de travailler à la fois pour le groupe LVMH et son plus grand rival, Kering, propriétaire de Puma. Car dès 2015, celle qui a déposé la marque Fenty un an plus tôt (en utilisant son nom de famille pour séparer avec habileté la Rihanna musicienne de la Rihanna créatrice) commence à développer une ligne complète et accessible pour l’équipementier sportif. Présentées lors de défilés-spectacles aux Fashion Weeks de New York et de Paris, les collections Fenty x Puma ont été chaleureusement accueillies par la critique, d’ordinaire plutôt sur ses gardes lorsqu’elle a affaire à une célébrité qui n’est pas du sérail.
En plus de mettre tout le monde d’accord, le nom de Rihanna fait vendre. Dès la première année, Fenty rime avec bénéfices et notamment grâce à Rihanna, Puma regagne en notoriété et voit son chiffre d’affaires bondir de 14%. À peine disponibles, les produits s’écoulent à la vitesse de l’éclair et se revendent à prix d’or sur eBay. Aussi impressionnant qu’indéniable, cet immense succès commercial a sans doute conforté LVMH dans sa volonté d’étendre son partenariat avec la chanteuse qui, en septembre 2017, avec l’aide de Kendo, l’incubateur des marques de beauté du groupe, lance Fenty Beauty, une ligne de maquillage inclusive proposant quarante teintes de fonds de teint pour s’adapter à toutes les carnations. Une clairvoyance quant aux désirs de notre société qui engendre un nouveau carton. Dans ses résultats publiés en janvier dernier, LVMH a annoncé que pour sa première année seulement, Fenty Beauty a déjà généré 500 millions de dollars.
Photos de gauche à droite : Fenty x Puma automne 2016, Fenty x Puma été 2017, Fenty x Puma automne 2017, Fenty x Puma été 2018.
Être sa propre muse
Il faut dire qu’en comptabilisant plus de 72 millions d’abonnés sur Instagram, la chanteuse, qui est l’artiste féminine ayant vendu le plus de titres en ligne selon la Recording Industry Association of America, fédère une gigantesque communauté. Cette position de personnalité extrêmement influente en fait une partenaire idéale pour LVMH qui, par un échange de bons procédés, en profite aujourd’hui pour rajeunir son image. Mais contrairement à ce que l’on pourrait penser, le rôle de Rihanna ne se résume pas seulement à celui d’un aimant à clients ultra-puissant. Et si elle n’est pas issue d’un studio de création, celle qui décrochait au début du mois de juin le titre de la chanteuse la plus riche du monde selon le magazine Forbes n’est plus une néophyte dans la mode. Grandie par ses triomphes avec Puma et sa marque de beauté, la chanteuse est entourée d’une solide équipe d’une douzaine de personnes et peut désormais compter sur l’expertise et les moyens colossaux de LVMH. Ainsi, chez Fenty, c’est Véronique Gébel qui a été nommée au poste de directrice générale après avoir travaillé pendant plus d’une quinzaine d’années chez Louis Vuitton, tandis qu’aux commandes du style, on retrouve Jahleel Weaver, à qui la star doit ses looks les plus pointus.
« À l’heure où les grands groupes s’évertuent à ressusciter des marques poussiéreuses mais à l’héritage conséquent, continuant de s’inscrire dans un modèle mis en place avec la nomination en 1983 de Karl Lagerfeld chez Chanel, Rihanna impose un nouveau modèle qui fait table rase du passé. »
Année après année, ces derniers – de la robe jaune de 55kg de la créatrice chinoise Guo Pei, au morphsuit Gucci entièrement recouverts de cristaux en passant par les cuissardes UGG x Y/Project – ont d’ailleurs eux aussi largement contribué à assoir la crédibilité mode de Rihanna. En 2018, l’apparition de la chanteuse sur le tapis rouge du gala du Met en est la preuve. Vêtue d’une robe bustier, d’un manteau et d’une mitre richement brodés imaginée par John Galliano et Maison Margiela, Rihanna parvient à usurper le titre de « papesse de la mode », d’ordinaire réservé à la très influente rédactrice en chef du Vogue US, Anna Wintour. Au-delà d’être une popstar, Rihanna s’impose comme une icône de mode. Une prouesse qui pousse aujourd’hui certains journalistes a voir en elle le « prochain Karl Lagerfeld ». D’autant qu’à l’heure où les grands groupes s’évertuent à ressusciter des marques poussiéreuses mais à l’héritage conséquent, continuant de s’inscrire dans un modèle mis en place avec la nomination en 1983 de Karl Lagerfeld chez Chanel, Rihanna impose un nouveau modèle qui fait table rase du passé. Un geste audacieux qui trahit un réel besoin de nouveauté dans un monde du luxe las de contempler un paysage statique déjà saturé. Cependant, l’héritage semble souvent indispensable pour qu’une marque puisse se raconter afin d’émouvoir et de séduire.
Photo : Rihanna au Met Gala 2018.
Pour pallier à cette absence, Rihanna mise sur sa personnalité et son statut de femme inspirante. « Je suis ma propre muse» explique-t-elle. Ainsi, Fenty déroule son storytelling non pas en revendiquant des innovations techniques et des savoir-faire ancestraux mais en se concentrant sur la personne de Rihanna. Présenté à la presse le 22 mai dernier dans un pop-up installé dans le Marais à Paris, le premier drop – baptisé « 5-19» d’après le mois et l’année de sa sortie – rendait hommage à sa silhouette toute en courbes avec des pièces oversized mais cintrées, inspirées des corsets et soulignant les formes. Tailoring nourri au streetwear, vestes en denim à l’encolure évasée et jetée en arrière, épaules dénudées ou marquées… À en voir l’Instagram de Jahleel Weaver, beaucoup de looks évoquent les pièces de Matthew Adams Dolan, un jeune créateur qui a contribué aux collections Fenty x Puma, dont les tenues sont souvent portées par la chanteuse qui l’a révélé au monde entier. Disponible depuis le 19 juin dernier, le drop « 6-19 » met quant à lui l’accent sur une silhouette plus fluide. Inspiré de l’histoire personnelle de Rihanna, il rend hommage à son statut d’immigrante, un terme dont l’étymologie et la définition sont inscrites sur des t-shirts.
Photo : Campagne Fenty avec Aweng Mayen Chuol.
L’inclusivité comme mot d’ordre
Avec ce second drop mis en vente dans un nouveau pop-up installé chez The Webster à New York, Fenty continue de faire de l’inclusivité son cheval de bataille. Alors que les créateurs noirs et les femmes nommés à des postes à responsabilité se comptent encore sur les doigts de la main chez LVMH (Virgil Abloh chez Louis Vuitton, Clare Waight Keller chez Givenchy et Maria Grazia Chiuri chez Dior), la nouvelle maison de luxe de l’écurie tire la mode vers une plus grande parité et une plus grande diversité.
Nouveau maître-mot de l’industrie du luxe, l’inclusivité devient, avec Fenty, une réalité. Chez The Webster, les mannequins en vitrine ont des formes et incarnent le body positivisme, soit l’acceptation de soi. Non retouchée, une photographie de la première campagne dévoile la peau marquée par des cicatrices de la mannequin soudanaise Aweng Mayen Chuol tandis qu’au casting figure également JoAni Johnson, une New-Yorkaise de 68 ans à la longue chevelure couleur cendres. Avec sa marque, Rihanna cherche à s’adresser à toutes les femmes, quelque soit leur taille, leur couleur de peau ou leur âge. Alors que la plupart des marques de luxe s’arrête à la taille 42, les créations Fenty sont disponibles jusqu’au 46. Cette obsession de refléter la diversité constitue l’ADN de Fenty. En septembre dernier, elle a déjà été remarquée à New York, lors du premier défilé Savage x Fenty, la ligne de lingerie lancée en 2017 par Rihanna et proposant des soutiens gorges allant du 85A au 115F. En 2018, c’est cette même quête d’inclusivité qui a conduit le magazine Time à classer Fenty Beauty parmi les 50 entreprises les plus inventives au monde, aux côtés d’Apple et de Netflix. Rihanna amène définitivement un vent de fraîcheur dans l’industrie de la mode. Et que ce soit par l’originalité du statut de sa créatrice, son positionnement disruptif ou son envie de construire une mode plus représentative de la réalité, Fenty donne, sous de nombreux abords, un exemple de la forme que pourrait bien revêtir le luxe à l’avenir.