Défilés-processions, sportswear technique et looks horrifiques : voici ce qu’il ne fallait pas manquer lors de la dernière Fashion Week de Londres.
En dépit de l’absence de quelques-unes de ses plus grandes têtes d’affiches (JW Anderson, Burberry, Cottweiler) – lui préférant désormais Paris ou ayant fusionné leurs collections masculines et féminines – et malgré l’ombre du Brexit, la Fashion Week masculine de Londres demeure marquée par une créativité débridée, et constitue toujours un foyer attractif pour un grand nombre de designers britanniques mais aussi et surtout étrangers. Condensée sur à peine quatre jours, cette nouvelle édition a permis à la nouvelle garde de jeunes créateurs de tirer profit de ces départs pour se glisser sous les feux de la rampe.
Ainsi, les labels Craig Green, A-Cold-Wall*, Charles Jeffrey LOVERBOY ou encore paria/FARZANEH sont devenus les nouveaux rendez-vous immanquables de la semaine de la mode londonienne, tandis qu’une flopée de nouveaux noms ont poursuivit leur ascension, notamment grâce à l’initiative Fashion East qui, chaque saison depuis près de deux décennies, met en avant le travail de trois jeunes talents. Alternant entre shows horrifiques et spiritualité, pièces déconstruites et esthétique technique, persévérance du sportswear et réflexions sur le corps, cette Fashion Week de Londres printemps-été 2020 s’est illustrée à travers des défilés tout aussi novateurs qu’exaltants. Voici ce qu’il fallait en retenir.
Le thème : l’horreur
Le samedi 8 juin à 9h, le défilé du label Art School, dirigé par Eden Loweth et Tom Barratt, était marqué par une atmosphère pour le moins horrifique ; prémices d’un fil rouge ensuite déroulé tout au long de cette Fashion Week. Moins extravagante que d’ordinaire, la collection prenait la forme d’une lente procession de mannequins au regard rendu laiteux par des lentilles. Vêtus de tenues d’infirmières blanches boutonnées sur le devant ou de robes de soirée agrémentées de plumes et de paillettes argentées, ces derniers titubaient comme des zombies, faisant écho aux précédents shows de la marque aux allures de performance. Installée au milieu d’un cercle de sel, comme lors d’une séance de sorcellerie, la chanteuse Anna Calvi envoûtait l’assistance du son de sa voix et de sa guitare.
Chez Charles Jeffrey LOVERBOY, le port de lentilles était également de mise pour un mannequin dont les yeux étaient entièrement noirs tandis que d’autres arboraient de longs faux-ongles semblables à des griffes. Maquillés, mains et avants-bras donnaient l’impression d’avoir été carbonisés. Mais c’est sans doute aux défilés de Paria Farzaneh et Mowalola Ogunlesi, créatrices respectivement iranienne et nigérianne, que le sentiment de peur s’est le plus immiscé dans le public. Si la première dissimulait le visage de l’ensemble de ses mannequins derrière un masque au maquillage outrancier et au large sourire-grimace évoquant le film d’horreur La Purge, la seconde présentait (une nouvelle fois dans le cadre de Fashion East) une collection faite de combinaisons en cuir façon tablier de boucher, recouvertes d’imprimés mimant des blessures par balles. Comme possédés, ses modèles avaient les mains ensanglantées et arpentaient le podium d’un pas déterminé, pleurant des larmes de sang.
Photos de gauche à droite : Art School été 2020, Charles Jeffrey Loverboy été 2020, paria/FARZANEH été 2020, Mowalola Ogunlesi été 2020.
L’esprit : spirituel
Paradoxalement, nombreux étaient les créateurs à mettre en avant une forme d’apaisement, trouvée notamment grâce aux voies spirituelles. Ainsi, alors que son dernier show brossait le portrait d’un monde post-apocalyptique, le designer chinois Xander Zhou adoptait cette saison une vision toujours aussi futuriste mais laissant de côté toute dimension dystopique. Assis sur de simples coussins ronds directement posés sur le sol en béton brut, les invités découvraient des silhouettes monacales par le biais d’un défilé virtuel, diffusé sur un écran géant. « Il ne s’agit pas de projeter un film, mais plutôt de convoquer de grands personnages qui ressemblent à des dieux sortant de nulle part, dans un endroit où les gens se sont rassemblés pour les regarder », confie le créateur. Embaumé par l’odeur des bâtonnets d’encens qui se consumaient lentement à l’entrée, le lieu de présentation faisait écho aux connotations zen des couleurs principalement neutres et lumineuses arborées par ces moines digitaux. « Je voulais que le défilé ait cette même ambiance cérémonielle qui m’a inspirée pour cette collection où tous les mannequins portent des jupes elles-mêmes inspirées par les différents types de vêtements portés lors de cérémonies religieuses. »
Un sens de l’épure et un retour à une certaine lenteur qui dénote avec le rythme frénétique de la mode actuelle, et que l’on retrouvait également au défilé de la créatrice chinoise Feng Chen Wang, finaliste du prix LVMH en 2016. Dans un espace immaculé sobrement habillé de grands rideaux blancs et d’un échafaudage en bambou, les mannequins déambulaient dans des pièces mettant en avant des techniques de teinture et de tissage artisanales et ancestrales.
Photos de gauche à droite : Xander Zhou été 2020, Feng Chen Wang été 2020, Xander Zhou été 2020, Feng Chen Wang été 2020.
Les pièces : zippées
Toujours imprégné par l’univers du vêtement utilitaire, qui s’exprimait notamment cette saison au travers de poches multiples ou de sacs-harnais, Samuel Ross a imaginé des pièces techniques agrémentées d’une multitude de fermetures à glissière pour la dernière collection de son label A-Cold-Wall*, devenu en quelques années seulement l’un des rendez-vous phares de la Fashion Week de Londres, et notamment soutenu par Virgil Abloh, directeur artistique des collections masculines de Louis Vuitton. En diagonale sur une jupe ou à l’horizontale sur un gilet sans manches rouge brique aux découpes asymétriques, les zips sont utilisés comme des éléments fonctionnels en même temps qu’ils servent la modularité des pièces.
Une double utilisation que l’on retrouvait sur les créations punks de la marque John Lawrence Sullivan, où le créateur japonais auparavant boxeur Arashi Yanagawa les transplantait à la verticale le long des manches d’un manteau, de vestes ou sur un pull en maille. Chez Martine Rose, la fermeture à glissière permettait de détacher les manches en soie d’inspiration chinoise, greffées à un blouson d’un style tout autre. Enfin, Jordan Bowen et Luca Marchetto de JORDANLUCA utilisaient les zips pour moderniser leur tailoring, et le liait ainsi à des silhouettes sportswear déconstruites, parfois pourvues de larges poches également zippées.
Photos de gauche à droite : A-Cold-Wall* été 2020, John Lawrence Sullivan été 2020, Martine Rose été 2020, JORDANLUCA été 2020.
L’identité : LGBTQ+
Alors que cette nouvelle fashion week londonienne se tenait au début du Pride Month et qu’un couple de lesbiennes venait de se faire violemment agresser dans un bus de la capitale britannique, plusieurs collections ont mis en avant la communauté LGBTQ+, livrant des odes à la non-binarité, à la diversité des sexualités et à la liberté.
Très attendu, le défilé Charles Jeffrey LOVERBOY est sans conteste celui qui comptait dans ses rangs le plus d’invités libérés des stéréotypes de la féminité et de la virilité. Adepte du langage des symboles et de l’utilisation de pictogrammes, le designer d’origine écossaise a retranscrit cette fluidité entre les genres à travers ses créations, présentées à la British Library, sur un podium installé autour d’immenses étagères de livres anciens, éclairés derrière leur vitre sécurisée. Ici, hommes et femmes défilaient ensemble dans des habits qui différaient peu ou pas. Sur les colliers, on distinguait le signe ⚧, symbole de la transidentité, qui vient seulement d’être retirée de la liste des maladies mentales établies par l’Organisation Mondiale de la Santé. Le mannequin transgenre Krow Kian faisait d’ailleurs partie du casting, tandis que dans un costume en tartan, un motif qu’affectionne particulièrement Charles Jeffrey, un homme déambulait la bouche peinturlurée de rouge et les paupières outrageusement fardées.
Chez Art School, la volonté de représenter la communauté LGBTQ+ était encore plus clairement revendiquée, et le casting comptait de nombreux mannequins transgenres qu’Eden Loweth et Tom Barratt définissaient en coulisses comme « des divinités, des archanges de la communauté queer ».
Photos de gauche à droite : Charles Jeffrey Loverboy été 2020, Charles Jeffrey Loverboy été 2020, Art School été 2020, Art School été 2020.
L’esthétique : technique
Chez A-Cold-Wall*, où le vêtement est pensé comme une architecture en soi, comme une sorte de sculpture habitable, Samuel Ross, récompensé quelques heures à peine après son défilé du BFC/GQ Designer Menswear Fund, s’est inspiré de quatre matériaux utilisés pour la construction d’infrastructures, évoqués dans ses créations via les textures et les couleurs : le plomb, l’argile, l’eau et le verre. Taillées dans des matières fluides et légères, les parkas étaient dotées de soufflets au rôle abstrait et de multiples élastiques permettant de les rallonger, tandis que les pantalons étaient fendus aux genoux ou matelassés. Cette esthétique utilitaire était également déclinée chez C2H4, où les bandes réfléchissantes et un tissu iridescent constituaient le vestiaire de « l’ère post-humaine » annoncée par le titre du défilé. Coupes-vent, imperméables, cagoules, combinaisons de protection et même un costume cravate étaient réalisés dans des matières techniques.
Kiko Kostadinov, qui lançait les hostilités vendredi soir avec un collection très colorée inspirée par les courses hippiques, a lui livré une série de pièces aux lignes aérodynamiques. Impeccablement coupées et animées d’empiècements aux formes géométriques, ses vestes de jockeys étaient associés à des shorts satinés porté sur des collants de cycliste en tissus technique. Côté chaussures, le designer bulgare collaborait pour la cinquième fois avec Asics pour développer une série de running ultra-légères dont la semelle adoptait la technologie FlyteFoam, mise au point par la marque japonaise pour une meilleure absorption des chocs. De son côté, la jeune créatrice Alexandra Hackett mettait la technologie au service de son engagement pour une mode plus intelligente et durable chez Studio Alch, où une veste et un pantalon étaient conçus à partir de sacs en plastique, recyclés selon un procédé complexe de pressage. Enfin, pour ses premiers pas chez Fashion East, le créateur-danseur Saul Nash mettait en scène des pièces sportswear au travers d’une performance qui soulignait l’aisance de mouvement et la respirabilité garanties par ses t-shirts et pantalons de survêtements, découpés et portés avec des manchons moulant les muscles des bras.
Photos de gauche à droite : A-Cold-Wall* été 2020, C2H4 été 2020, Studio Alch été 2020, Saul Nash été 2020.
Le corps : intellectualisé
C’est toute réflexion sur le corps qu’a mené cette saison Craig Green. Porté par son questionnement sur la peau et notre rapport aux miroirs, le créateur (triple lauréat du British Menswear Designer Award) s’est ainsi confronté à notre condition de mortel qui l’a conduit à réfléchir à la notion de résurrection. Comptant parmi les plus marquantes de cette Fashion Week, sa collection comportait une nouvelle série de silhouettes en plastique de couleurs vives, qui empruntaient directement leurs motifs découpés au laser aux ribambelles de drapeaux mexicains suspendues dans les rues lors des célébrations de Pâques du pays outre-Atlantique. Ailleurs, des ensembles en satin brodé s’inspiraient d’études anatomiques zoroastriennes. Rembourrées à certains endroits, elles figuraient en volume certains muscles, les os des côtes et les tendons, tandis que les derniers looks étaient imprimés d’images de corps humains.
Poids lourd de la mode britannique et reconnu depuis les années 90 pour son approche expérimentale et conceptuelle, Hussein Chalayan a quant a lui réfléchi au corps d’un point de vue moins anatomique et plus ethnologique. Intitulée « Post Colonial Body » (« le corps post-colonial » en français), sa collection explorait l’influence de la colonisation sur les façons de s’habiller et de se mouvoir dans la danse. D’origine chypriote turque, le créateur a puisé son inspiration dans les différentes périodes de colonisation subies par plusieurs pays, du Japon à l’Argentine. Prenant pour appui ces métissages culturels, les nombreuses chemises présentées se déclinaient dans des tonalités allant du blanc au camel en passant par le beige, et arboraient parfois des rayures ou un imprimé indiquant les pas du tango argentin, une danse née d’une rencontre de cultures. Après tout, le multiculturalisme y est pour beaucoup dans ce qui continue de faire la force et la richesse de la Fashion Week de Londres.
Photos de gauche à droite : Chalayan été 2020, Craig Green été 2020, Chalayan été 2020, Craig Green été 2020.