Robes calcinées, pulls élimés, bottes fixées au scotch marron et maquillage à la suie, la tendance clochard scandaleusement initiée une quinzaine d’années plus tôt par John Galliano revient en force mais ne semble plus choquer personne. Ni les créateurs que rien n’arrête ni le public qui en a vu d’autres. Véritable parti-pris créatif ou immorale esthétisation du paupérisme ?
À l’aube du millénaire à l’heure où le luxe a faim de globalisation, Bernard Arnault confie au couturier britannique John Galliano la mission de faire coûte que coûte de Dior une référence mode internationale et une machine à sous bloquée sur un trio de 7. À peine un an après avoir poussé les portes de la classique maison française, John Galliano présente une collection haute couture printemps-été 2000 inspirée par les clochards. Les pantalons sont imprimés des caractères de papiers journaux souillés, des bouteilles vides s’entrechoquent au niveau de la ceinture et les robes semblent rapiécées, comme délabrées par les vicissitudes d’un quotidien dans la rue. Subversion, scandale, jackpot.
Quinze ans plus tard, cette tendance, que la mode avait longtemps abandonnée au profit d’une allure minimaliste impeccable, refait surface. Le jean n’est plus le seul élément de la garde-robe à se voir lacéré à coups de cutters énervés, les ensembles sont trop grands, dévorés, calcinés.
DES TROTTOIRS AUX PODIUMS
De gauche à droite : Ottolinger printemps-été 2017, Ottolinger printemps-été 2017, Anne Sofie Madsen printemps-été 2017, Anne Sofie Madsen printemps-été 2017
Le label Ottolinger qui présentait cette saison son printemps-été dans le cadre de la fashion week de New York annonçait en coulisses avant le show avoir voulu « jouer avec la perception de la beauté ». Les deux créatrices berlinoises l’ont mise au défi avec des robes réalisées en patchwork de morceaux de collants chair et des bottes recouvertes de ruban adhésif marron. Du scotch, déroulé également sur les pièces d’Anne Sofie Madsen, designer basée à Paris et passée, avant le lancement de sa marque éponyme, chez Galliano et McQueen.
De gauche à droite : Raf Simons automne-hiver 2016, Raf Simons automne-hiver 2016, Moschino automne-hiver 2016, Philosophy di Lorenzo Serafini printemps-été 2017
Mais la mouvance ne se résume pas à quelques petits labels indépendants. Le belge Raf Simons a revu sur son podium automne-hiver 2016 les proportions de ses silhouettes en format oversize. Sur une chemise et un pantalon formels, s’échoue une maille très grande taille au col et aux manchettes déchirés. La bourgeoise italienne Moschino n’a, quant à elle, pas résisté à Jeremy Scott qui carbonise ses robes de soirées ; habituée des palaces vénitiens, elle termine sa dolce vita dans les ruelles de Naples. Elle y retrouve la femme Philosophy di Lorenzo Serafini qui, pour l’été, enfile un ensemble en crochet déstructuré ceinturé par une corde et quelques chutes de cuir.
Ce culte voué à la déconstruction et à la destruction ne date pas d’hier. « Il faut remonter une trentaine d’années auparavant, à l’époque de Vivienne Westwood et à celle de la mode punk. C’était déjà une grosse révolution d’intégrer la mode punk de la rue aux collections de mode de créateurs, une mode assez chère et prestigieuse. Le punk a vite été intégré, avec ses codes du style vêtements déchirés, rapiéçage, patchwork, messages agressifs sur les t-shirts,… », raconte Frédéric Godart, sociologue de la mode.
LE « NÉO-PAUVRE »
De gauche à droite : Balenciaga automne-hiver 2016, Balenciaga printemps-été 2017, Balenciaga automne-hiver 2016, Balenciaga printemps-été 2017
Mais la tendance paupériste se revendique-t-elle uniquement en 2016 du mouvement punk et du grunge qui lui a succédé ? Si le revival de cette sous-culture des années 1990 a eu sans conteste une influence sur la mode de ces dernières saisons – et notamment celle d’Hedi Slimane chez Saint Laurent -, le néo-grunge ne suffit pas à expliquer le « néo-pauvre ».
« C’est un nouveau clochard, une jeunesse précarisée, en porte-à-faux. Il y a un retour de cet esprit banlieue un peu cracra, de toute cette mise en scène du prolétariat et de la déchéance, développe Vincent Grégoire du bureau de tendances Nelly Rodi. On est dans une période schizophrène. D’un côté, on a un nouveau glam-bling Kardashian et compagnie, de la dorure, du fric de la frime. Et de l’autre, il y a un phénomène presque inverse de mise en avant de l’alternatif, d’une forme d’hyper-réalité ».
Celle-ci est aussi incarnée par l’ascension éclair du collectif Vetements qui redéfinit presque à lui seul les codes du luxe depuis sa fondation en 2014. Sans compter la nomination de son directeur créatif Demna Gvasalia chez Balenciaga l’an dernier, révélatrice d’un changement de paradigme majeur pour l’industrie. « Cette culture de la rue, du rien, cette culture Guerrisol est sublimée dans une marque chantre du luxe et de l’élégance. Sur le dernier défilé [printemps-été 2017], on voit des pièces qui cultivent la précarité, et notamment des sacs en cuir inspirés des housses de couette en plastique », continue Vincent Grégoire.
VERS UN NOUVEAU LUXE
Se donner l’air pauvre pour être plus cool ? Cette dynamique semble fantaisiste mais la réalité ne s’en éloigne pas tellement. Pour le directeur du pôle Lifestyle de l’agence Nelly Rodi, « C’est une réaction à trop de luxe, un luxe très arrogant, très suffisant. Au bout d’un moment, on a un peu fait le tour de ces matières précieuses, de ces personnalisations à coup de dorures et de diamants ». La mode part en quête d’un sens nouveau, commun, et tente à tout prix de se renouveler, consciente qu’elle risque de finir par tourner en rond.
« Quand les créateurs d’aujourd’hui déchirent un truc des années 70 trouvé aux puces pour le combiner avec une pièce sportswear, ils disent fuck le retro, fuck le vintage. »
« Dans l’industrie, il y a une nostalgie qui domine qui fait qu’on réinterprète constamment le style du passé », constate Frédéric Godart. Si bien que les solutions trouvées pour dessiner le futur de la mode prennent souvent la forme de patchworks, de mélanges, d’hybrides dont la paternité revient à la rue.
« Quand les créateurs d’aujourd’hui déchirent un truc des années 70 trouvé aux puces pour le combiner avec une pièce sportswear, ils disent fuck le retro, fuck le vintage. C’est une façon de savonner la planche des aînés qui ne veulent pas lâcher le bout de gras », lance Vincent Grégoire.
Vejas automne-hiver 2015
Est-ce pour autant la caution pour se permettre le n’importe quoi ? Loin de là. Le jeune canadien Vejas, l’un des chefs de file de cette nouvelle mode expérimentale grâce à ses créations qu’il appelle lui-même « alien », a remporté cette année le prix spécial LVMH décerné par un jury composé des plus respectés créateurs de mode. « Ça marche chez les gens qui ont culture de la mode. C’est comme pour un pianiste qui a fait des gammes toute sa vie, il peut ensuite se permettre d’improviser », ajoute le spécialiste des tendances.
La mode devient plus instinctive et s’octroie plus de libertés. Va-t-elle trop loin dans l’esthétisation de la pauvreté ? « À partir du moment où des codes stylistiques de certaines classes sociales ou de groupes sociaux sont repris par les créateurs, ça devient très cher, il y a des décalages qui peuvent apparaître ridicules, parfois immoraux. Et bien qu’on lui ait beaucoup reproché, la mode est dans un jeu esthétique », décrypte Frédéric Godart.
Du temps de Galliano, le concept causait de multiples outrages. Force est désormais de constater une normalisation de la provocation. Aujourd’hui, le grand public est plus affecté par l’appropriation culturelle que par le renouveau d’une tendance que l’on baptisait à l’époque « homeless chic ». Pour Vincent Grégoire, « le haut peut rejoindre le bas et le bas peut rejoindre le haut. Ça n’est pas une diabolisation, c’est un miroir tendu ».