La singularité reviendrait-elle (enfin) sur le devant de la scène ? La dernière campagne Lanvin en offre un exemple significatif avec l’une de ses nouvelles égéries, Anna Cleveland, qui pose aux côtés de sa mère pour une série étrangement… belle. Traits vaguement irréguliers, dimensions habituelles du visage peu respectées : la jeune Cleveland plaît beaucoup. Comme Issa Lish, dont le mélange de ses origines, mexicaines et japonaises a conféré une allure absolument étonnante. Et suffisamment séduisante pour se permettre de porter un T-shirt « That Girl Needs A Xanax ». Quant aux autres modèles dotées d’un physique plus classique, elles tentent tout pour sortir de la masse, la teinture en brune étant le dernier outil en vogue. Après la consécration d’Edie Campbell, survenue après son improbable coupe mulet noir corbeau, les tops couvrent leur blond bébé d’une couleur plus sombre. Pour le plus grand plaisir des marques, qui voient là un excellent moyen de renouveler leur cheptel sans perdre trop de repères. Et d’affirmer, une fois pour toutes, que la mode est d’abord une histoire de style. Le non respect des conventions mode ne s’arrête pas là : Joan Didion chez Céline et Joni Mitchell chez Saint Laurent prouvent que l’on peut rester belle même après 60 ans, et terriblement désirable pour des maisons en soif de sens. La guerre de la plus belle pour aller poser aurait-elle atteint un point de non retour ? On a tout connu chez les mannequins : les sylphides des sixties, les libérées des seventies, les femmes fatales des 80’s, les belles plantes des années 90, les androgynes des années 2000, les rebelles des années 2010. Celles qui ont su se démarquer sont celles qui avaient « le » truc en plus. Si Naomi ou Claudia restent des références, Kate Moss est toujours indétrônable : brindille au milieu des girondes, mutique parmi les bavardes, elle était unique. Et l’est encore. Baudelaire, à qui elle aurait sans doute beaucoup plu, écrivait : « le beau est toujours bizarre. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que cette bizarrerie qui le fait être particulièrement Beau. C’est son immatriculation… » Aujourd’hui, l’étrangeté est au contraire volontaire, recherchée, étudiée, mise en scène. Et offre, dans un territoire parfois asphyxié de l’imagerie mode, un peu d’air frais.
Un texte de Sophie Rosemont.