Pourquoi Amanda Lear est-elle si fascinante ?

Article publié le 20 décembre 2016

Texte : Lily Templeton pour Magazine Antidote : The Freedom Issue
Photo : Amanda Lear pour Bravo 1997

Où qu’elle aille, Amanda Lear n’entre pas, elle apparaît. Muse de Salvador Dalí, dont elle serait la plus grande et la plus surréaliste des créations, cette blonde incandescente est sans doute l’un des derniers grands mirages créatifs et l’une des premières célébrités postmodernes. Elle raconte ici sa vie aux côtés des illustres hommes qui l’ont partagée, défend le positivisme comme nouvelle philosophie et explique pourquoi la solitude est sa plus grande liberté.

De ses origines, elle entretient le mystère. Après tout, on ne demande à une dame ni sa date ni son genre de naissance. Née au milieu du XXe siècle quelque part du côté de l’Indochine, d’un père d’origine européenne et d’une mère qui lui aurait légué ses spectaculaires pommettes et yeux en amande, Amanda Lear éclot dans les Swinging Sixties. Fraîchement arrivée à Londres, elle suit des cours à la Central Saint Martins et intègre bientôt le demi-monde de la scène musicale. La tornade blonde pose rapidement pour Paco Rabanne ou Yves Saint Laurent, puis Mary Quant et Ossie Clark, entre autres.Mais s’il faut inscrire une date, l’aurore du mythe d’Amanda Lear remonte à 1973, année de sortie de l’album séminal de Roxy Music For Your Pleasure dont elle recouvre la pochette, une panthère noire tenue en laisse au bout de son poignet. Contrairement à ses contemporaines dont la gloire ne s’est jamais émancipée de celle des illustres hommes de leurs vies, Amanda Lear se forge une carrière. Bowie, son amant d’alors, trouve sa voix particulière et l’encourage à se lancer en finançant ses débuts. Son tout premier album, au titre évocateur de I am a Photograph, connaîtra un succès relatif mais aura le mérite de la lancer. Au moment où Londres prend le virage du punk, elle s’exporte en Italie et en Europe continentale pour qui elle se mue en une néo-Marlène Dietrich scandaleuse et glamour. Entre rumeurs de transsexualité et amours sulfureuses avec Brian Jones des Rollling Stones, tour à tour actrice de théâtre, et égérie gay, le personnage qu’elle se construit fascine plus que ses performances artistiques.Mais il ne peut y avoir d’héroïne sans tragédie. En 2000, elle perdra à la fois son mari, le producteur Alain-Philippe Malagnac d’Argens de Villèle et une partie de son inestimable collection de toiles de Dalí dans l’incendie de leur mas provençal. Aucune de ses douleurs personnelles ne semble pourtant avoir atténué l’éclat de la reine Lear, souveraine du disco, qui continue aujourd’hui encore à construire la légende d’une femme libre de toute étiquette.

« Quand on a trop de liberté, tout devient possible et finalement nous ne sommes pas heureux. »

Antidote :  Votre dernier album, Let Me Entertain You, parle beaucoup de divertir l’autre, plutôt que soi-même.
Amanda Lear : Quand je vais à un concert, au cinéma ou au théâtre, j’ai envie d’être divertie, d’oublier mon quotidien, les grèves, les attentats. Curieusement, beaucoup d’artistes se permettent de rappeler le quotidien, les tragédies que nous vivons, et que le monde est foutu. Non, on ne paie pas trois, quatre, parfois cinq cents euros pour que Madonna ou une autre nous remâche ce qu’on a lu dans le journal ce matin. C’est pour oublier, pour rêver.
Mon mal-être, je ne tiens pas du tout à le partager avec le public. C’est mon petit enfer personnel. Ils ont encore plus d’angoisses que moi. Tout au long de ma carrière et en écrivant mes chansons, j’ai souvent parlé de déception et de trahisons amoureuses. Alors vu l’époque que nous traversons, j’ai souhaité que nous soyons positifs ensemble. Donc j’ai choisi des titres optimistes, qui prônent que la vie sera plus belle demain, comme The Best is Yet to Come et je termine l’album par la chanson Smile qu’avait écrite Charlie Chaplin. J’ai vraiment voulu dire aux gens qu’il faut se redonner la pêche, il faut vraiment qu’on ait envie de rigoler ensemble et non pas pleurnicher du matin au soir. L’entertainment, le divertissement, pour moi, ça a toujours été ça : faire en sorte que le public sorte en ayant la banane et en fredonnant les chansons qu’il vient d’entendre.
Alors que la société ne nous a jamais accordé autant de liberté, les gens paraissent plus déprimés que jamais. Pourquoi ?
Cela peut paraître très curieux, et c’était la grande théorie de Salvador Dalí. Lorsqu’il était jeune, il avait voulu échapper au service militaire, ou quelque chose comme ça, et il avait fait un mois ou deux en prison. Il me racontait qu’il n’avait jamais été aussi heureux qu’en prison, que cette privation de liberté avait été un bonheur total parce que chaque petite minute du quotidien était sujette à réjouissance : un rayon de soleil qui passait au travers de la fenêtre de la cellule, regarder un petit scarabée ou une fourmi se promener sur le mur, le sol illuminé par le soleil couchant… Ce sont ces petits détails de la vie quotidienne qui font le bonheur, finalement. Il disait aussi être pour le régionalisme, se concentrer sur un petit périmètre autour de chez soi, son voisin, son village et non imaginer qu’il faut aller en Chine, à Bali ou au Japon.
Quand on a trop de liberté, tout devient possible et finalement nous ne sommes pas heureux. Seule la restriction de ces possibilités permet le bonheur. Sans foutre tout le monde en prison, évidemment.

Amanda Lear pour Bravo, 1977
Comment reste-t-on soi-même à proximité d’artistes comme Dalí ou David Bowie ?
Ça n’a pas été facile car je suis tombée sur des gens que j’admirais beaucoup. Dalí, David Bowie, ils avaient une très forte personnalité. À côté d’eux, on n’existe pas parce qu’ils sont le soleil. Ça avait un côté tyrannique, cette obligation d’applaudir à leur succès. J’ai voulu garder ma liberté. Je me rappelle, avec Dalí, je critiquais beaucoup, disais que je n’aimais pas sa peinture ou qu’il fasse le clown, et on me le reprochait. Pareil avec Bowie. Ce côté désapprobateur, j’y tenais beaucoup, c’était ma manière de conserver mon intégrité, ma personnalité.
Lorsque j’ai été mise sous contrat, les managers ont voulu changer ma couleur de cheveux, ceci ou cela. J’ai eu beaucoup de mal avec ça parce que je voulais rester totalement libre de mes choix. Je ne suis pas Mireille Mathieu, cela ne va pas avec ma personnalité. Je suis comme on dit « belle et rebelle ». Cette rébellion fait que j’ai du mal à rentrer dans le moule. Il ne faut pas succomber au système. Il faut rester libre de ses choix et ne pas suivre la mode.

« Nous avons tous le choix, et c’est à nous de faire le bon »

Diriez-vous que vous êtes fataliste ?
Il faut accepter le destin, c’est comme ça. Je l’ai appris de ma mère qui avait des origines asiatiques et ça m’énervait toujours un peu de voir à quel point elle acceptait sa destinée. Moi, je refusais d’accepter que nous vivions du mauvais côté de la rue et j’enviais les belles maisons que je voyais en face.
Fataliste n’est peut-être pas le mot juste. Nous avons tous le choix, et c’est à nous de faire le bon. Mais il y a certainement des implications, des conjonctions décidées dans les étoiles, dans le cosmos. Mais au dernier moment, c’est nous qui prenons la décision. On ne peut s’en prendre qu’à soi-même lorsque tout va mal.
Je crois par contre beaucoup au destin, que tout est écrit. De toute façon, je n’ai pas de plan de carrière. Les choses arrivent toutes seules, et je crois beaucoup à cette espèce de mentalité tzigane. Il faut vivre le monde, sa vie, minute par minute. Il ne faut plus penser à ce qu’on a fait hier, parce que c’est trop tard, ni à demain parce qu’on ne sait pas ce qui se passera. L’instant présent est le plus important pour moi.
Les gens négatifs m’énervent, parce que partir d’une pensée négative garantit que ça ne marchera jamais. L’être humain a la capacité à trouver une solution et on en a toujours trouvé. On en trouvera pour l’écologie, sauver la planète, enrayer la crise. Il faut rester positif.

À gauche : Amanda Lear au show Jean Paul Gaultier printemps-été 1992
À droite : Amanda Lear au show Thierry Mugler, 1994
Au fil de votre carrière, vous avez parfois choqué par votre franc-parler. En quoi pensez-vous que la provocation soit nécessaire ?
Vous savez, si on veut faire bouger les choses, il faut forcément faire un peu de bruit. Salvador Dalí me disait : « quand vous rencontrez quelqu’un pour la première fois, foutez-lui un grand coup de pied dans le tibia. Votre image et votre nom seront toujours liés à cela. »
Quand on veut que quelqu’un se rappelle de nous, il faut provoquer, choquer, scandaliser ; c’est ce qu’a fait Gainsbourg en brûlant un billet de 500 francs. C’est ce qu’ont fait des tas d’artistes : taper un grand coup, choquer pour faire bouger le monde, faire bouger les mentalités, faire évoluer. Il n’y a que ça qui marche.
Les gens n’écoutent pas la méthode « gentille » qui tente de les raisonner. On ne se rappelle que des choses choquantes. Et de la plupart des grands artistes qui ont marqué l’histoire, on a aussi retenu la tragédie, ce qui est lié à leur parcours.
Polnareff est pour toujours lié à l’image de ses fesses, parce qu’il avait essayé de choquer le bourgeois, les bonnes mœurs. Moi, évidemment, j’ai voulu faire un tout petit peu pareil. Quand j’ai démarré, il y avait des dizaines de jolies filles qui faisaient de la musique disco. Pour rester dans les mémoires, il fallait d’abord qu’on parle de vous, en bien, en mal, de vos amours, de votre sexualité, de vos scandales, de la drogue que vous preniez ou pas. J’ai pris exemple sur Dalí, qui provoquait avec des déclarations tonitruantes. « Comment osait-il dire des choses pareilles ? », se demandait-on, et ça attirait l’attention sur lui. Plus on parle d’un artiste et plus il vend.
Toutes les gentilles mignonnes qui se sont fait photographier avec un petit lapin dans les bras, on les a oubliées. Moi, quand j’étais photographiée dans ma maison en Provence, ce n’était pas en train de cueillir les roses, il fallait que ce soit avec une panthère en laisse ou nue avec un t-shirt mouillé parce que c’est ce qui fait vendre. Je me suis rendue compte qu’il fallait chercher la provoc’, l’image qui va choquer. Mais cela fait aussi beaucoup de tort. Les gens ont très peur parce qu’ils n’ont pas de sens de l’humour et prennent tout très mal. Ils ont tendance à oublier que c’est une attitude, un jeu, un rôle.

« Ce que je déteste dans le mot homophobie, c’est justement la phobie, la peur. »

Est-ce cette possibilité de déranger qui a fait de vous une icône gay ?
C’est la liberté d’être soi-même. Ce que je déteste dans le mot homophobie, c’est justement la phobie, la peur. On ne doit pas avoir peur, pourquoi feraient-ils peur ? Certains peuvent déranger. Je ne suis pas pour la provocation gratuite, parce qu’elle excite les déséquilibrés et peut les faire passer à l’acte. Lors de la Gay Pride, un homo déguisé en bonne sœur les fesses à l’air va choquer les braves mères de famille qui trouvent qu’ils exagèrent, alors que deux garçons qui disent s’aimer depuis des années et vouloir simplement être heureux ensemble vont juste émouvoir.
Être une icône gay est un avantage merveilleux. Ils adorent les femmes qui n’ont peur de rien, qui prennent soin d’elles. Ils disent qu’ils cherchent cela dans un amant, et que, s’ils étaient des femmes, ils aimeraient être comme elles. Donc ils s’identifient et c’est un public absolument délicieux qui vieillit avec vous. Le pire public est le public jeune qui grandit et vous jette au bout d’un an. Au départ, il y avait Cher, Dalida, on était quatre, cinq. Maintenant, toutes les chanteuses, que ce soit Kylie Minogue ou même Lara Fabian, cherchent à le devenir. C’est devenu la référence totale.
Amanda Lear et Dalí
Qu’évoque le mot « liberté » pour vous ?
La vraie liberté, c’est d’être seule. Et souvent, on me demande si je ne m’ennuie pas toute seule. Bien au contraire ! Quel bonheur total d’être seule, faire ce qu’on veut, manger ce qu’on veut, se coucher quand on veut. Vivre comme on veut et ne rendre de compte à personne.
Je peins toute la journée si je veux, je vis avec douze chats, je m’achète ce que je veux. Quand on me demande quel est mon secret, je dis que c’est de m’assoir à côté d’une femme laide. Comme ça, j’ai l’air bien à côté.
J’ai choisi d’être une femme libre et une femme libre ne doit pas demander à un mec : « tu ne veux pas m’acheter cette robe, j’ai vu cette robe, elle me plaît… ». On ne doit pas dépendre d’un mec qui va vous acheter votre robe, régler pour vous votre vie… Je m’achète moi-même mes robes, et si j’ai envie de sortir avec un garçon, le fait que je l’invite à dîner ne fait pas de lui un gigolo pour autant, surtout si je n’ai pas envie d’un McDo. Je pense qu’être une femme libre, eh bien, c’est un petit peu ça.
En anglais, on dit « misunderstanding » donc je dirais qu’il y a un misunderstanding, un quiproquo au sujet de la liberté. Les gens croient qu’être libre c’est faire n’importe quoi. On confond liberté et permissivité.
La permission de faire tout, pour moi, ce n’est pas acceptable. La liberté en revanche, c’est le manque de contraintes. C’est affreux de tendre vers une société où tout est surveillé, où on n’est plus libre du tout.
Une société où tout le monde se lève à la même heure, mange la même chose, c’est une dictature. On va vers 1984, le roman d’Orwell. Je comprends pourquoi les gens opposent la liberté à la dictature importante. Mais pour moi la liberté importante c’est celle du choix. On peut choisir la dictature, certains aiment ça. La liberté, c’est le choix de choisir ma sexualité, mon boyfriend, ma façon de m’habiller, mon programme télé, ce que j’ai envie de manger. C’est vraiment le pouvoir de choisir de faire son choix.
Notre société dicte comment manger, quoi porter, comme si nous étions incapables d’organiser nos vies. C’est extraordinaire : l’être humain est là depuis des milliers d’années et s’est toujours bien débrouillé. Aujourd’hui, nous avons apparemment besoin d’être assistés du matin au soir.
Cet article est extrait du Magazine Antidote : Freedom Issue hiver 2016
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