Qui est Richard Torry, figure oubliée du punk et virtuose du tricot ?

Article publié le 9 mars 2020

Art

Texte : Julie Ackermann.
Photo : visuel de presse Minty, courtesy de Richard Torry.
09/03/2020

Jusque-là très confidentielle, l’œuvre du londonien Richard Torry s’expose pour la toute première fois, dans l’artist run-space Goswell Road à Paris. Designer à l’avant-garde du knitwear dans les années 80, également musicien, et collaborateur de l’iconique Leigh Bowery ou encore de Vivienne Westwood, cet artiste était l’un des catalyseurs de la culture punk DYI londonienne.

Lorsqu’on écrit sur un artiste, en général, le travail est déjà prémâché. On se réfère à un corpus de textes, on cible quelques éléments-clés, puis on déploie le tout. Mais avec Richard Torry, la tâche est bien plus compliquée. Internet est presque muet à son égard et rien n’a jamais vraiment été rédigé à son sujet. Toute en circonvolutions, sa carrière oblige, qui plus est, à repenser en profondeur la façon dont l’histoire et l’écriture peuvent s’emparer de trajectoires artistiques aussi arborescentes. Car Torry laisse derrière lui des collections de vêtements, mais surtout pléthore de collectifs et de réseaux de relations enchevêtrées.

En effet, Richard Torry, avant de façonner une œuvre personnelle cohérente, coagule d’abord les forces créatives de son temps. Au créateur concentré sur soi ou sur une discipline, il préfère la posture de l’artiste faiseur de liens. Au fil de sa vie, il engage puis laisse éclore des collaborations, et contribue ainsi à façonner la culture punk anglaise. Celle-là même qui permettra l’émergence d’icônes ultra-célèbres, dont ses amis Vivienne Westwood, Leigh Bowery ou encore Derek Jarman. Qu’il soit designer ou performeur, le « génie » n’existe en effet jamais de manière isolée et sans un contexte d’effervescence culturelle.

À partir de la fin des années 1970, Richard Torry est devenu l’un des architectes de ce foisonnement créatif, tout en restant relativement discret. Les informations à son égard restaient d’ailleurs largement lacunaires avant l’exposition parisienne qui lui est dédiée au sein de Goswell Road, à Paris. La faute à qui, ou à quoi ? Sans doute au culte de l’individu-marque, dans nos sociétés où la « célébrité » se conjugue rarement au pluriel.

Coralie Ruiz et Anthony Stephinson, les commissaires de l’exposition (également artistes), ont vécu à Londres au sein des milieux contre-culturels. Ils connaissaient donc bien l’oeuvre confidentielle de Torry, et ont récemment décidé d’aller plus loin en menant l’enquête sur cette « personnalité sculpturale tricotant des pulls et des réseaux », expliquent-ils. En se plongeant dans le dédale d’un underground labyrinthique, à travers des entretiens et des archives, le duo a ainsi réuni dans l’exposition des pièces inédites et pour la plupart jamais montrées : créations du designer, photos, articles de presse, dessins, vidéos… L’occasion d’enfin célébrer en bonne et due forme l’œuvre kaléidoscopique de cet artiste, à travers laquelle se reflète l’esprit du punk et ses multiples facettes.

Photo : Torry portant ses propres créations, 1977, courtesy de Richard Torry.

Le projet n’était pas aisé car la trajectoire de Torry est plurielle et dissolue. Mais une constante demeure : l’envie irrépressible de faire collectif. Cet élan se manifeste très tôt chez ce britannique né en 1960 à Redhill, une petite ville au sud de Londres. Encore au lycée, il fonde un groupe de musique avec son professeur d’art, et affiche par ailleurs dans les couloirs de l’école les dernières pages des carnets des élèves, mettant en avant les noms, les pénis et autres dessins qu’ils y gribouillent. Avec cette cartographie de l’ennui, Torry se présente déjà comme l’initiateur de communautés rebelles. À 18 ans, en 1978, il s’envole à Londres, attiré par la culture émergente des squats et de ce qui restera l’obsession de sa vie : le punk.

Torry s’inscrit alors à l’université, avant de rapidement décrocher, tandis que son aura et son style lui valent d’être remarqué dans la rue par Malcolm McLaren, qui vient de lancer SEX (le magasin qui a lancé la mode punk à Londres) avec Vivienne Westwood. Le styliste et futur agent des Sex Pistols lui propose d’auditionner pour un groupe. Il est également séduit par le pull porté par Torry, marqué par un patchwork de larges mailles rouges, vertes et noires, dont les larges manches sont si longues qu’il serait impossible de travailler avec (un petit chef d’œuvre grunge avant l’heure, d’ailleurs retenu pour être présenté dans l’exposition). Torry intègre peu après l’équipe de Vivienne Westwood, à l’époque où elle imagine la collection « Pirates » qui lui apportera un nouvel élan de célébrité.

Photo : Pièces tricotées classiques de Richard Torry. Images issues de John Moore Re-Imagined.

Rapidement, Westwood lui aménage un espace dans son studio afin qu’il puisse y concevoir de nouvelles créations tricotées. Puis en 1981, Torry quitte la créatrice pour fonder sa propre marque. Rencontré dans le club gay Bang!, le réalisateur Derek Jarman – avec qui il publiera plus tard de longs entretiens – lui donne un coup de main.

La maille devient sa marque de fabrique et l’ingrédient de sa renommée. Torry parvient à déconstruire et rajeunir cette forme méprisée associée à un conservatisme bourgeois. Il travaille par exemple des motifs évoquant des arêtes de serpent et parvient à concevoir grâce à une machine un pull entremêlant lacets de chaussures et laine écrue. Qu’ils soient faits main ou conçus à la machine, les pulls du jeune créateur sont des pépites expérimentales, ainsi que les témoins de son mode de vie.

Dans un entretien avec son collaborateur Rckay, bientôt publié par Goswell Road, Torry explique « qu’il faisait très froid dans les lieux de la culture squat à la fin des années 70. Donc, oui, j’ai fait de gros pulls que les gens pourraient porter (..) dans des entrepôts ». À l’époque, ces derniers sont arborés par la communauté artistique londonienne (et par de nombreuses personnalités dont Boy George, David Bowie ou encore Larry Mullen, le batteur de U2). « La mode n’est pas une passion, mais avant tout un outil », poursuit Torry, effronté et revendiquant par là une ambition ultra-contemporaine, car similaire à celle de marques comme Telfar, Vaquera ou Barragán, à savoir rassembler des communautés esthétiques et affectives invisibilisées.

À gauche : Richard Torry Striped Target Cardigan. Image de presse, courtesy de Richard Torry. À droite : Pièce tricotée classique de Richard Torry. Image issue de John Moore Re-Imagined.

À l’époque, la communauté de Torry s’articule autour du punk et des LGBTQ+, refuges hédonistes et viviers créatifs de la mode. Boy George, les punks peacocks, Leigh Bowery, ou encore les Blitz Kids s’y bousculent pour exhiber leur tenues extravagantes. Richard Torry est un habitué du Blitz, de Billy’s et bien sûr de Taboo, le club fondé par son ami Leigh Bowery, auquel il fait découvrir les soirées BDSM et fétichistes FIST. Torry dynamise cette scène à laquelle il appartient. « Pour lui, le punk ne se réduit pas à la musique ou à la mode, c’est un ensemble qui produit un environnement, quelque chose capable de changer la culture, quelque chose qui change la vie », ajoute Anthony Stephinson.

La marque du jeune créateur est bientôt remarquée par la future légende des nuits new-yorkaises, Susanne Bartsch. Cette dernière présente en 1983 un panel de jeunes designers londoniens dans sa boutique à Soho. Elle vend également du Vivienne Westwood et du John Galliano. Grâce à cette initiative, la marque de Richard Torry s’exporte ensuite à New York, Tokyo, Paris, Milan, ou encore au Japon, où il vend beaucoup, tout en restant ancré à Londres. C’est ici qu’il participe à l’une des aventures collectives clés de la décennie : la House of Beauty and Culture (HOBAC) fondée par le designer John Moore. Le projet aurait, selon la rumeur, poussé Martin Margiela à se lancer dans son entreprise de déconstruction du vêtement…

De 1986 à 1989, l’espace, à la fois studio et magasin, accueille un collectif à l’esthétique post-punk, romantique et dystopique. John Moore imagine des chaussures dickensiennes en cuir, le créateur Christopher Nemeth assemble des morceaux de vêtements déchirés, des cordes et des toiles de sac de courrier postal et Judy Blame, de son côté, crée des bijoux à partir de rebuts de métal… Célébrant le recyclage comme les processus artisanaux, le projet s’érige face aux logiques industrielles et homogénéisantes du vêtement de masse. Les artistes y célèbrent le geste de la main, donnant lieu à des créations écolos et très DYI.

À gauche : Negatifs des années 1980, photo de Dan Lepard, courtesy de Richard Torry. À droite : Sac à la taille corne d’abondance en cuir, photo de Dan Lepard, courtesy de Richard Torry.

Au sein de l’HOBAC, Torry continue de tricoter de larges pulls, activité manuelle mais aussi métaphorique à l’égard de son rôle auprès de la scène underground de l’époque. Torry tisse des toiles et enjoint les gens à se lover dans ses pulls douillets, répondant ainsi à un contexte socio-politique aussi glacial que les entrepôts qu’il fréquente : crise dévastatrice du SIDA, récession économique, fragmentation de la société amenée par le néolibéralisme sauvage… La conservatrice Margaret Thatcher est d’ailleurs au pouvoir ; elle qui dira : « il n’y a pas de société, il n’y a que des individus ». Toute sa vie, le designer cherchera à lui donner tort à travers sa pratique créative.

Situé à Soho, l’appartement de Torry est un hub de rencontres. Sur sa porte, un signe résume toute sa philosophie : « THIS IS A WORKPLACE, IF YOU WANT TO POP ROUND YOU’RE WELCOME, BUT YOU WILL BE EXPECTED TO HELP WITH THE WORK » (« CECI EST UN ESPACE DE TRAVAIL, SI VOUS VOULEZ ENTRER, VOUS ÊTES LES BIENVENUS, MAIS VOUS DEVREZ AIDER », en français). Une vingtaine de personnes lui rendent visite chaque jour dans son appartement. Torry y conçoit des sacs, des vestes évoquant des armures, ou encore une banane en cuir ayant la forme d’une corne, à disposer sur l’entre-jambes (cet attirail en cuir répond à la dureté du réel ainsi qu’à la crise du SIDA, et à l’injonction de se protéger). De 1985 à 1995, lui et Leigh Bowery font par ailleurs des cadavres exquis (dessins collectifs) avec les visiteurs dans cet appartement. Ils fomentent là les grandes lignes de leur groupe de musique Minty.

En 1991, Torry, en conflit avec les producteurs japonais de ses collections, arrête sa marque. Presque immédiatement, il forme le groupe « Un Homme Et Une Femme » avec Louise Prey, puis Minty avec Leigh Bowery. Leur ambition : faire de leur réunion un rassemblement artistique ultime, « un groupe qui ne soit pas seulement un groupe de musique, mais qui crée aussi des vidéos, des performances, une ligne de vêtements…», explique Anthony Stephinson. Minty devait « être axé sur une idée directrice et non sur les personnalités », selon les mots de Torry. L’artiste s’est toujours présenté comme « collectiviste », croyant toujours à la supériorité du groupe sur l’individu.

Photo : Mark Le Bon, Richard Torry, image de campagne japonaise / London Station Label, 1985, courtesy de Richard Torry.

La première chanson de Minty, titrée « Love in Pain », puis le single « Useless Man » s’inspirent de conversations tenues à travers des hotlines de cruising gay. Le groupe tient ainsi à se démarquer de RuPaul et de son titre ultra-glamour « Supermodel ». Puis, au fil du temps, Minty s’enrichit de nouvelles personnalités (Nicola Bateman, Trevor Sharpe, Neil Kaczor…) et marque les esprits de par ses performances, à l’occasion d’une fête pour l’artiste aujourd’hui superstar Damien Hirst, dans des bars, à des festivals et même à la télévision galloise. Lors de certaines d’entre elles, Leigh Bowery « accouche » sur scène de sa femme Nicola, alors cachée dans sa tenue.

Six mois avant la mort de Leigh Bowery, en 1994, Minty se produit à Fort Asperen, dans un parc au Pays-Bas. Torry joue de la guitare presque nu, et Leigh Bowery, le visage recouvert de maquillage noir, chante le corps renversé, pendu, du sang coulant sur son corps blessé par des cordes. Le dernier show du groupe a lieu quant à lui au Freedom Café. Lucien Freud et Alexander McQueen font partie de l’audience, témoignant de l’impact culturel qu’il possède.

Après la mort de Bowery, l’aventure Minty se poursuit. Plus tard, Torry enchaîne divers projets musicaux, dont le groupe Offset, axé sur la performance, puis Sound Storm. Il mixe dans des clubs emblématiques tels que Kashpoint et Harder Faster Louder… mais aussi lors de défilés pour Robert Cary-Williams, Diesel et Fabio Piras notamment. Avec son groupe The Siren Suite, il hybride musique classique, synthé en live et performance. Avec l’artiste Rckay (LR), à partir des années 2000, Torry mène ensuite plusieurs projets comme The Paper People ou son art-band Winnie the Poof.

Cette énumération montre, comme le souligne Coralie Ruiz, que « Richard Torry a constamment besoin de créer des connexions et de déstructurer l’art de son temps. » Impossible en effet de se focaliser sur un seul de ses projets, car le tout forme cette toile underground, mouvante, ce réseau-tricot qui fait l’identité artistique de Torry. Et si l’artiste n’a sans doute pas la flamboyance d’un Leigh Bowery ou d’une Vivienne Westwood, il excelle cependant dans cette qualité trop dépréciée – et pourtant centrale – d’activer des expériences interpersonnelles au détriment de l’objet, de la matérialité et de la postérité. Et Coralie Ruiz de conclure : « Richard a une importance artistique, historique, sociale. Sa posture est aussi très avant-gardiste et très intelligente. Le monde est dans une très mauvaise situation, et je ne suis pas une hippie, mais je soutiens que nous avons besoin de prendre du recul, de prendre le temps de réfléchir à ce qui nous arrive. L’art ne doit pas être une compétition de production. Produire toujours plus d’œuvres… C’est inadéquat. Nous avons besoin de faire ce que Torry a fait : partager, connecter les gens, les faire réfléchir entre eux et discuter, afin d’inventer et de construire son propre monde. C’est absolument urgent. » Tout est dit.

L’exposition Richard Torry est présentée jusqu’au 21 mars 2020 à Goswell Road, 22 rue de l’Échiquier, Paris 10. Ouvert du jeudi au samedi de 14h à 19h ou sur rendez-vous. Plus d’informations ici.

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