« La Parade de l’aveuglement » : l’exposition minimale et queer de Dorian Sari

Article publié le 9 mars 2020

Art

Visuel : Une histoire de la folie (2019) – video still – Courtesy de l’artiste.
Texte : Théo-Mario Coppola.

Avec « La Parade de l’aveuglement », le Centre Culturel Suisse (CCS) à Paris consacre la première exposition personnelle en France de l’artiste Dorian Sari, né en 1989 à Izmir (en Turquie), et désormais installé à Bâle. Sculptures, vidéos et performances y résonnent entre elles dans une tentative complexe de transformation des mythologies et des rites. Le corps, joué, heurté ou empêché se débat et s’élance. Il cherche sa place, se mesure au monde. Trouble, non essentialisé, il catalyse les désirs, les paradoxes et les doutes. Le corps, désirant, queer et potentiel est en même temps soi et l’interface à l’autre (la société, le groupe, la communauté).

Le titre de l’exposition contient le déroulement sempiternel des gestes et des émotions humaines, et les questionnements intérieurs d’un cheminement individuel. La parade, une célébration ritualisée au sein d’une société, est un spectacle des valeurs et des ornements. Elle manifeste et met en commun ce qui est extérieur à soi : les insignes, le prestige, le rôle social, la carrière ou encore la victoire. Dorian Sari procède par ironie et par retrait. Il fait de la parade un moment aveugle, éblouissant, qui prive de discernement. Le paradoxe devient alors le principe d’une pensée en mouvement.

Photo : La Parade de l’Aveuglement, vue d’exposition © Margot Montigny – Courtesy de l’artiste.

L’exposition rassemble des sculptures et des vidéos créées entre 2013 et 2020. Memento Mori (2013), une baignoire tranchée en morceaux disposés au sol, tel un squelette animal, pourrait être par extension un corps humain sectionné qui se défait. La soustraction est un des principes esthétiques de la pratique de Dorian Sari. Sans titre (2020), une ceinture rigidifiée de cuir sombre, anime un corps invisibilisé, se tenant debout, dos au mur. Il en va de même de la désintégration. Une table est ainsi détruite dans la vidéo miniature Doll House (2018), résultat de l’impossible conversation entre l’artiste et l’objet, filmé en un plan-séquence frontal. L’œuvre Une histoire de la folie (2019) est quant à elle une installation vidéo constituée de quatre écrans cubiques, agencés en colonne. Dans un environnement verdoyant, un groupe d’hommes se tenant en cercle fait sauter une femme, portant une camisole blanche, assise sur un tissu blanc tendu. Le corps, en même temps contraint et libéré, est suggéré par la verticalité de l’installation et par l’action représentée. Il s’agit d’un reenactment d’une scène picturale de Francesco Goya, analysée par Michel Foucault dans Histoire de la folie à l’âge classique.

Des questions engendrent d’autres questions. Les réflexions de Dorian Sari sont notamment le fruit de sa formation en sciences politiques et d’une analyse réflexive des modes d’expression de l’art. Par ailleurs, l’aveuglement est le constat d’une incorporation profonde des formes contemporaines de domination. Comment prendre de la distance avec un système qui se fond avec nous-mêmes ? Dans la vidéo La Parade de l’aveuglement (2020), Dorian, personnage fictif et candide (un double de l’artiste ?), conducteur d’une voiture chahuté de soubresauts, dodeline de la tête, sourire aux lèvres, alors qu’une voix off énonce des pensées dramatiques. La scène moque le sérieux du raisonnement tout en avançant sur le terrain du doute existentiel, menant à un essai vocalisé sur la validité de la pratique du monochrome aujourd’hui. Elle est la première vidéo d’une série en cours sur des personnages idéaux-typiques du XXIe siècle, traversés par des interrogations sur des sujets pratiques et théoriques.

À gauche : La Parade de l’Aveuglement, vue d’exposition © Margot Montigny – Courtesy de l’artiste. À droite : Sans-Titre (2020), Dorian Sari © Dorian Sari – Courtesy de l’artiste.

Dorian Sari circule autour de l’inconnu. Il prélève des éléments et des mots là où l’essence d’une idée se compose et se recompose, là où la représentation persiste dans une substance dépossédée du superflu. Ses œuvres dialoguent avec le minimalisme, le constructivisme performé, et plus largement les expériences des avant-gardes du début du XXe siècle et l’art conceptuel. Sa démarche consiste à descendre au centre de l’idée, du concept et de la forme par soustraction et par déduction. L’artiste mobilise des références à l’anthropologie, et s’appuie sur une histoire critique de la psychanalyse. Il développe également des références à l’histoire de l’art contemporain.

Le corps joué des vidéos et de ses premières performances invoque les recherches de Bruce Nauman. L’ensemble du processus de travail tient en la dépossession des adjectifs, au retrait des éléments narratifs contextualisés et à la construction d’un lexique esthétique exprimé avec une économie de mots et de formes. Les œuvres de Dorian Sari sont traversées par une tension existentielle entre un idéal projeté devant soi et une réalité incarnée au présent. Il travaille autour de variations de la mesure du corps, ou encore sur la résilience face aux traumas.

Visuel : A&a (2020), Dorian Sari – video still – Courtesy de l’artiste.

Le corps induit aussi l’enfermement. L’utilisation du vinyle dans Mother of a Thousands of Things (2020), associé à des formes géométriques primaires ou simples, évoque le fétiche et l’artifice du désir comme signe de l’ambiguïté du rapport affectif. L’inconnu est tout ce qui anime nos relations aux êtres et aux objets. Comme dans A&a (If art fails, thought fails, justice fails) (2019), une vidéo réappropriée dans laquelle se déroule une lutte à huis-clos entre deux personnes nues opposées par des forces dissemblables.

L’esthétique de Dorian Sari est à la fois charnelle et froide. De sa simplicité formelle émane un corps non genré, désirant, contraint et morcelé. Le trouble n’est ni thématisé, ni mobilisé de façon didactique. Il est en même temps l’expérience et le support de l’expérience. Il n’est pas un corps disponible et dépossédé par la puissance de l’autre. Par-delà l’essentialisation culturelle et la récupération mainstream, entre poïétique et psychologie de la perception, Dorian Sari fournit ainsi des pistes nécessaires pour penser ensemble un manifeste radical queer.

Visuel : La Parade de l’Aveuglement (2020), Dorian Sari – video still – Courtesy de l’artiste.

L’exposition « La Parade de l’aveuglement » se tiendra jusqu’au 12 avril 2020 au Centre Culturel Suisse, 38 Rue des Francs Bourgeois, Paris 3.

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