Canal de diffusion essentiel pour les artistes contemporains, le réseau social Instagram est en quelque sorte devenu la première galerie virtuelle internationale. S’affranchissant des intermédiaires traditionnels du marché tels que les commissaires d’expositions ou encore les critiques, l’art 2.0 y prospère. Mais n’est-ce pas au risque de sa propre banalisation ?
Chloe Wise et ses sculptures foodporn installées sur des piédestaux en miroirs, Oli Epp s’épargnant de passer par une galerie pour vendre ses toiles post-consuméristes, un bambin de 7 ans autoproclamé « The World’s Youngest Abstract Artist » émargeant à plus 10 000 dollars la peinture… Cette nouvelle génération d’artistes a bousculé les usages du milieu de l’art qui aimait jusqu’alors reconnaître les siens dans l’entre-soi cossu des vernissages.
Outils évidents d’une jeunesse ne distinguant plus le réel du virtuel, les réseaux sociaux se vivent désormais sur le mode de l’autonomie. Car à quoi bon se fader les 50% d’ordinaire dévolus au galeriste lors de la vente d’une œuvre si l’on peut l’assurer soi-même ? D’autant qu’à travers les réseaux sociaux, les artistes ont désormais la possibilité d’établir un nouveau rapport au public, plus large, plus horizontal et déterritorialisé, dans tous les sens du terme. « Cela permet une désacralisation de l’échange autour de l’œuvre, de faire de sa pratique une base de discussion que ce soit avec un artiste ultra-côté de Los Angeles ou un collectionneur en Italie », explique Nelson Pernisco, sculpteur et membre fondateur du Wonder, un artist-run space géré par et pour les artistes. Mais aussi de faire émerger des pratiques déconnectées des attentes plastiques et relationnelles du milieu de l’art traditionnel.
Les galeristes, des chineurs d’artistes émergents
Ce nouveau paradigme ne signifie pas pour autant la disparition des galeristes-stars comme Emmanuel Perrotin, Kamel Mennour et consorts. Car ces acteurs traditionnels de l’art ont pris la mesure de la manne que représentaient ces nouvelles pratiques apparues sur les réseaux. « Le milieu de l’art a été dans le déni pendant 15 ans en France », note Grégory Chatonsky, artiste pionnier du Net-Art dans les années 1990 puis de l’intelligence artificielle, également enseignant chercheur. « Mais on a assisté à une transformation profonde de ce marché, sous l’impulsion du contact direct entre les artistes et les collectionneurs permis par les réseaux sociaux ». Ces collectionneurs ne sont plus désormais des boomers déconnectés mais des followers pointus. Ils arpentent inlassablement les feeds à la recherche de leur prochaine trouvaille dans un contexte mondialisé et ultra-concurrentiel.
À la manière des marques de luxe qui courtisent aujourd’hui les membres de la Gen Z comptabilisant des millions de followers sur TikTok, les galeries cherchent désormais à s’attirer les grâces de ces artistes-influenceurs, tablant sur leurs réseaux d’adeptes et de collectionneurs déjà établis. Preuve en est la trajectoire fulgurante de l’artiste Oli Epp qui, à peine sorti d’école s’est fait pourchasser par diverses galeries et institutions à travers l’Europe et a notamment exposé chez Semiose à Paris ou encore au Museum of Fine Arts de Leipzig, en Allemagne. « Paradoxalement, le monde de l’art a été rapidement sensible au meme, à cette esthétique post-internet qui a été intégrée par lui bien plus efficacement que ne le fut le Net-Art dix ans auparavant » poursuit Chatonsky. Mais face à cette avalanche de nouvelles formes visuelles – des lolcats aux brainlets – permises par la capacité de chaque individu à être tout à la fois émetteur et prescripteur d’images, le monde de l’art a perdu sa propre force de prescription. « On a observé une perte d’autonomie de l’art, et plus encore du monde de l’art, qui n’est plus en avance sur son temps et s’échine au contraire à suivre tant bien que mal ce rythme effréné de saturation d’images », note Grégory Chatonsky, concédant lui-même le sentiment de sa propre vanité d’artiste dans ce contexte. « Une nouvelle image n’est-elle pas toujours une image en trop ? ».
Instagram au service d’un art démocratique ?
Dans un contexte où l’art contemporain post-avant-garde est paradoxalement décrié soit comme trop hermétique et élitiste (« On y comprend rien ») soit comme une supercherie (« Un enfant de cinq ans aurait pu le faire »), la reconnaissance acquise par ces artistes pourrait être perçue comme une revanche démocratique sur la confiscation par un petit nombre du droit de choisir ce qui peut être, ou non, de l’art. Car depuis l’avènement de l’art contemporain, que l’on peut situer au début des années 1960, l’art s’est retrouvé piégé dans la difficulté à se définir. En effet, « Qu’est-ce qu’une œuvre ? », « Qu’est-ce qu’un artiste ? » sont autant de questions récurrentes depuis que de banales reproductions de boîtes à savon Brillo ont été exposées par Andy Warhol dans certaines des plus grandes institutions muséales du monde. Reste donc à savoir qu’est-ce qui n’est pas de l’art.
Apparue notamment suite aux réactions générées par Andy Warhol et le Pop Art, la théorie institutionnelle de l’art répond à cette question en ne focalisant plus la définition sur le caractère de l’œuvre elle-même mais sur la manière dont cette dernière est reçue. « Une œuvre d’art au sens classificatoire est (1) un artefact (2) dont un ensemble d’aspects a fait que lui a été conféré le statut de candidat à l’appréciation par une ou plusieurs personnes agissant au nom d’une certaine institution sociale (le monde de l’art) », profère en 1974 George Dickie, dans son essai Art and the Aesthetic: An Institutional Analysis. Ainsi, en faisant émerger des formes qui échapperaient au monde de l’art et ne se souciant ni des parcours ni des origines ou du CV des artistes, les réseaux sociaux pourraient être pensés comme un dépassement de la norme en vigueur. Et en ce sens, Instagram pourrait être considéré comme la plateforme grâce à laquelle s’émancipe un art trop longtemps confisqué par un microcosme gâté, pour ne pas dire gâteux.
Ayant émergé d’une manière atypique, la multitude d’artistes labellisés « Instagram Sensation » ne semble pourtant pas opposer de résistance à son intégration ultérieure dans les circuits traditionnels de l’art. Au contraire d’ailleurs des pionniers de ce que l’on nommait encore au milieu de la décennie 90 « l’art numérique » dont les travaux portaient justement sur l’affranchissement des frontières plastiques et sociales de l’art. « Les réseaux nous donnent l’opportunité d’être reconnus largement pour des pratiques qui nous sont propres » se réjouit Andy Picci, un plasticien comptant parmi les premiers à avoir utilisé les filtres en réalité augmentée comme un médium artistique à part entière et dont la pratique, portant notamment sur le lien entre identité réelle et identité virtuelle, a évolué au gré des usages d’Instagram. « Les galeries et autres institutions conservent cependant le monopole de la capacité à établir des réputations. Et puisque l’accès à la visibilité leur échappe désormais, elles sont conscientes qu’il s’agit de leur dernier point de pression » poursuit-il. S’il sont bien une rampe de lancement, les réseaux ne sont ainsi pas une finalité pour les artistes qui cherchent à pérenniser leur carrière, quand bien même ils composent un espace de liberté bienvenu.
Une liberté que peuvent pourtant venir contraindre les logiques de légitimation propres à ces réseaux. Chez de jeunes artistes désireux de tirer leur épingle du jeu par exemple, on observe un essor des stratégies d’optimisation semblables à celles mises en place par les marques de beauté ou de luxe. Comme le note dans une interview au magazine Sleek Kate Mothes, curatrice et auteur du guide Instagram for Visual Artists, la capacité qu’offre Instagram pour mesurer en direct la performance de chacune de ses œuvres les unes par rapport aux autres, et celle de pouvoir observer les pratiques les plus en vogue sur le réseau, pose le problème d’une standardisation des œuvres, consciente et inconsciente. Ce choix cornélien n’est pas neuf : « Dès mes études aux Beaux-Arts, j’ai observé un rapport similaire : cette tension entre se tourner vers une pratique bankable ou chercher des voies plus expérimentales » se remémore Mélissa Airaudi, une plasticienne qui interroge les nouveaux rapports de séduction, de contemplation et de représentation de soi générés par l’apparition des réseaux sociaux. Mais dans un contexte où la situation des artistes est de plus en plus précaire, est-il condamnable de s’imaginer obtenir la destinée de Jeff Koons plutôt que celle de Van Gogh ? Et comment gérer la pression lorsque le succès est mesurable en temps réel via le nombre de likes et ou de followers ?
Photo : Mélissa Airaudi, performance Derniers Narcisses.
Une monoculture algorithmique ?
Faudrait-il alors blâmer les GAFA et leurs algorithmes, promoteurs d’une culture visuelle standardisée ? Certains champs, comme la musique, ont été profondément modifiés par l’évolution de leurs supports de diffusion. Dès 2017, le journaliste du New York Times Jon Caramanica inventait le terme « Spotify-core pop » pour définir ce genre musical aux « voix lisses, aux beats aériens comme les échos distants d’un club et aux légères touches acoustiques », synthèse calculée des morceaux ayant prospéré sur la plateforme au cours des 18 derniers mois. Sur Instagram, on observe de la même façon une récurrence de patterns dans les œuvres populaires sur la plateforme. Kate Mothes en fait d’ailleurs l’énumération. Ces dernières étant « essentiellement lumineuses, colorées, décoratives et planes ». Ces patterns seraient-ils alors dictés par des esprits humains derrière les algorithmes ? Soit, comme le rappelle Kyle Chayka dans une excellente analyse de la monoculture, des équipes « essentiellement masculines et blanches de développeurs et data scientists » ?
L’algorithme d’Instagram demeure une black box au fonctionnement opaque. Si certains experts comme la critique d’art et sociologue du digital Alexia Guggémos observent des hiérarchies visuelles (efficacité accrue du visage sur le paysage, du bleu sur les autres couleurs), celles-ci ne découlent in fine que des comportements humains agrégés sur la plateforme. Ainsi, la visibilité de chaque post, et donc sa performance, dépend d’une succession de critères reposant essentiellement sur les interactions passées des utilisateurs sur des posts et des profils d’autres utilisateurs. Comme le résume Kyle Chayka, l’algorithme fonctionne ainsi sur le principe suivant: « If you like it, you will get more of it, forever » (« Si vous likez, vous en verrez toujours plus » en français). Ce phénomène est d’ailleurs observé par les artistes eux-mêmes à l’échelle de leur compte. Le photographe Geoff Livingston regrette ainsi que toute œuvre s’éloignant de son esthétique habituelle se voit « sanctionnée » d’une visibilité bien moindre. Pour y remédier, il a ainsi choisi de créer plusieurs comptes pour faire valoir les différentes facettes de sa pratique. L’artiste présent sur Instagram voit ainsi sa visibilité sur la plateforme conditionnée par sa pratique individuelle sur le réseau social. D’abord selon ses interactions avec les autres utilisateurs et la fréquence de post ; ensuite selon l’ensemble des comportements passés des utilisateurs de la plateforme avec des contenus reconnus comme similaires au sien.
L’art au risque de sa banalisation
Nous voici donc à nouveau confrontés à l’inépuisable débat opposant la légitimité d’un art dit « populaire » à celui légitimé par les experts. Mis au défi de la multitude, l’art prisé sur Instagram n’est-il pourtant pas l’expression la plus pure de la beauté énoncée par Emmanuel Kant dans sa Critique de la faculté de juger, synthèse d’une subjectivité irréductible en même temps qu’elle prétend à la validité universelle ? Plus encore, l’expression massive et profane, au-dessus de toute suspicion d’intérêts et de copinages dont le milieu de l’art est susceptible, ne représenterait-elle pas à la perfection cette « satisfaction désintéressée » dont le beau doit être l’objet ?
Dépasser cet apparent paradoxe nécessite de comprendre que le beau n’est plus, aujourd’hui, l’unique objet de l’art. Dans une époque où la beauté s’égrène partout, l’art semble résider « à l’état gazeux », comme l’exprime le philosophe Yves Michaud, et s’étendre à l’ensemble des champs, de la mode au design en passant par la publicité. Il lui faut donc trouver une autre spécificité. Un débat houleux, auquel deux philosophes ont proposé l’an passé une réponse simple et permettant de distinguer un art devenu tendance d’un autre ayant une portée plus vaste. Dans Esthétique de la rencontre, Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual décrivent la puissance de l’art comme la rencontre réelle entre l’œuvre et celui qui la regarde. L’œuvre ne serait ainsi ni un commentaire ni une réponse mais, à l’image d’une rencontre amoureuse, la préfiguration d’une vie nouvelle, d’une extension de soi. Il n’est évidemment pas exclu qu’une œuvre aperçue dans un carré de pixels sur un feed, ou l’augmentation de son visage par un filtre virtuel, permette une telle rencontre. Toutefois, noyée dans un flux de selfies ou de photos de vacances, l’œuvre potentielle en question risque de ne pouvoir être perçue comme telle.
La subversion qui vient
Faut-il donc s’alarmer d’une influence croissante des plateformes algorithmiques sur l’art, qui viendrait peu à peu le vider de sa substance performative et subversive ? Deux voies se dessinent et invitent malgré tout à l’optimisme. L’une porte sur l’évolution de ces plateformes mêmes, l’autre sur la manière de les appréhender.
L’influenceur Instagram tel que nous l’avons connu lors de la dernière décennie est déjà mort. Une nouvelle génération s’est emparée de la plateforme en bouleversant ses codes établis, affirmant une esthétique plus brute, spontanée. Quitte à séparer un compte « officiel » de son Finstagram, compte privé destiné à s’afficher sans filtre. L’intime refait surface, et ouvre ainsi de plus amples perspectives au conformisme visuel que l’on reproche encore aux réseaux sociaux par ailleurs sclérosés par la censure. Cette même génération s’est éprise du live et de TikTok comme outil d’expression d’une créativité plus vaste, plus engagée aussi. Il est saisissant de voir ainsi ces adolescents s’emparer de l’héritage d’artistes et performeuses féministes du XXème siècle pour le rejouer dans des vidéos de moins de trente secondes. Il est émouvant aussi de voir rendu viral un extrait du court métrage Possibly in Michigan (1983) de Cecelia Condit repris par dizaine de milliers de jeunes sur le réseau. Bien qu’embryonnaires encore, ces événements donnent à voir le futur de réseaux ouverts à des formes d’arts plus hétérogènes et subversives.
Paradoxe heureux, c’est le peintre Oli Epp, lui-même estampillé artiste de la génération Instagram, qui préconise une solution allant au-delà même des plateformes : « Les réseaux peuvent être une bonne ou une mauvaise chose. Le problème serait de perdre de vue les artistes appartenant désormais à l’histoire, dont l’appréciation des œuvres est un moyen nécessaire à l’appréciation critique de celles d’aujourd’hui. » Ainsi, à l’image du rapport au vrai, court-circuité aujourd’hui par la multiplication des informations et sources contradictoires, il apparaît désormais crucial d’étendre la sensibilité artistique des jeunes générations, de leur donner accès à l’éducation et au développement de l’esprit critique nécessaire pour appréhender les flux toujours plus complexes de la décennie qui vient.