Comment le Moyen Âge est-il redevenu cool ?

Article publié le 15 mai 2020

Texte : Henri Delebarre.
Photo : Paco Rabanne hiver 2020-2021.
15/05/2020

S’étendant sur une durée de mille ans, de la fin du Ve siècle à la fin du XVe siècle, le Moyen Âge demeure dans l’imaginaire collectif une période sombre, sale, voire violente, et souffre de son association à de nombreux clichés. Pourtant, si son nom contient en lui-même l’idée d’une certaine médiocrité, cette longue période historique a été traversée par de grandes évolutions tant dans les arts que dans la mode ou encore concernant l’organisation de la société. Redécouverte grâce au travail des médiévistes, elle nourrit aujourd’hui l’inspiration d’un grand nombre de designers qui participent, à leur manière, à sa réhabilitation.

27 février 2020, défilé Paco Rabanne hiver 2020-2021. Sous les voûtes en ogive de la salle médiévale de la Conciergerie, à Paris, une procession de mannequins-guerrières habillées de longs manteaux austères semblables aux robes de bure des moines du Moyen Âge, ou de cottes de mailles et de camails d’armures post-modernes, déambule sur les notes du Stabat Mater, un chant liturgique composé au XIIIe siècle, ensuite mis en musique par Vivaldi au XVIIIe siècle. Empreinte d’une aura mystique, la dernière collection imaginée par le directeur artistique de Paco Rabanne, Julien Dossena, s’inspire d’une esthétique venue tout droit du Moyen Âge et la raccroche habilement à l’ADN rétro-futuriste de la maison, via une série de créations métalliques rendant hommage à l’héritage laissé par le « métallurgiste de la mode». Ici cité explicitement, le Moyen Âge s’immisce depuis quelques années de plus en plus dans l’esprit des créateurs de mode voire même de joaillerie. Grâce à eux, il se libère peu à peu des clichés négatifs (saleté, violence, ignorance, etc.) auxquels il demeure encore trop souvent associé. Et alors que des médiévistes comme Jacques Le Goff comptent parmi les premiers à avoir remis en cause l’idée d’un âge injustement qualifié de « moyen », notamment au travers du recueil d’essais Pour un autre Moyen Âge (1977), la mode contribue elle aussi à le réhabiliter en livrant sa propre vision, parfois idéalisée. « L’image du Moyen Âge comme période sombre vient de la Renaissance. C’est le résultat d’une propagande des humanistes, qui imaginent leur époque comme le miroir de l’Antiquité et dénigrent le Moyen Âge, alors qu’il est lui aussi traversé par ce qu’on appelle les « renaissances médiévales ». C’est une époque moins violente qu’on ne le pense, lors de laquelle la justice s’est mise en place », explique Fanny Cohen Moreau, journaliste et animatrice du podcast « Passion Médiévistes » qui fait partie des nombreuses initiatives incarnant l’engouement actuel pour le Moyen Âge.

Présenté devant un petit comité un mois à peine après le suicide du couturier, le dernier défilé d’Alexander McQueen baptisé Angels and Demons (hiver 2010) était l’un des premiers à livrer une vision lumineuse de ce « Dark Age » souvent méprisé, à travers ses silhouettes d’inspiration médiévales ornées de riches broderies dorées évoquant la grande dextérité et la finesse nécessaires à la réalisation des enluminures du Moyen Âge. Présentée dans l’exposition Heavenly Bodies: Fashion and the Catholic Imagination du Met en 2018, qui a participé à la remise en lumière de certaines références médiévales dans la mode, une robe issue de cette collection-testament portée lors du défilé avec un gant de fauconnier et une coiffe dotée d’une barbette revisitée résume à elle seule l’inspiration de la dernière collection du couturier, qui avait déjà puisé à de multiples reprises dans le Moyen Âge (dès l’hiver 1996-1997, Alexander McQueen faisait référence au poète florentin du XIVe siècle Dante Alighieri). Construite sur un jeu de drapés, cette robe met en scène via son imprimé le Retable des saints patrons (situé dans la Cathédrale de Cologne) de Stefan Lochner, un peintre allemand du XVe siècle associé au groupe des Primitifs flamands qui, par leurs innovations, ont révolutionné la peinture.

Photos : Alexander McQueen hiver 2010.
Fasciné par un autre de ces Primitifs flamands (le peintre Hans Memling), le designer Glenn Martens compte lui aussi parmi les créateurs qui participent à rendre le Moyen Âge cool en y faisant régulièrement référence. Pour l’été 2017, il situait ainsi sa campagne à Bruges et faisait pour l’occasion poser ses proches dans ses créations pour le label Y/Project, mêlant éléments médiévaux et contemporains devant l’architecture moyenâgeuse de sa ville natale, un temps fief des ducs de Bourgogne. Apparaissant sur l’une des images shootées par le photographe Arnaud Lajeunie, les manches déconstruites d’un sweat doté de multiples boutons – un élément qui s’est répandu au sein des usages vestimentaires lors du Moyen Âge, par ailleurs omniprésent dans cette collection – ne sont pas sans évoquer celles du lourd manteau rouge porté par le Melchior orant au centre du Retable de Monforte (1470) du peintre gantois Hugo van der Goes, également cité par Alexander McQueen pour Angels and Demons. En bon brugeois, outre la peinture médiévale, Glenn Martens révèle être également particulièrement inspiré par Marie de Bourgogne, figure féminine phare du Moyen Âge passée à la postérité grâce à sa descendance illustre (Charles Quint était son petit-fils), et à cause du drame qui écourta sa vie à vingt-cinq ans. Enfant, il se rendait ainsi régulièrement sur le tombeau de la duchesse.

Photos de gauche à droite : Retable de Monforte (1470), Hugo van der Goes, campagne Y/Project été 2017 par Arnaud Lajeunie.
Marie de Bourgogne n’est d’ailleurs pas la seule figure féminine du Moyen Âge a être réinvestie par la mode. Épinglées sur les moodboards des designers, d’autres femmes emblématiques de cette période comme Aliénor d’Aquitaine ou Jeanne d’Arc sont aujourd’hui perçues comme des icônes féministes que la mode prend volontiers pour modèles. Pour « Riders of the Knights », sa première collection de haute joaillerie en tant que directrice artistique de ce secteur chez Louis Vuitton, Francesca Amfitheatrof rendait ainsi hommage en septembre dernier à ces héroïnes médiévales, en revisitant les codes de la chevalerie par le biais du métal et des pierres précieuses. Majestueuses, les formes du collier « Le Royaume » étaient directement inspirées de celles d’un gorget, une pièce d’armure conçue pour protéger le cou, tandis que certaines bagues flanquées des armoiries Louis Vuitton reprenaient la forme d’une chevalière, un type de bijou en pleine réhabilitation.
Réinvestie par le féminisme du fait de son destin hors norme, la Pucelle d’Orléans était également – en mai 2018 – le modèle de Donatella Versace pour concevoir la robe métallique portée par Zendaya à l’occasion du Met Gala inaugurant l’expositon Heavenly Bodies: Fashion and the Catholic Imagination mentionnée plus haut. Car en tant que femme cuirassée, Jeanne d’Arc est l’incarnation d’une femme forte et combative. Ce que cherche à représenter Versace. « Jeanne d’Arc est aussi devenue une égérie pour les communautés queer et LGBTQ+ car c’est une femme qui change symboliquement de genre. Elle s’habille en homme, porte une armure, se coupe les cheveux. C’est l’une des raisons pour lesquelles elle a été brûlée », complète Fanny Cohen Moreau. « La recherche en histoire médiévale a évolué, notamment en ce qui concerne les femmes. Il y a une relecture des sources, les gender studies ont amené un tournant. En réalité, les femmes du Moyen Âge étaient beaucoup plus libres qu’on ne le croit. Il y avait des forgeronnes, des brasseuses de bière, des boulangères… Ce n’est qu’à partir de la Renaissance qu’on commence à leur interdire certains métiers pour les cantonner à l’espace domestique. »

Photos : Ann Demeulemeester hiver 2020-2021.
Reconsidéré, l’âge dit « moyen » est ainsi devenu à la mode. En témoignent dernièrement plusieurs produits culturels, comme la série Cursed : La rebelle, dont Netflix vient de dévoiler les premières images, qui transpose au féminin la légende du roi Arthur avec l’actrice Katherine Langford, révélée dans 13 Reasons Why. Chez Ann Demeulemeester, si la figure féminine (Marie Stuart) utilisée comme muse par Sébastien Meunier (le directeur artistique de la maison) pour l’hiver 2020-2021 n’est quant à elle pas issue du Moyen Âge mais de la Renaissance, c’est pourtant bien l’atmosphère du Moyen Âge tardif qui a infusé l’esprit du créateur. Sa collection faite de pièces en brocart, en velours vert forêt ou pourpre, d’encolures rectangulaires et de vestes façon pourpoints était ainsi baptisée « La Licorne », en référence à une créature largement célébrée par l’art médiéval – preuves en sont le poème « Ausi conme unicorne sui » (« Je suis comme la licorne ») écrit au XIIIe siècle par Thibaut de Champagne, ou encore la fameuse série de tapisseries La Dame à la licorne, conservée au musée national du Moyen Âge, à Paris.
Également appelée « musée de Cluny », c’est d’ailleurs cette institution qui accueillait en février dernier la toute première collection de Bruno Sialelli pour Lanvin. Peut-être une manière pour le nouveau designer d’inscrire la plus vieille maison de couture française encore en activité dans le temps long, et d’assoir son histoire après la période de turbulences qu’elle a traversée… Quoiqu’il en soit, les longues robes et chemises en soie imprimées de motifs façon manuscrits, lettrines, ou évoquant les gravures d’Albrecht Dürer (1471-1528) et les broderies représentant Saint Georges tuant le dragon (l’un des thèmes picturaux et littéraires favoris de l’époque médiévale) de l’hiver 2019-2020 trahissent une fois de plus l’engouement actuel pour le Moyen Âge, amorcé durant toute la décennie passée grâce au succès de la série Game of Thrones, qui reprend cette même esthétique.

Photos : Lanvin hiver 2019-2020.
Avant de rejoindre Lanvin, Bruno Sialelli a d’ailleurs fait ses armes auprès de Jonathan Anderson, un designer qui a fait référence au Moyen Âge à de multiples reprises comme en 2017, avec des créations flanquées de vitraux et d’armoiries revisitées évoquant les tabards médiévaux, ou encore pour l’été 2018 chez Loewe, avec des sneakers dotées d’un long bout pointu similaire à celui de poulaines. Plus récemment, pour sa collection homme printemps-été 2020, le designer nord-irlandais habillait plusieurs pièces de sa collection de motifs représentant un chevalier en armure ou d’éléments de l’architecture gothique. Ailleurs, un pull en maille multicolore porté avec une coiffe circulaire en forme de boudin semblait avoir été lacéré. Typiques de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, ces entailles appelées « taillades » ou « crevés » se retrouvaient la même saison au défilé homme de Fendi sur un autre pull en maille. Elles s’invitaient également au dernier show de Serhat Isik et Benjamin Alexander Huseby pour GmbH, où elles dévoilaient la chair sous des robes et des pulls moulants et côtoyaient des chemises et robes fluides imprimées d’un motif en lien avec l’astrologie, une discipline très plébiscitée au Moyen Âge, qui connaît un nouvel essor aujourd’hui. De manière plus frontale, l’esthétique médiévale transparaissait dès la collection hiver 2018 du label sur un débardeur en métal porté avec un jean inspiré des kispets, les pantalons traditionnels de la lutte turque (une pratique dont le tournoi le plus célèbre remonte à 1360). Armure pour notre monde contemporain, cette pièce indique que l’engouement pour l’esthétique médiévale – prolongée sur la campagne où le mannequin porte un faucon sur son bras – s’inscrit dans la lignée de la tendance survivaliste qui a conduit les designers a réimaginer certains vêtements de protection et donc médiévaux. D’autant que la période dans laquelle nous vivons, elle aussi parfois qualifiée de « Dark Age », compte plusieurs similitudes avec le Moyen Âge. « Notre volonté de revenir à la terre et à une agriculture plus raisonnée, par exemple, se rapproche de ce que l’on faisait à cette époque, elle aussi est traversée – mais dans une moindre mesure – par un retour au mysticisme, et par de grandes pandémies ou de grandes migrations dues quelquefois, comme pour les invasions encore parfois dites « barbares », à des crises climatiques », explique Fanny Cohen Moreau.

Photos de gauche à droite : JW Anderson homme hiver 2017, GmbH hiver 2020-2021, Fendi homme été 2020, JW Anderson homme été 2020.
S’inspirant du Moyen Age, la mode – dont le propre est de dessiner le futur – emmène les références passées de cette époque vers l’avenir et en offre une relecture à travers le prisme du monde contemporain. Libérée de la peur de se laisser séduire par les anachronismes – comme Alessandro Michele chez Gucci qui mélangeait peintures modernes et médiévales pour sa campagne été 2018 -, la mode contribue ainsi à repenser le Moyen Âge pour mieux le considérer, quitte parfois à l’idéaliser pour l’emmener loin des idées reçues imprégnées dans l’imaginaire collectif et colportées au cinéma par les personnages de Godefroy de Montmirail et Jacquouille la Fripouille dans Les Visiteurs, ou par Le nom de la Rose de Jean-Jacques Annaud. Quoi de plus normal cependant quand on sait que l’invention de la mode est datée par les historiens aux alentours de 1340, soit au moment de l’apparition du pourpoint, cette veste d’homme courte qui installera une différenciation entre l’habit masculin et l’habit féminin ? Car avant 1340, l’habit est encore unisexe, les hommes comme les femmes portant indifféremment une sorte de longue robe. Étant de plus en plus portée sur le genderfree, la mode contemporaine semble donc encore une fois avoir trouvé le moyen de nouer des liens avec le Moyen Âge qui, entre la majesté de ses cathédrales, la finesse de ses enluminures et la richesse de ses mosaïques byzantines (explorées par Dolce & Gabbana pour l’hiver 2013), est loin de se résumer à une époque coincée entre l’Antiquité civilisée et la Renaissance éclairée.

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