Texte : Julie Ackermann.
Article et photo par Byron Spencer extraits d’Antidote Magazine : Pride hiver 2019-2020.
À travers leurs œuvres, de nombreux artistes remettent en cause l’exclusion des personnes handicapées dans nos sociétés capacitistes – où la norme s’incarne dans un corps jugé fonctionnel –, et forgent de nouvelles représentations résistant au misérabilisme, à une fascination malsaine ou à une forme d’exotisme.
Dans l’imaginaire collectif, l’individu handicapé est « une personne qui a vraiment du mérite », une victime ou un héros de chaque instant. Malgré près d’un demi-siècle de combats pour ses droits, la donne a tristement peu changée. Les handicapés continuent à pâtir de clichés validistes et dérangent consciemment ou inconsciemment, même parmi les plus progressistes.
Le schéma classique est resté le suivant : les passants ont tendance à dévisager les handicapés lorsqu’ils les croisent dans l’espace public, ou, malaisés, ils détournent brutalement leurs regards. Des dynamiques au cœur des discriminations rencontrées par les personnes présentant certaines incapacités. Gonflé de pitié, de condescendance ou excluant, le regard d’autrui devient une menace, une forme de violence insidieuse. Il a le pouvoir de marginaliser, de diminuer et de désigner la personne handicapée comme une « anomalie » ou un être radicalement « autre ».
Photo : Masked woman in a wheelchair, 1970, par Diane Arbus.
Comment y résister ? Comment y échapper ou s’en défendre ? En 1970, Diane Arbus photographie une femme âgée dans son fauteuil roulant devant son immeuble. Face à l’image en question, le spectateur pourrait faire preuve de voyeurisme (scruter la différence et ce stéréotype de « personne handicapée »). Il pourrait aussi plaindre cette « pauvre dame ». Sauf qu’en l’occurrence, elle pose, fière, et tient devant son visage un masque de sorcière. Ce dernier tourne en dérision le cliché selon lequel la personne handicapée serait un monstre à fuir. Il protège cette femme et, en dissimulant son visage, diffracte son identité, ne faisant plus d’elle la représentante d’une catégorie (« une handicapée »), mais un sujet complexe et mystérieux. Le spectateur n’est plus le seul à qui appartient le privilège de voir. Dans cette photo, la femme lui renvoie son regard, prenant le contrôle de son image. Elle se défend. Comme le fauteuil, le masque ne dit finalement rien ou très peu d’elle. Il ne s’agit que d’un déguisement et donc d’un signe interchangeable. L’identité n’est jamais fixe, c’est une performance de tous les instants qui mobilise des accessoires. Il ne faudrait donc pas se fier aux apparences. Voilà ce que suggère clairement l’auteure de cette image. Dans la guerre des représentations, les artistes désamorcent ainsi ces armes que sont les regards. Ils nous apprennent à les interroger, à les déconstruire et à les libérer de cette norme toxique du corps « valide » d’après laquelle la différence est une tare.
Évidemment, la tâche n’est jamais aisée et le cas de Diane Arbus est particulièrement délicat. Les œuvres ne sont en effet jamais à sens unique et recouvrent toujours une pluralité de significations. Toute sa vie, l’artiste a photographié les êtres que la société mettait à l’écart : transsexuels, handicapés mentaux, géants et nains, intersexes… Par l’image, elle leur a redonné une dignité et les a parés d’une dimension mythologique en sublimant leur chair. Pour certains critiques, Diane Arbus exacerbe les clichés pour les dénoncer. Mais pour d’autres, son geste n’est pas si humaniste : il serait prédateur et stigmatisant. La photographe aurait ainsi souvent représenté ses sujets comme des êtres fondamentalement anormaux. Le clair-obscur et l’atmosphère énigmatique de ses œuvres y participeraient. Dans Sur la photographie (1973), la théoricienne Susan Sontag avance que le regard d’Arbus est « fondé sur une distance, sur un privilège et un sentiment que ce que le spectateur doit voir est vraiment “étranger” ». Une dynamique qui corroborerait l’idée selon laquelle l’artiste aurait collectionné ces corps comme des « curiosités », des bêtes de foire, des « freaks ».
Photos : Byron Spencer pour Antidote : Pride. Talent : Luc Bruyère.
Le sujet est très sensible : à ce jour, le « freak show » demeure un traumatisme, un point nodal de crispation et de référence dans les enjeux de représentation des corps marginalisés. Mis en scène dans le célèbre film Freaks de 1932, signé Tod Browning, ces zoos humains étaient très populaires aux États-Unis à partir du milieu du XIXe siècle. Des individus jugés anormaux y étaient présentés à la merci des regards, comme des objets inférieurs, pour faire peur ou divertir – comme dans les expositions coloniales. L’art contemporain est hanté par le spectre de ces spectacles lucratifs sinistres. Afin de questionner la norme du corps dit « valide », de multiples artistes représentent la violence sous-jacente qu’elle implique et la soulignent pour mieux la dénoncer. Aux individus hyper-visibles et exploités du freak show, ils opposent des œuvres où les corps exclus des stéréotypes capacitistes sont évoqués mais absents, comme pour leur donner un peu de répit et réparer leur surexposition historique.
En 2014, à l’occasion de son exposition à la galerie Essex Street à New York, l’artiste Park McArthur présente une installation minimale composée de rampes pour handicapés qu’elle a déposées au sol. En isolant ces prothèses architecturales, l’artiste souligne les difficultés d’accès rencontrées par les corps perçus comme différents. Salies et esseulées comme des os dans un cimetière, les rampes jonchant la salle suggèrent aussi en revers qu’elles ne sont pas suffisantes pour améliorer les conditions des handicapés. Les barrières qu’ils rencontrent ne sont en effet pas seulement physiques mais également morales et institutionnelles.
« Apparues dans les années 80 dans les pays anglo-saxons, les « études sur le handicap » se construisent en opposition aux conceptions validistes véhiculées par le secteur médical (selon lequel les personnes atteintes d’une déficience doivent être « réparées » et s’adapter au monde social). »
Comme beaucoup d’artistes, Park McArthur a nourri ses réflexions en se penchant sur les disability studies. Apparues dans les années 80 dans les pays anglo-saxons, ces « études sur le handicap » se construisent en opposition aux conceptions validistes véhiculées par le secteur médical (selon lequel les personnes atteintes d’une déficience doivent être « réparées » et s’adapter au monde social). Elles se concentrent ainsi sur les processus à travers lesquels les sociétés refoulent les corps différents, en analysant le handicap en tant que construction sociale, tout comme les gender studies le font avec la notion de genre. Le corps n’est pas valide ou invalide en soi, c’est la société – glorifiant une norme du corps – qui le caractérise ainsi et exclue ce qui n’y répond pas, pathologisant les écarts et faisant de ses récipiendaires des « malades », des individus « incomplets » et « inférieurs » à « rectifier ».
En faisant appel à une esthétique évoquant les salles de torture, l’artiste Julia Phillips met justement à nu les structures symboliques et physiques qui façonnent le modèle corporel dominant. Les installations sculpturales de la plasticienne font cohabiter froidement, sur des socles et rambardes, des instruments médicaux métalliques, caches, prothèses et moules de corps. L’artiste révèle ainsi l’autorité et la violence avec lesquelles une norme s’impose et opprime dans nos sociétés. Son œuvre ne s’inscrit donc pas dans un militantisme identitaire pour des droits ou une lutte pour l’inclusivité dans le système tel qu’il existe. Ce dernier étant discriminant, l’artiste en fait plutôt la critique et enjoint à refonder les rapports de pouvoir qui le constituent.
L’artiste Matthew Barney incite également à les remettre en question, en célébrant les marginalités, les débordements de la norme et la diversité des morphologies. Ses œuvres vidéo sont peuplées de formes de vie extraterrestres, de corps augmentés, hybridés avec des formes animales, végétales et technologiques. Baroques, sexuelles et futuristes, ces créatures flamboyantes ne répondent plus aux catégories binaires traditionnelles (masculin / féminin, blanc / non-blanc, valide / invalide, humain / inhumain). Les corps sont élastiques, troubles, poreux et en constante mutation. Pour sa célèbre série de films expérimentaux The Cremaster Cycle (1994–2002), le réalisateur, photographe et sculpteur a confié un premier rôle à Aimee Mullins, une championne paralympique n’ayant plus l’usage de ses pieds. Elle apparaît à ses côtés en costume d’infirmière porno, avec des prothèses en cristal : à travers ce personnage, Matthew Barney s’attaque ainsi aux idées reçues traitant le corps handicapé comme asexuel et anti-érotique.
L’artiste contribue dès lors, parmi d’autres, à composer de nouvelles représentations du handicap. L’enjeu n’est pourtant pas de l’enfermer dans un système de sens mais de dynamiter les classifications. À partir de quand un corps est-il handicapé et ne l’est-il plus ? La distinction est floue. Quid des formes de handicap invisibles ? À travers des vidéos et installations, l’artiste Andrea Crespo travaille sur l’expérience des personnes autistes ou présentant un trouble mental, et sur leur émancipation sur les réseaux sociaux en ligne (là où il leur est possible de s’inventer plusieurs identités et corps mutants). Au lieu d’être un objet exclu ou de divertissement, la personne stigmatisée « anormale » s’émancipe ainsi des regards historiques oppressifs. Elle prend le pouvoir. Dans son ouvrage Disability Bioethics (« Bioéthique de l’Invalidité » en français), publié en 2008, l’universitaire Jackie Leach Scully souligne l’émergence de « récits reconstructifs ». Dans l’art contemporain, l’enjeu est donc à la fois éthique et esthétique. L’heure est à la réinvention de soi, à la célébration d’une monstruosité, aux brouillages des frontières et à une lecture de la différence comme richesse. Le corps « non valide » n’est plus passif ou une curiosité que l’artiste vampirise. Chez les artistes handicapés présentant des performances, il est même devenu un médium artistique à part entière et un acteur un soi. Pour One Breath is an Ocean for a Wooden Heart, l’artiste Lisa Bufano greffe à ses mains et jambes amputées quatre pieds de table de près de 70 centimètres chacun. Elle danse, marche et se déplace à tâtons, afin d’apprendre à vivre avec ces prothèses. Explorant des modes alternatifs de locomotion, ses mouvements évoquent tour à tour ceux d’un insecte, d’une gazelle, d’un oiseau ou d’une table vivante. Le corps n’est pas appréhendé comme un organisme « capable » de faire telle ou telle action, comme un mécanisme fonctionnel fait de chair et d’os. Dans une perspective deleuzienne et guattarienne, il est envisagé dans la nature au travers des relations qu’il entretient avec son environnement : si ses relations avec les êtres, objets, prothèses, espaces… sont saines ou non. Le corps valide ou invalide n’est-il en effet pas toujours dépendant de son environnement ?
Dans son essai Disability and the Politics of Visibility (« L’invalidité et les politiques de visibilité », en français), l’écrivaine Emily Watlington souligne à cet effet que « peut-être que la plus belle chose que rend visible le handicap est la présence et l’importance des réseaux d’interdépendance et de soin, qui sont souvent effacés dans un monde de l’art continuant de privilégier les auteurs autonomes, et dans une société où le travail des soins est sous-estimé et mis au second plan. » L’écrivaine évoquait une performance de Carolyn Lazard intitulée Support System (For Park, Tina, and Bob) (2016). L’artiste a passé près de 12 heures dans un lit et les visiteurs étaient invités à lui apporter des fleurs. L’ensemble des bouquets incarnait la métaphore de cette communauté d’individus fédérés autour de l’artiste afin de la soutenir.
L’artiste trans et amputée des deux bras Lorenza Böttner (1959-1994) a elle voulu, au contraire, crier haut et fort qu’elle n’avait besoin de personne et qu’elle était toute aussi « valide » qu’un corps normé. Une revendication traduite à travers ses autoportraits flamboyants et érotiques, qu’elle a composés avec sa bouche et ses pieds. Lors de performances de rue, elle déroulait du papier au sol et créait à la vue de tous pour manifester sa fierté, et rappeler au passage que la virtuosité n’est pas seulement l’affaire d’artistes dotés de leurs deux mains, mais aussi celle de ceux qui n’en ont pas.
À rebours des représentations médiatiques, le corps handicapé n’est plus en détresse. Il crée, se fatigue, désire, expérimente, se déplace… Ce n’est donc plus en termes d’identité que les artistes abordent les corps handicapés. Il ne s’agit pas de les réduire à une catégorie mais plutôt de remettre en cause le système de classifications des êtres. Avant de constituer un support de projections, un corps – quel qu’il soit – est avant tout un espace en perpétuelle mutation, un vecteur d’action recouvrant des identités infinies car métamorphosables. Il peut se réinventer, se fondre dans le monde animal, se dématérialiser sur les réseaux… C’est un réservoir, une pelote aux millions de possibilités. Pour les explorer, il suffit de la saisir à pleines mains et d’apprendre à en tirer les fils.
Article issu d’Antidote : Pride.
Dans l’imaginaire collectif, l’individu handicapé est « une personne qui a vraiment du mérite », une victime ou un héros de chaque instant. Malgré près d’un demi-siècle de combats pour ses droits, la donne a tristement peu changée. Les handicapés continuent à pâtir de clichés validistes et dérangent consciemment ou inconsciemment, même parmi les plus progressistes.
Le schéma classique est resté le suivant : les passants ont tendance à dévisager les handicapés lorsqu’ils les croisent dans l’espace public, ou, malaisés, ils détournent brutalement leurs regards. Des dynamiques au cœur des discriminations rencontrées par les personnes présentant certaines incapacités. Gonflé de pitié, de condescendance ou excluant, le regard d’autrui devient une menace, une forme de violence insidieuse. Il a le pouvoir de marginaliser, de diminuer et de désigner la personne handicapée comme une « anomalie » ou un être radicalement « autre ».
Photo : Masked woman in a wheelchair, 1970, par Diane Arbus.
Comment y résister ? Comment y échapper ou s’en défendre ? En 1970, Diane Arbus photographie une femme âgée dans son fauteuil roulant devant son immeuble. Face à l’image en question, le spectateur pourrait faire preuve de voyeurisme (scruter la différence et ce stéréotype de « personne handicapée »). Il pourrait aussi plaindre cette « pauvre dame ». Sauf qu’en l’occurrence, elle pose, fière, et tient devant son visage un masque de sorcière. Ce dernier tourne en dérision le cliché selon lequel la personne handicapée serait un monstre à fuir. Il protège cette femme et, en dissimulant son visage, diffracte son identité, ne faisant plus d’elle la représentante d’une catégorie (« une handicapée »), mais un sujet complexe et mystérieux. Le spectateur n’est plus le seul à qui appartient le privilège de voir. Dans cette photo, la femme lui renvoie son regard, prenant le contrôle de son image. Elle se défend. Comme le fauteuil, le masque ne dit finalement rien ou très peu d’elle. Il ne s’agit que d’un déguisement et donc d’un signe interchangeable. L’identité n’est jamais fixe, c’est une performance de tous les instants qui mobilise des accessoires. Il ne faudrait donc pas se fier aux apparences. Voilà ce que suggère clairement l’auteure de cette image. Dans la guerre des représentations, les artistes désamorcent ainsi ces armes que sont les regards. Ils nous apprennent à les interroger, à les déconstruire et à les libérer de cette norme toxique du corps « valide » d’après laquelle la différence est une tare.
Évidemment, la tâche n’est jamais aisée et le cas de Diane Arbus est particulièrement délicat. Les œuvres ne sont en effet jamais à sens unique et recouvrent toujours une pluralité de significations. Toute sa vie, l’artiste a photographié les êtres que la société mettait à l’écart : transsexuels, handicapés mentaux, géants et nains, intersexes… Par l’image, elle leur a redonné une dignité et les a parés d’une dimension mythologique en sublimant leur chair. Pour certains critiques, Diane Arbus exacerbe les clichés pour les dénoncer. Mais pour d’autres, son geste n’est pas si humaniste : il serait prédateur et stigmatisant. La photographe aurait ainsi souvent représenté ses sujets comme des êtres fondamentalement anormaux. Le clair-obscur et l’atmosphère énigmatique de ses œuvres y participeraient. Dans Sur la photographie (1973), la théoricienne Susan Sontag avance que le regard d’Arbus est « fondé sur une distance, sur un privilège et un sentiment que ce que le spectateur doit voir est vraiment “étranger” ». Une dynamique qui corroborerait l’idée selon laquelle l’artiste aurait collectionné ces corps comme des « curiosités », des bêtes de foire, des « freaks ».
Photo : Byron Spencer pour Antidote : Pride. Talent : Luc Bruyère.
Photo : Byron Spencer pour Antidote : Pride. Talent : Luc Bruyère.
Le sujet est très sensible : à ce jour, le « freak show » demeure un traumatisme, un point nodal de crispation et de référence dans les enjeux de représentation des corps marginalisés. Mis en scène dans le célèbre film Freaks de 1932, signé Tod Browning, ces zoos humains étaient très populaires aux États-Unis à partir du milieu du XIXe siècle. Des individus jugés anormaux y étaient présentés à la merci des regards, comme des objets inférieurs, pour faire peur ou divertir – comme dans les expositions coloniales. L’art contemporain est hanté par le spectre de ces spectacles lucratifs sinistres. Afin de questionner la norme du corps dit « valide », de multiples artistes représentent la violence sous-jacente qu’elle implique et la soulignent pour mieux la dénoncer. Aux individus hyper-visibles et exploités du freak show, ils opposent des œuvres où les corps exclus des stéréotypes capacitistes sont évoqués mais absents, comme pour leur donner un peu de répit et réparer leur surexposition historique.
En 2014, à l’occasion de son exposition à la galerie Essex Street à New York, l’artiste Park McArthur présente une installation minimale composée de rampes pour handicapés qu’elle a déposées au sol. En isolant ces prothèses architecturales, l’artiste souligne les difficultés d’accès rencontrées par les corps perçus comme différents. Salies et esseulées comme des os dans un cimetière, les rampes jonchant la salle suggèrent aussi en revers qu’elles ne sont pas suffisantes pour améliorer les conditions des handicapés. Les barrières qu’ils rencontrent ne sont en effet pas seulement physiques mais également morales et institutionnelles.
« Apparues dans les années 80 dans les pays anglo-saxons, les « études sur le handicap » se construisent en opposition aux conceptions validistes véhiculées par le secteur médical (selon lequel les personnes atteintes d’une déficience doivent être « réparées » et s’adapter au monde social). »
Comme beaucoup d’artistes, Park McArthur a nourri ses réflexions en se penchant sur les disability studies. Apparues dans les années 80 dans les pays anglo-saxons, ces « études sur le handicap » se construisent en opposition aux conceptions validistes véhiculées par le secteur médical (selon lequel les personnes atteintes d’une déficience doivent être « réparées » et s’adapter au monde social). Elles se concentrent ainsi sur les processus à travers lesquels les sociétés refoulent les corps différents, en analysant le handicap en tant que construction sociale, tout comme les gender studies le font avec la notion de genre. Le corps n’est pas valide ou invalide en soi, c’est la société – glorifiant une norme du corps – qui le caractérise ainsi et exclue ce qui n’y répond pas, pathologisant les écarts et faisant de ses récipiendaires des « malades », des individus « incomplets » et « inférieurs » à « rectifier ».
En faisant appel à une esthétique évoquant les salles de torture, l’artiste Julia Phillips met justement à nu les structures symboliques et physiques qui façonnent le modèle corporel dominant. Les installations sculpturales de la plasticienne font cohabiter froidement, sur des socles et rambardes, des instruments médicaux métalliques, caches, prothèses et moules de corps. L’artiste révèle ainsi l’autorité et la violence avec lesquelles une norme s’impose et opprime dans nos sociétés. Son œuvre ne s’inscrit donc pas dans un militantisme identitaire pour des droits ou une lutte pour l’inclusivité dans le système tel qu’il existe. Ce dernier étant discriminant, l’artiste en fait plutôt la critique et enjoint à refonder les rapports de pouvoir qui le constituent.
L’artiste Matthew Barney incite également à les remettre en question, en célébrant les marginalités, les débordements de la norme et la diversité des morphologies. Ses œuvres vidéo sont peuplées de formes de vie extraterrestres, de corps augmentés, hybridés avec des formes animales, végétales et technologiques. Baroques, sexuelles et futuristes, ces créatures flamboyantes ne répondent plus aux catégories binaires traditionnelles (masculin / féminin, blanc / non-blanc, valide / invalide, humain / inhumain). Les corps sont élastiques, troubles, poreux et en constante mutation. Pour sa célèbre série de films expérimentaux The Cremaster Cycle (1994–2002), le réalisateur, photographe et sculpteur a confié un premier rôle à Aimee Mullins, une championne paralympique n’ayant plus l’usage de ses pieds. Elle apparaît à ses côtés en costume d’infirmière porno, avec des prothèses en cristal : à travers ce personnage, Matthew Barney s’attaque ainsi aux idées reçues traitant le corps handicapé comme asexuel et anti-érotique.
L’artiste contribue dès lors, parmi d’autres, à composer de nouvelles représentations du handicap. L’enjeu n’est pourtant pas de l’enfermer dans un système de sens mais de dynamiter les classifications. À partir de quand un corps est-il handicapé et ne l’est-il plus ? La distinction est floue. Quid des formes de handicap invisibles ? À travers des vidéos et installations, l’artiste Andrea Crespo travaille sur l’expérience des personnes autistes ou présentant un trouble mental, et sur leur émancipation sur les réseaux sociaux en ligne (là où il leur est possible de s’inventer plusieurs identités et corps mutants). Au lieu d’être un objet exclu ou de divertissement, la personne stigmatisée « anormale » s’émancipe ainsi des regards historiques oppressifs. Elle prend le pouvoir. Dans son ouvrage Disability Bioethics (« Bioéthique de l’Invalidité » en français), publié en 2008, l’universitaire Jackie Leach Scully souligne l’émergence de « récits reconstructifs ». Dans l’art contemporain, l’enjeu est donc à la fois éthique et esthétique. L’heure est à la réinvention de soi, à la célébration d’une monstruosité, aux brouillages des frontières et à une lecture de la différence comme richesse. Le corps « non valide » n’est plus passif ou une curiosité que l’artiste vampirise. Chez les artistes handicapés présentant des performances, il est même devenu un médium artistique à part entière et un acteur un soi. Pour One Breath is an Ocean for a Wooden Heart, l’artiste Lisa Bufano greffe à ses mains et jambes amputées quatre pieds de table de près de 70 centimètres chacun. Elle danse, marche et se déplace à tâtons, afin d’apprendre à vivre avec ces prothèses. Explorant des modes alternatifs de locomotion, ses mouvements évoquent tour à tour ceux d’un insecte, d’une gazelle, d’un oiseau ou d’une table vivante. Le corps n’est pas appréhendé comme un organisme « capable » de faire telle ou telle action, comme un mécanisme fonctionnel fait de chair et d’os. Dans une perspective deleuzienne et guattarienne, il est envisagé dans la nature au travers des relations qu’il entretient avec son environnement : si ses relations avec les êtres, objets, prothèses, espaces… sont saines ou non. Le corps valide ou invalide n’est-il en effet pas toujours dépendant de son environnement ?
Dans son essai Disability and the Politics of Visibility (« L’invalidité et les politiques de visibilité », en français), l’écrivaine Emily Watlington souligne à cet effet que « peut-être que la plus belle chose que rend visible le handicap est la présence et l’importance des réseaux d’interdépendance et de soin, qui sont souvent effacés dans un monde de l’art continuant de privilégier les auteurs autonomes, et dans une société où le travail des soins est sous-estimé et mis au second plan. » L’écrivaine évoquait une performance de Carolyn Lazard intitulée Support System (For Park, Tina, and Bob) (2016). L’artiste a passé près de 12 heures dans un lit et les visiteurs étaient invités à lui apporter des fleurs. L’ensemble des bouquets incarnait la métaphore de cette communauté d’individus fédérés autour de l’artiste afin de la soutenir.
L’artiste trans et amputée des deux bras Lorenza Böttner (1959-1994) a elle voulu, au contraire, crier haut et fort qu’elle n’avait besoin de personne et qu’elle était toute aussi « valide » qu’un corps normé. Une revendication traduite à travers ses autoportraits flamboyants et érotiques, qu’elle a composés avec sa bouche et ses pieds. Lors de performances de rue, elle déroulait du papier au sol et créait à la vue de tous pour manifester sa fierté, et rappeler au passage que la virtuosité n’est pas seulement l’affaire d’artistes dotés de leurs deux mains, mais aussi celle de ceux qui n’en ont pas.
À rebours des représentations médiatiques, le corps handicapé n’est plus en détresse. Il crée, se fatigue, désire, expérimente, se déplace… Ce n’est donc plus en termes d’identité que les artistes abordent les corps handicapés. Il ne s’agit pas de les réduire à une catégorie mais plutôt de remettre en cause le système de classifications des êtres. Avant de constituer un support de projections, un corps – quel qu’il soit – est avant tout un espace en perpétuelle mutation, un vecteur d’action recouvrant des identités infinies car métamorphosables. Il peut se réinventer, se fondre dans le monde animal, se dématérialiser sur les réseaux… C’est un réservoir, une pelote aux millions de possibilités. Pour les explorer, il suffit de la saisir à pleines mains et d’apprendre à en tirer les fils.
Article issu d’Antidote : Pride.