3 drags monstrueux·ses à suivre

Article publié le 30 octobre 2020

Texte par Julie Ackermann & Henri Delebarre. Photo : Salvia. 

Si l’émission RuPaul’s Drag Race créée en 2009 a considérablement contribué à la popularisation de la pratique drag, cette dernière se focalise encore principalement sur une exagération des standards de beauté traditionnels : contouring imitant la chirurgie esthétique, sourcils parfaitement dessinés, coiffure impeccablement maîtrisée ou encore courbes généreuses recréées. Sur les réseaux sociaux, des artistes drag n’hésitent cependant pas à adopter des démarches bien plus disruptives, en puisant dans le registre de l’horreur. Focus sur 3 drag monstrueux·ses, qui se jouent des tabous de notre société, voire évoquent un devenir non-humain. 

Dans le film Pink Flamingos (1972) du réalisateur John Waters, surnommé le « pape du trash », la drag queen Divine se promène avec ses ami·e·s puis, soudainement, s’approche d’un petit chien, recueille sa crotte toute fraîche et la gobe goulûment. Non truqué, le geste en dit long sur le personnage campé par le performeur Glenn Milstead. Grossière, dégoutante et souvent cruelle, la drag queen Divine bouleverse les codes d’une discipline qui imite à l’extrême les codes de la féminité et du glamour. Robe rouge moulante, maquillage excessif… Divine mime et parodie les archétypes pour mieux en dévoiler les artifices.
Cinquante ans plus tard, de plus en plus de drags marchent dans les pas de cet héritage, tout en en redéfinissant les contours. Dans la lignée du style esquissé dans les années 1980 par Leigh Bowery et poursuivi par les drags du mouvement post-moderne Tranimal — immortalisées par le photographe Austin Young durant les années 2000 —, la pratique du drag ne cesse d’évoluer pour se défaire des stéréotypes liés aux genres et n’aspirer à rien d’autre finalement qu’à l’affirmation d’une identité propre et de sa singularité.
Et alors que la culture drag connaît une popularité sans précédent, au point de se faire aspirer par le mainstream, plusieurs drags monstrueux·ses renouent avec la subversion. De la galloise Salvia à l’effrayante Charity Kase en passant par l’iconoclaste Christeene, tous·tes déconstruisent les canons traditionnels et célèbrent une beauté cabossée, ou revendiquent carrément son absence pour mieux renverser la bienséance bourgeoise. 

La drag post-humaine Salvia


Photo : Salvia. 
Lorsqu’en 2018 le Time lui demandait où se situait la quintessence du drag, l’historien américain Joe E. Jeffreys, spécialisé sur le sujet, répondait : « dans les bars gays ». Si cette réponse est recevable, elle témoigne cependant d’un fossé générationnel. Car depuis quelques années, le drag prolifère avant tout sur les réseaux sociaux par le biais de selfies bien sentis. Officiant sur Instagram depuis 2016, Salvia l’a bien compris. Installée dans la campagne du Pays de Galles, la jeune artiste introvertie a été choisie par Rick Owens à l’âge de 19 ans pour créer le make-up post-apocalyptique de son défilé automne-hiver 2019. 

Photo : Salvia. 
Elle s’était faite remarquée en remodelant son corps et son visage à grand renfort de prothèses et de logiciels de retouche, lui permettant d’ouvrir le champ des possibles. Teint blafard, yeux noirs, tuyaux collés à la glue le long des narines et s’enfonçant sur un front immense qu’elle rase tous les jours : Salvia s’imagine une plastique médico-futuriste qui dérange. Multipliant les avatars genderless, elle s’ajoute des membres, les étire, lisse sa peau et hybride son corps avec celui de créatures animales et mythologiques. Comme une sculpture, son corps chimérique et post-humain devient une matière à modeler et à réinventer à l’infini.
Avant de prendre forme sur son propre visage, ce personnage est d’abord né sous la forme de dessins et de peintures, lorsqu’à partir de ses 13 ans elle imagine des êtres au croisement de l’être humain, de l’animal et de l’alien. Utilisant le maquillage pour « exorciser [ses] peines et [ses] émotions », Salvia s’en sert ainsi comme d’un exutoire et se crée ainsi un nouveau monde en explorant des voies esthétiques novatrices.  

La distorted drag Charity Kase


Photo : Charity Kase. 
Installé à Londres, Harry Whitfield se tourne vers le drag et imagine son alter ego Charity Kase lorsqu’il apprend sa séropositivité. Refusant que la maladie ne le définisse, le jeune britannique veut alors se réapproprier son corps et son quotidien désormais bouleversés par le virus. Semblable à un procédé cathartique, la pratique drag devient pour lui une expérience thérapeutique qui lui permet de se réinventer. Il y a trois ans, il accède à la notoriété en relevant le challenge « 365 jours en drag » sur Instagram. Pendant un an, il invente, confectionne et se pare chaque jour d’un nouveau look. Du clown Ronald McDonald devenu effrayant avec ses longues griffes rouge sang aux Gremlins en passant par Hermione Granger, Charity Kase cumule les identités et les visages tout en rendant hommage à l’univers du cinéma. Car Harry Whitfield, qui se définit sur son compte Instagram comme une créature et un créateur de personnages, aime quand il ne se reconnaît pas.

Photo : Charity Kase.
Retravaillant et détournant les stéréotypes de la culture pop à la sauce trash, Charity Kase s’imagine en Blanche-Neige avec des dents en moins et des moineaux dans la bouche ou en pom-pom girl ligotée par des cordelettes ensanglantées. Parmi ses dernières réalisations — il reprenait au début de l’année son challenge quotidien —, on retrouvait notamment des méchants de dessins animés, comme Jessie et James (alias la « Team Rocket » dans Pokémon), ou encore sa propre version de l’infirmière Mildred Ratched, récemment incarnée par Sarah Paulson dans la série Netflix portant son nom, par ailleurs au cœur d’un concours Instagram de costumes pour Halloween.

La drag terroriste Christeene


Photo : Christeene. 
Si à l’heure où la censure (anti-nudité, anti-sexe…) gagne Tumblr et musèle Instagram, réduisant par là même les espaces de transgression, la monstrueuse drag Christeene, obstinée, continue elle de tracer son chemin. Auto-proclamée « drag terroriste », celle qui exprime son opinion via des textes de rap décadents s’appuie sur une esthétique semblant tout droit sortie d’un film d’horreur. Arborant des vêtements déchirés, des perruques noir corbeau ébouriffées, des lentilles d’un bleu perçant et maquillant grossièrement le contours de ses yeux et de sa bouche, la performeuse — de son vrai nom Paul Soileau — semble constamment prête à célébrer Halloween.

Photo : Christeene. 
Drag depuis une dizaine d’années, Christeene s’est vue propulsée sur le devant de la scène il y a quatre ans grâce à son titre de rap lugubre « Butt Muscle », une ode à la pénétration anale accompagnée d’un clip réalisé par Matt Lambert dans lequel elle urinait dans la bouche du designer Rick Owens (encore lui) avant d’embrasser langoureusement son épouse Michèle Lamy. Outre « Butt Muscle », on trouve dans sa discographie d’autres morceaux aux titres tout aussi explicites tels que « Tears from My Pussy », « Fix My Dick », « African Mayonnaise » — hymne anti-Kardashian  dans lequel elle dénonce l’adoration portée à la famille la plus célèbre des États-Unis — ou encore « Nightwindow », dont le clip cauchemardesque était dévoilé le 15 octobre dernier. Christeene ne célèbre cependant pas le trash pour le trash : critiques de notre climat politique actuel, ses performances et clips provocants tantôt terrifiants tantôt hilarants sont à lire comme des satires.

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