Que ce soit au travers de sa mode dénudée ou de ses soirées endiablées, ce jeune designer et créatif polyvalent originaire du Nigéria réactualise le mouvement de la négritude pour réaffirmer les identités noires à la lumière du post-colonialisme. Rencontre.
Cinquante-quatre. Tel est le nombre de pièces qui composent le puzzle du continent africain, le premier du monde si l’on se fie au nombre de pays. Pourtant, peu sont ceux qui savent les agencer dans le bon ordre pour le compléter. Car en Occident, éclipsée par les grands puissances économiques, l’Afrique est souvent simplifiée, résumée, pour n’être présentée que comme une seule et même entité, au mépris de sa grande diversité. Fondé en 2013 par le Nigérian Jibril Wekaforé, la marque Wekafore figure parmi les initiatives qui tentent de remédier à cette injuste invisibilité des cultures noires.
Né à Lagos au milieu des années 90 et aujourd’hui installé à Barcelone, après avoir effectué ses études à Bilbao, Jibril Wekaforé revendique son africanité à travers une myriade de canaux d’expression. Dans la mode d’abord, avec des créations sensuelles qui s’appuient sur la spiritualité et la primitivité. Composées de gilets-harnais portés à même la peau ou de pièces transparentes parsemées de motifs représentant des individus noirs (comme ces T-shirts constellés de visages façon publicité de salon de coiffure), les vêtements Wekafore trahissent une fétichisation du corps et de la nudité. Une thématique que l’on retrouvait dans le troisième volet de la collection du label baptisée « Spirit » et présentée à Paris l’été dernier.
Artiste polyvalent, Jibril Wekaforé est également chanteur au sein du groupe EGOSEX – qui expérimente en mélangeant le blues et la techno à l’afrobeat -, et organisateur de soirées avec le Voodoo Children’s Club, « une expérience contemporaine de rave africaine au cœur de Barcelone » organisée tous les mois. Marchant dans les pas des instigateurs du mouvement littéraire et politique de la négritude tels qu’Aimé Césaire ou Léopold Sédar Senghor, Jibril Wekaforé multiplie ainsi les projets pour redonner sa place à l’Afrique et faire entendre sa voix.
ANTIDOTE. Comment découvre-t-on la mode lorsqu’on grandi à Lagos ?
JIBRIL WEKAFORÉ. Contrairement à ce qui est le cas en Occident, où la mode est généralisée et où l’on peut s’y initier à travers une tendance de fond, à Lagos [la ville la plus peuplée d’Afrique, ndlr] la mode se découvre et s’appréhende individuellement. Pendant mon enfance au Nigéria, la production de masse, en série, H&M… tout ça, ça n’existait pas. Donc on découvrait la mode par ses propres moyens. Beaucoup de choses étaient fabriquées sur-mesure. Mon père par exemple, qui est architecte, avait pris l’habitude de m’emmener avec lui chez le cordonnier, où les chaussures étaient conçues en exemplaires uniques, en fonction de la forme du pied de chacun. Ma mère, elle, dirigeait un petit atelier de confection où j’aidais souvent les artisans qu’elle employait à réaliser des vêtements à partir de tissus nigérians et d’autres étoffes africaines traditionnelles. C’est dans cet univers que j’ai grandi.
Je suppose que vous n’aviez pas accès aux magazines de mode…
Non ! Je crois que je n’ai pas touché à un seul magazine Vogue avant d’avoir 15 ans [rires].
Aviez-vous cependant des modèles qui vous inspiraient ?
Seulement mon père pour être honnête. C’était la personne la mieux habillée et la plus cool que je connaissais.
Photo : Campagne Wekafore SPIRIT 003 par Viridiana Morandini. Stylisme : Rebeca Sueiro. Maquillage : Regina Khanipova. Set design : Débora Rodam.
Comment vous-êtes vous formé à la création dans ce cas ? Quelles études avez-vous suivies ?
J’ai d’abord étudié le design de mode à Bilbao, dans le nord de l’Espagne, au sein du pays Basque. J’étais par ailleurs très attiré par l’histoire de la ville, son mystère. Sans doute aussi parce que le couturier Cristóbal Balenciaga vient de cette région et que je trouve l’histoire de son parcours très intéressante. C’est l’une des seules personnes célèbres à venir de cet endroit du monde et à avoir connu le succès. Ensuite, après deux semestres passés en stylisme-modélisme, j’ai commencé à suivre des cours pour acquérir des compétences en branding et dans le domaine de la publicité. Puis j’ai quitté Bilbao pour Barcelone, où je vis encore actuellement car l’esprit y est plus créatif, et je voulais rencontrer davantage de gens comme moi. Je me sens plus libre à Barcelone. Mais maintenant que j’ai en quelque sorte « conquis » cette ville, je veux aller à Madrid.
Choisir l’Espagne pour travailler dans la mode est un choix qui peut paraître surprenant : pourquoi avoir décidé de vous y installer ?
Parce que j’ai l’impression que les autres capitales d’Europe de l’Ouest sont déjà saturées. En Espagne, il y a encore beaucoup d’espace pour créer des choses inédites sans se sentir étouffé. Pour moi, c’est le prochain endroit à suivre après Londres, l’Italie ou la France. Il n’y a pas beaucoup de gens qui s’attendent à ce que quelque chose d’avant-gardiste ou de culturellement novateur sorte d’Espagne. C’est pour cette raison que j’aime ce pays et qu’il m’attire. C’est comme un défi.
« Après toutes ces expériences traumatisantes et ces péripéties, la mode a été une sorte d’outil de survie pour moi. »
Avant l’Espagne, vous êtes passé par Dubaï où vous avez fondé votre marque Wekafore en 2013. Pourquoi cette escale ?
Notre maison de famille à Lagos a été détruite par un incendie qui s’est d’abord déclaré dans la maison de nos voisins, avant d’atteindre la nôtre. Nous n’avions plus rien. Tout avait été réduit en cendres. Il nous a fallu environ un an pour nous remettre sur pieds. Et après cette année de reconstruction, mes parents ont décidé de quitter le Nigéria pour s’installer à Dubaï parce que comme je le disais, mon père est architecte et à cette époque à Dubaï – c’était en 2006 ou en 2007 – l’économie était en plein essor, et il y avait énormément de chantiers de construction. Donc c’était une bonne idée de partir là-bas pour sa carrière.
De mon côté, j’ai lancé Wekafore parce que je ressentais tout d’abord l’envie de m’exprimer, mais aussi et surtout parce que j’avais besoin de me faire de l’argent. Quand j’ai commencé à penser à mon avenir, je me suis dit que j’avais besoin de créer quelque chose pour et par moi-même. Créer ma propre marque est la solution que j’ai trouvée à l’époque.
Pourquoi avez-vous choisi la mode comme médium pour vous exprimer ?
Je pense que c’est parce que la mode a été une sorte d’outil de survie pour moi. Après toutes ces expériences traumatisantes et ces péripéties, la mode et le vêtement sont les deux choses qui m’ont permis de tenir debout et de pouvoir toujours garder la tête haute au milieu de gens qui étaient sans doute plus riches que moi, et qui avaient probablement plus de privilèges. Mon apparence, ma manière de m’habiller m’ont tout simplement aidé à me ressaisir. Ça a été comme une tactique de survie.
Quelle est la première pièce que vous avez créée ?
C’était une cravate, en tissu traditionnel africain.
Photo : Présentation de la collection SPIRIT 003 de Wekafore par Fanny Viguier. Stylisme : Edem Dossou et Rebeca Sueiro. Maquillage : Claire Laugeois. Set Design : Wekafore.
Vous avez baptisé votre première collection « Welcome to Black ». Comment est-elle née ? Pourquoi avez-vous choisi de l’appeler ainsi ?
Parce qu’au moment ou je l’ai imaginée, je m’intéressais beaucoup au noir et au blanc ; à la non-couleur et au monochrome. Je voulais essayer de trouver du romantisme dans la couleur noire, dans la noirceur. C’était ça mon point de départ.
« Welcome to Black » m’a servi d’exutoire. C’est une sorte d’amalgame de toutes les épreuves que j’ai traversées jusqu’ici dans ma vie personnelle. Par ailleurs, quand je crée une collection, j’essaie toujours de trouver le juste équilibre entre mon moi intérieur, ma spiritualité traditionnelle et mes moyens de subsistance actuels.
J’ai lu que cette première collection était également inspirée par le fait que vous ayez été confronté au racisme à Dubaï…
Oh oui. C’est un autre sujet, mais oui, complètement !
À travers vos collections et votre musique, vous cherchez à offrir un coup de projecteur aux cultures africaines. L’Afrique est-elle encore trop souvent rendue invisible selon vous ?
Absolument. Il y a une simplification excessive de la négritude, de l’individu noir, parce qu’on nous fait croire que le fait d’être Noir n’est qu’une seule et même chose alors qu’en réalité, il y a une grande diversité, une grande variété de types de blackness. Rien que dans mon pays natal, au Nigeria, il y a énormément de langues et de cultures différentes – dans un seul et même État ! Mais le monde occidental a tendance à simplifier les choses pour voir l’Afrique comme une seule entité. Je pense que ça résulte d’un manque de considération et de compassion. Or si l’on ne se soucie que de soi-même, on ne sera jamais capable de voir l’autre côté, l’autre histoire.
Jibril Wekaforé
Votre démarche semble s’inscrire dans le prolongement du courant de la négritude, qui par la littérature, revendique l’existence et la légitimité des cultures noires dans une démarche anticolonialiste…
Absolument. C’est même mon principal sujet. Le but premier de la marque Wekafore n’est d’ailleurs plus lucratif. Au delà de la mode, j’ai créé différents canaux d’expressions. Ainsi, le message de la marque, son ethos peuvent se diffuser à travers d’autres initiatives.
Vous citez souvent le concept d’« afrofuturisme ». Que représente-t-il à vos yeux ?
À vrai dire, je ne parle plus d’ « afrofuturisme » mais d’ « afroprésent », car j’ai l’impression que le terme « afrofuturisme » est galvaudé. Il a été utilisé à tort pour nier la présence et l’importance des culture africaines à l’heure actuelle. Les gens disent toujours « L’Afrique c’est l’avenir ! ». Non ! Nous sommes déjà présents, nous sommes là, en face de vous ! Le rôle que l’Afrique a à jouer c’est maintenant !
« À travers ces vêtements, comme je le fais avec ma musique, j’essaie d’exprimer et d’explorer la spiritualité contemporaine. . »
Wekafore est-elle une marque engagée ? A-t-elle un rôle à jouer selon vous pour faire évoluer les mentalités ?
J’en suis convaincu. Et c’est là le pouvoir du branding et de la publicité. Parce que c’est un seul et même langage. Que vous soyez Chinois, Indien, Africain ou Européen, si vous comprenez le langage de l’image et que vous savez communiquer avec de la manière la plus universelle qui soit, alors c’est l’outil le plus efficace et le plus puissant pour diffuser un message. Je prends cet aspect de ma marque très au sérieux.
Avez-vous l’intention de retourner en Afrique pour développer un jour vos projets là-bas plutôt qu’en Europe ?
Oui, définitivement. En Afrique, nous avons déjà le pouvoir principal, nous avons la main-d’œuvre, les gens. Il ne nous manque plus que les bonnes infrastructures. Nous avons simplement besoin de fabricants et d’industries.
Photo : Campagne Wekafore SPIRIT 003 par Viridiana Morandini. Stylisme : Rebeca Sueiro. Maquillage : Regina Khanipova. Set design : Débora Rodam.
Votre marque semble reposer sur une idéologie. Comment traduisez-vous cette dernière en vêtements ?
C’est très difficile parce qu’une idéologie est intangible, impalpable. Ma démarche est très théorique, voire même intellectuelle parfois. Donc quand on doit retranscrire tout ça dans des produits physiques, en l’occurrence des vêtements, le message perd parfois en consistance. C’est pour cette raison que j’essaie d’étendre l’univers de Wekafore via différents moyens d’expression. Pour que les gens puissent vraiment comprendre qu’il ne s’agit pas seulement de vêtements mais d’un message, d’une position. Ma marque ne se définit pas par une silhouette. D’ailleurs je ne pense pas que le fait de créer des vêtements soit une profession durable. Je n’ai aucune envie de produire plus de déchets qu’il n’y en a déjà, ou de concevoir des objets que les gens vont acheter et ne plus porter deux mois plus tard.
En plus d’être designer de mode, vous êtes l’un des trois membres du groupe EGOSEX, dans lequel vous chantez. D’où vous est venue l’envie de créer un groupe ?
C’est une idée qui m’est venue il y a un an ou deux, pour essayer, comme je l’évoquais tout à l’heure, de diffuser le message de la marque de différentes manières. Je pense que la musique, les sons et les mots apportent quelque chose en plus que l’on ne pourra jamais trouver dans les vêtements, qui ne sont que des morceaux de tissus silencieux. La musique en revanche, c’est tellement puissant ! Les gens peuvent réellement la ressentir, pleurent, rient, dansent. Ça leur évoque des choses qu’ils ont vécues.
Quelle place occupe la musique dans votre travail ?
Actuellement, elle possède une grande importance. Plus que la mode. Parce que j’ai réalisé a quel point ça pouvait être puissant. En seulement un an avec EGOSEX, nous avons joué dans quelques festivals et le simple fait d’entendre les réactions des personnes venues nous voir, et de découvrir la manière dont la musique les faisait se sentir m’a conforté dans l’idée de continuer sur cette voie. Donc nous avons commencé une petite tournée en Espagne et en France.
Vos trois dernières collections s’intitulaient « Spirit ». Pourquoi ce choix ?
Parce qu’à travers ces vêtements, comme je le fais avec ma musique, j’essaie d’exprimer et d’explorer la spiritualité contemporaine. Et c’est très difficile. Mais tout est spirituel pour moi. Je me déplace selon les esprits, selon l’énergie. En revanche, je ne crois en aucune religion.
Pouvez-vous me dire ce qu’est le Voodoo Club ?
Le Voodoo Club est une communauté que j’ai fondée ici à Barcelone et qui fédère les jeunes créatifs de la ville. Tous les mois, on organise une soirée où des Barcelonais issus des quatre coins de la ville viennent pour s’amuser, tout simplement. En venant, ils expérimentent la marque Wekafore dans un format physique qui leur permet de la ressentir, de l’entendre, de lui parler. L’énergie de la marque se diffuse à travers cette communauté.
Pourquoi lui avez-vous donné ce nom ?
C’est ironique. C’est comme une déclaration politique. Pendant longtemps on a essayé de nous faire croire que le vaudou était quelque chose de négatif, de pernicieux. Les gens ont plein de préjugés dessus. Donc nommer cette communauté Voodoo Club c’était une manière pour moi de dire : « Nous sommes magiques, et vous ne pouvez rien contre ça ».
« C’est très important pour les Africains d’avoir le contrôle sur leur propre récit. C’est à eux de choisir la manière dont ils veulent se raconter.. »
En mode, votre création la plus emblématique est une sorte de gilet-harnais doté d’une poche qui cache un téton mais montre l’autre. Qu’est-ce qui vous a inspiré cette pièce ?
C’est le résultat de mes recherches sur la façon de maximiser le minimum. Quel est le vêtement que l’on pourrait porter quand on a envie de rester nu ? J’ai réfléchi aux choses que l’on doit toujours emporter avec soi, dont on a toujours besoin, comme son portefeuille, ses clefs, son téléphone portable et j’ai imaginé un vêtement qui puisse permettre d’avoir ces essentiels sur soi tout en restant nu.
Pourquoi attribuez-vous une place centrale à la nudité dans votre travail ? N’est-ce pas paradoxal ?
À l’heure actuelle, je suis littéralement obsédé par la primitivité de l’Afrique et je pense que ça va durer un bon bout de temps. Pendant très longtemps, on essayé de nous faire croire que la primitivité africaine était sauvage, non-civilisée, que les Noirs avaient un côté bestial. Personnellement, je trouve que la nudité, lorsqu’elle concerne un corps noir, peut aussi être romantique. Et mon objectif c’est de montrer cela.
La plupart de vos pièces sont présentées comme étant genderless. Essayez-vous d’effacer la binarité normative des genres avec vos créations ?
Je fais de mon mieux, mais en réalité je n’y réfléchit pas vraiment. Je pense seulement au corps. J’essaie de ne pas me soucier des genres, du masculin ou du féminin. Mais ce n’est pas si facile.
Photo : Campagne Wekafore SPIRIT 003 par Viridiana Morandini. Stylisme : Rebeca Sueiro. Maquillage : Regina Khanipova. Set design : Débora Rodam.
Comment définiriez-vous votre esthétique ?
Je dirais « spirituelle et disco ». Disco parce que ma mode est amusante et funky tout en étant malgré tout fonctionnelle. Et spirituelle parce qu’elle puise son inspiration dans les profondeurs de la terre de mes origines, du pays où je suis né, dans mes racines, mes ancêtres.
Que pensez-vous de la mode africaine ? Y a-t-il selon vous une ébullition particulière en ce moment chez les designers africains ?
Oui, je pense qu’il y a une nouvelle prise de conscience qui éclôt, tout le monde est plus confiant et comprend désormais le pouvoir de ses origines. Les gens sont las de l’américanisation et de l’occidentalisation des idées et des principes. Il y a encore du chemin à parcourir. Mais c’est un bon début. C’est très important pour les Africains d’avoir le contrôle sur leur propre récit. C’est à eux de choisir la manière dont ils veulent se raconter.
Cinquante-quatre. Tel est le nombre de pièces qui composent le puzzle du continent africain, le premier du monde si l’on se fie au nombre de pays. Pourtant, peu sont ceux qui savent les agencer dans le bon ordre pour le compléter. Car en Occident, éclipsée par les grands puissances économiques, l’Afrique est souvent simplifiée, résumée, pour n’être présentée que comme une seule et même entité, au mépris de sa grande diversité. Fondé en 2013 par le Nigérian Jibril Wekaforé, la marque Wekafore figure parmi les initiatives qui tentent de remédier à cette injuste invisibilité des cultures noires.
Né à Lagos au milieu des années 90 et aujourd’hui installé à Barcelone, après avoir effectué ses études à Bilbao, Jibril Wekaforé revendique son africanité à travers une myriade de canaux d’expression. Dans la mode d’abord, avec des créations sensuelles qui s’appuient sur la spiritualité et la primitivité. Composées de gilets-harnais portés à même la peau ou de pièces transparentes parsemées de motifs représentant des individus noirs (comme ces T-shirts constellés de visages façon publicité de salon de coiffure), les vêtements Wekafore trahissent une fétichisation du corps et de la nudité. Une thématique que l’on retrouvait dans le troisième volet de la collection du label baptisée « Spirit » et présentée à Paris l’été dernier.
Artiste polyvalent, Jibril Wekaforé est également chanteur au sein du groupe EGOSEX – qui expérimente en mélangeant le blues et la techno à l’afrobeat -, et organisateur de soirées avec le Voodoo Children’s Club, « une expérience contemporaine de rave africaine au cœur de Barcelone » organisée tous les mois. Marchant dans les pas des instigateurs du mouvement littéraire et politique de la négritude tels qu’Aimé Césaire ou Léopold Sédar Senghor, Jibril Wekaforé multiplie ainsi les projets pour redonner sa place à l’Afrique et faire entendre sa voix.
ANTIDOTE. Comment découvre-t-on la mode lorsqu’on grandi à Lagos ?
JIBRIL WEKAFORÉ. Contrairement à ce qui est le cas en Occident, où la mode est généralisée et où l’on peut s’y initier à travers une tendance de fond, à Lagos [la ville la plus peuplée d’Afrique, ndlr] la mode se découvre et s’appréhende individuellement. Pendant mon enfance au Nigéria, la production de masse, en série, H&M… tout ça, ça n’existait pas. Donc on découvrait la mode par ses propres moyens. Beaucoup de choses étaient fabriquées sur-mesure. Mon père par exemple, qui est architecte, avait pris l’habitude de m’emmener avec lui chez le cordonnier, où les chaussures étaient conçues en exemplaires uniques, en fonction de la forme du pied de chacun. Ma mère, elle, dirigeait un petit atelier de confection où j’aidais souvent les artisans qu’elle employait à réaliser des vêtements à partir de tissus nigérians et d’autres étoffes africaines traditionnelles. C’est dans cet univers que j’ai grandi.
Je suppose que vous n’aviez pas accès aux magazines de mode…
Non ! Je crois que je n’ai pas touché à un seul magazine Vogue avant d’avoir 15 ans [rires].
Aviez-vous cependant des modèles qui vous inspiraient ?
Seulement mon père pour être honnête. C’était la personne la mieux habillée et la plus cool que je connaissais.
Photo : Campagne Wekafore SPIRIT 003 par Viridiana Morandini. Stylisme : Rebeca Sueiro. Maquillage : Regina Khanipova. Set design : Débora Rodam.
Comment vous-êtes vous formé à la création dans ce cas ? Quelles études avez-vous suivies ?
J’ai d’abord étudié le design de mode à Bilbao, dans le nord de l’Espagne, au sein du pays Basque. J’étais par ailleurs très attiré par l’histoire de la ville, son mystère. Sans doute aussi parce que le couturier Cristóbal Balenciaga vient de cette région et que je trouve l’histoire de son parcours très intéressante. C’est l’une des seules personnes célèbres à venir de cet endroit du monde et à avoir connu le succès. Ensuite, après deux semestres passés en stylisme-modélisme, j’ai commencé à suivre des cours pour acquérir des compétences en branding et dans le domaine de la publicité. Puis j’ai quitté Bilbao pour Barcelone, où je vis encore actuellement car l’esprit y est plus créatif, et je voulais rencontrer davantage de gens comme moi. Je me sens plus libre à Barcelone. Mais maintenant que j’ai en quelque sorte « conquis » cette ville, je veux aller à Madrid.
Choisir l’Espagne pour travailler dans la mode est un choix qui peut paraître surprenant : pourquoi avoir décidé de vous y installer ?
Parce que j’ai l’impression que les autres capitales d’Europe de l’Ouest sont déjà saturées. En Espagne, il y a encore beaucoup d’espace pour créer des choses inédites sans se sentir étouffé. Pour moi, c’est le prochain endroit à suivre après Londres, l’Italie ou la France. Il n’y a pas beaucoup de gens qui s’attendent à ce que quelque chose d’avant-gardiste ou de culturellement novateur sorte d’Espagne. C’est pour cette raison que j’aime ce pays et qu’il m’attire. C’est comme un défi.
« Après toutes ces expériences traumatisantes et ces péripéties, la mode a été une sorte d’outil de survie pour moi. »
Avant l’Espagne, vous êtes passé par Dubaï où vous avez fondé votre marque Wekafore en 2013. Pourquoi cette escale ?
Notre maison de famille à Lagos a été détruite par un incendie qui s’est d’abord déclaré dans la maison de nos voisins, avant d’atteindre la nôtre. Nous n’avions plus rien. Tout avait été réduit en cendres. Il nous a fallu environ un an pour nous remettre sur pieds. Et après cette année de reconstruction, mes parents ont décidé de quitter le Nigéria pour s’installer à Dubaï parce que comme je le disais, mon père est architecte et à cette époque à Dubaï – c’était en 2006 ou en 2007 – l’économie était en plein essor, et il y avait énormément de chantiers de construction. Donc c’était une bonne idée de partir là-bas pour sa carrière.
De mon côté, j’ai lancé Wekafore parce que je ressentais tout d’abord l’envie de m’exprimer, mais aussi et surtout parce que j’avais besoin de me faire de l’argent. Quand j’ai commencé à penser à mon avenir, je me suis dit que j’avais besoin de créer quelque chose pour et par moi-même. Créer ma propre marque est la solution que j’ai trouvée à l’époque.
Pourquoi avez-vous choisi la mode comme médium pour vous exprimer ?
Je pense que c’est parce que la mode a été une sorte d’outil de survie pour moi. Après toutes ces expériences traumatisantes et ces péripéties, la mode et le vêtement sont les deux choses qui m’ont permis de tenir debout et de pouvoir toujours garder la tête haute au milieu de gens qui étaient sans doute plus riches que moi, et qui avaient probablement plus de privilèges. Mon apparence, ma manière de m’habiller m’ont tout simplement aidé à me ressaisir. Ça a été comme une tactique de survie.
Quelle est la première pièce que vous avez créée ?
C’était une cravate, en tissu traditionnel africain.
Photo : Présentation de la collection SPIRIT 003 de Wekafore par Fanny Viguier. Stylisme : Edem Dossou et Rebeca Sueiro. Maquillage : Claire Laugeois. Set Design : Wekafore.
Vous avez baptisé votre première collection « Welcome to Black ». Comment est-elle née ? Pourquoi avez-vous choisi de l’appeler ainsi ?
Parce qu’au moment ou je l’ai imaginée, je m’intéressais beaucoup au noir et au blanc ; à la non-couleur et au monochrome. Je voulais essayer de trouver du romantisme dans la couleur noire, dans la noirceur. C’était ça mon point de départ.
« Welcome to Black » m’a servi d’exutoire. C’est une sorte d’amalgame de toutes les épreuves que j’ai traversées jusqu’ici dans ma vie personnelle. Par ailleurs, quand je crée une collection, j’essaie toujours de trouver le juste équilibre entre mon moi intérieur, ma spiritualité traditionnelle et mes moyens de subsistance actuels.
J’ai lu que cette première collection était également inspirée par le fait que vous ayez été confronté au racisme à Dubaï…
Oh oui. C’est un autre sujet, mais oui, complètement !
À travers vos collections et votre musique, vous cherchez à offrir un coup de projecteur aux cultures africaines. L’Afrique est-elle encore trop souvent rendue invisible selon vous ?
Absolument. Il y a une simplification excessive de la négritude, de l’individu noir, parce qu’on nous fait croire que le fait d’être Noir n’est qu’une seule et même chose alors qu’en réalité, il y a une grande diversité, une grande variété de types de blackness. Rien que dans mon pays natal, au Nigeria, il y a énormément de langues et de cultures différentes – dans un seul et même État ! Mais le monde occidental a tendance à simplifier les choses pour voir l’Afrique comme une seule entité. Je pense que ça résulte d’un manque de considération et de compassion. Or si l’on ne se soucie que de soi-même, on ne sera jamais capable de voir l’autre côté, l’autre histoire.
Jibril Wekaforé
Votre démarche semble s’inscrire dans le prolongement du courant de la négritude, qui par la littérature, revendique l’existence et la légitimité des cultures noires dans une démarche anticolonialiste…
Absolument. C’est même mon principal sujet. Le but premier de la marque Wekafore n’est d’ailleurs plus lucratif. Au delà de la mode, j’ai créé différents canaux d’expressions. Ainsi, le message de la marque, son ethos peuvent se diffuser à travers d’autres initiatives.
Vous citez souvent le concept d’« afrofuturisme ». Que représente-t-il à vos yeux ?
À vrai dire, je ne parle plus d’ « afrofuturisme » mais d’ « afroprésent », car j’ai l’impression que le terme « afrofuturisme » est galvaudé. Il a été utilisé à tort pour nier la présence et l’importance des culture africaines à l’heure actuelle. Les gens disent toujours « L’Afrique c’est l’avenir ! ». Non ! Nous sommes déjà présents, nous sommes là, en face de vous ! Le rôle que l’Afrique a à jouer c’est maintenant !
« À travers ces vêtements, comme je le fais avec ma musique, j’essaie d’exprimer et d’explorer la spiritualité contemporaine. . »
Wekafore est-elle une marque engagée ? A-t-elle un rôle à jouer selon vous pour faire évoluer les mentalités ?
J’en suis convaincu. Et c’est là le pouvoir du branding et de la publicité. Parce que c’est un seul et même langage. Que vous soyez Chinois, Indien, Africain ou Européen, si vous comprenez le langage de l’image et que vous savez communiquer avec de la manière la plus universelle qui soit, alors c’est l’outil le plus efficace et le plus puissant pour diffuser un message. Je prends cet aspect de ma marque très au sérieux.
Avez-vous l’intention de retourner en Afrique pour développer un jour vos projets là-bas plutôt qu’en Europe ?
Oui, définitivement. En Afrique, nous avons déjà le pouvoir principal, nous avons la main-d’œuvre, les gens. Il ne nous manque plus que les bonnes infrastructures. Nous avons simplement besoin de fabricants et d’industries.
Photo : Campagne Wekafore SPIRIT 003 par Viridiana Morandini. Stylisme : Rebeca Sueiro. Maquillage : Regina Khanipova. Set design : Débora Rodam.
Votre marque semble reposer sur une idéologie. Comment traduisez-vous cette dernière en vêtements ?
C’est très difficile parce qu’une idéologie est intangible, impalpable. Ma démarche est très théorique, voire même intellectuelle parfois. Donc quand on doit retranscrire tout ça dans des produits physiques, en l’occurrence des vêtements, le message perd parfois en consistance. C’est pour cette raison que j’essaie d’étendre l’univers de Wekafore via différents moyens d’expression. Pour que les gens puissent vraiment comprendre qu’il ne s’agit pas seulement de vêtements mais d’un message, d’une position. Ma marque ne se définit pas par une silhouette. D’ailleurs je ne pense pas que le fait de créer des vêtements soit une profession durable. Je n’ai aucune envie de produire plus de déchets qu’il n’y en a déjà, ou de concevoir des objets que les gens vont acheter et ne plus porter deux mois plus tard.
En plus d’être designer de mode, vous êtes l’un des trois membres du groupe EGOSEX, dans lequel vous chantez. D’où vous est venue l’envie de créer un groupe ?
C’est une idée qui m’est venue il y a un an ou deux, pour essayer, comme je l’évoquais tout à l’heure, de diffuser le message de la marque de différentes manières. Je pense que la musique, les sons et les mots apportent quelque chose en plus que l’on ne pourra jamais trouver dans les vêtements, qui ne sont que des morceaux de tissus silencieux. La musique en revanche, c’est tellement puissant ! Les gens peuvent réellement la ressentir, pleurent, rient, dansent. Ça leur évoque des choses qu’ils ont vécues.
Quelle place occupe la musique dans votre travail ?
Actuellement, elle possède une grande importance. Plus que la mode. Parce que j’ai réalisé a quel point ça pouvait être puissant. En seulement un an avec EGOSEX, nous avons joué dans quelques festivals et le simple fait d’entendre les réactions des personnes venues nous voir, et de découvrir la manière dont la musique les faisait se sentir m’a conforté dans l’idée de continuer sur cette voie. Donc nous avons commencé une petite tournée en Espagne et en France.
Vos trois dernières collections s’intitulaient « Spirit ». Pourquoi ce choix ?
Parce qu’à travers ces vêtements, comme je le fais avec ma musique, j’essaie d’exprimer et d’explorer la spiritualité contemporaine. Et c’est très difficile. Mais tout est spirituel pour moi. Je me déplace selon les esprits, selon l’énergie. En revanche, je ne crois en aucune religion.
Pouvez-vous me dire ce qu’est le Voodoo Club ?
Le Voodoo Club est une communauté que j’ai fondée ici à Barcelone et qui fédère les jeunes créatifs de la ville. Tous les mois, on organise une soirée où des Barcelonais issus des quatre coins de la ville viennent pour s’amuser, tout simplement. En venant, ils expérimentent la marque Wekafore dans un format physique qui leur permet de la ressentir, de l’entendre, de lui parler. L’énergie de la marque se diffuse à travers cette communauté.
Pourquoi lui avez-vous donné ce nom ?
C’est ironique. C’est comme une déclaration politique. Pendant longtemps on a essayé de nous faire croire que le vaudou était quelque chose de négatif, de pernicieux. Les gens ont plein de préjugés dessus. Donc nommer cette communauté Voodoo Club c’était une manière pour moi de dire : « Nous sommes magiques, et vous ne pouvez rien contre ça ».
« C’est très important pour les Africains d’avoir le contrôle sur leur propre récit. C’est à eux de choisir la manière dont ils veulent se raconter.. »
En mode, votre création la plus emblématique est une sorte de gilet-harnais doté d’une poche qui cache un téton mais montre l’autre. Qu’est-ce qui vous a inspiré cette pièce ?
C’est le résultat de mes recherches sur la façon de maximiser le minimum. Quel est le vêtement que l’on pourrait porter quand on a envie de rester nu ? J’ai réfléchi aux choses que l’on doit toujours emporter avec soi, dont on a toujours besoin, comme son portefeuille, ses clefs, son téléphone portable et j’ai imaginé un vêtement qui puisse permettre d’avoir ces essentiels sur soi tout en restant nu.
Pourquoi attribuez-vous une place centrale à la nudité dans votre travail ? N’est-ce pas paradoxal ?
À l’heure actuelle, je suis littéralement obsédé par la primitivité de l’Afrique et je pense que ça va durer un bon bout de temps. Pendant très longtemps, on essayé de nous faire croire que la primitivité africaine était sauvage, non-civilisée, que les Noirs avaient un côté bestial. Personnellement, je trouve que la nudité, lorsqu’elle concerne un corps noir, peut aussi être romantique. Et mon objectif c’est de montrer cela.
La plupart de vos pièces sont présentées comme étant genderless. Essayez-vous d’effacer la binarité normative des genres avec vos créations ?
Je fais de mon mieux, mais en réalité je n’y réfléchit pas vraiment. Je pense seulement au corps. J’essaie de ne pas me soucier des genres, du masculin ou du féminin. Mais ce n’est pas si facile.
Photo : Campagne Wekafore SPIRIT 003 par Viridiana Morandini. Stylisme : Rebeca Sueiro. Maquillage : Regina Khanipova. Set design : Débora Rodam.
Comment définiriez-vous votre esthétique ?
Je dirais « spirituelle et disco ». Disco parce que ma mode est amusante et funky tout en étant malgré tout fonctionnelle. Et spirituelle parce qu’elle puise son inspiration dans les profondeurs de la terre de mes origines, du pays où je suis né, dans mes racines, mes ancêtres.
Que pensez-vous de la mode africaine ? Y a-t-il selon vous une ébullition particulière en ce moment chez les designers africains ?
Oui, je pense qu’il y a une nouvelle prise de conscience qui éclôt, tout le monde est plus confiant et comprend désormais le pouvoir de ses origines. Les gens sont las de l’américanisation et de l’occidentalisation des idées et des principes. Il y a encore du chemin à parcourir. Mais c’est un bon début. C’est très important pour les Africains d’avoir le contrôle sur leur propre récit. C’est à eux de choisir la manière dont ils veulent se raconter.