Comment la technologie va-t-elle s’emparer de notre sexualité ?

Article publié le 18 octobre 2018

Photo : oeuvre de l’artiste japonais Hajime Sorayama.
Texte : Michaël Pécot-Kleiner

C’est une règle quasi mathématique : une révolution sexuelle est toujours la conséquence des avancées technologiques de son époque. Pour preuve, les chamboulements émancipateurs des années 60 et 70 n’auraient été possibles sans la démocratisation des nouvelles méthodes de contraception. S’appuyant sur ce théorème, et les progrès exponentiels en matière d’informatique, de robotique et d’intelligence artificielle, comment envisager les prochaines modalités de jouissance qui s’offriront à nous ?

Ted Kaczynski surnommé Unabomber est un célèbre militant écologiste américain. Doté d’un Q.I de 167, Il fut surtout l’un des terroristes les plus recherchés des États-Unis, laissant dans son sillage trois morts et plus d’une vingtaine de blessés, tous touchés par des attentats au colis piégé. Profils des victimes : essentiellement des scientifiques de haut niveau… La raison ? Unabomber, dans sa folie paranoïaque, s’était mis en tête de combattre les dangers inhérents d’une société axée sur le progrès technologique, puisque selon lui, la technique finit toujours par échapper à ses créateurs, impose ses diktats, crée de nouvelles aliénations.
Une folie par ailleurs inspirée par la lecture du trop méconnu philosophe français Jacques Ellul, qui dans son livre La Technique ou l’Enjeu du siècle écrit : « La technique n’adore rien, ne respecte rien ; elle n’a qu’un rôle : dépouiller, mettre au clair, puis utiliser en rationalisant, transformer toute chose en moyen. » Unabomber est emprisonné depuis 20 ans, les cybernéticiens et autres chercheurs peuvent ouvrir leur courrier en paix. Mais sans doute dans sa cellule doit-il s’arracher la barbe, car jamais la technologie ne s’est autant apprêtée à pénétrer notre intimité, à régir les derniers liens avec notre animalité, et à jeter les bases d’une révolution sexuelle à venir.
« Sexe » et « futur » donc, deux notions qui ne cessent de se cogner, et font éclater une multitude de fantasmes dont la science-fiction aime à se repaître (récemment HerBlade Runner 2037WestworldAlmost Human, etc…). Hors il n’est désormais plus question d’envolées imaginaires, les outils sont prêts et ne demandent qu’à être perfectionnés. Sous quelles formes se matérialisera concrètement cette révolution sexuelle ? Quelles seront ses conséquences sur notre condition humaine ? Sans pousser dans la technophobie radicale d’un Ted Kaczynski, faut-il craindre une forme de déshumanisation, voire d’asservissement ? Ou bien prendre une position moins manichéenne, et envisager celle-ci comme une chance d’évolution anthropologique et d’exploration de plaisirs inédits ? Oubliez tout ce que vous saviez, bienvenue dans les vertiges de la techno-sexualité.

L’AVÈNEMENT DES ROBOTS-PROSTITUÉS ET DU SEXE VIRTUEL

« En 2030, un grand nombre de personnes consommeront du sexe en réalité virtuelle. En 2035, la majorité des gens posséderont un sex-toy qui interagira avec du sexe en VR. À partir de 2025, les premières formes de robots-sexuels apparaîtront dans les foyers les plus riches. En 2050, les rapports sexuels humains/robots sup-planteront les rapports humains/humains. » Telles sont les prédictions de l’influent futurologue Ian Pearson, qui dans son Rapport sur le futur de la sexualité : l’avènement des robots-sexuels, trace l’implacable agenda de notre avenir libidinal. Les deux principaux axes de cette révolution sexuelle sont donc : le sexe dans des univers virtuels branchés à des interfaces et l’arrivée des robot-prostitués dans nos vies ; les deux reposant sur les avancées de l’informatique, de la cybernétique, de la robotique et de l’intelligence artificielle.
Et nous en trouvons déjà les premiers balbutiements dans notre présent : de nombreuses start-up de l’industrie porno (VirtualRealPorn, Virtual Taboo…) se sont lancées dans la production de vidéos VR sur Internet, visualisables avec des casques dédiés, praticables avec des sex-toys connectés (vagin et phallus artificiels, etc), le tout permettant de s’insérer en POV (Point of View) dans des scènes de films X. Idem pour les sex-dolls. Les archaïques poupées gonflables sont maintenant des mannequins en silicone capable de la répartie d’un débile léger, à l’image d’Harmony, modèle-phare de l’entreprise Real Robotix, pouvant tenir un semblant de conversation et entamer des jeux de séduction. L’une et l’autre prémisses, une fois dopées par l’amélioration de leur hardware, de leur puissance de calcul et de leurs matériaux constitutifs, seront tout à fait aptes à synthétiser et à substituer la réalité.
Photo : le modèle de sex-doll Harmony conçu par la société Real Robotix.
Pour Bernard Andrieu, philosophe spécialiste du corps, auteur de nombreux ouvrages sur la question (Philosophie du corps : expériences, interactions, écologie corporelle, La peur de l’orgasme…), un futur tout à fait envisageable du sexe virtuel est le suivant : « On peut concevoir qu’à la suite de la miniaturisation des composants, notre corps sera équipé de capteurs et de puces logés sous la peau. Ce bio-hacking remplacera nos téléphones portables et sera directement relié à notre système nerveux. Équipé d’un casque, nous pourrons nous rendre dans des environnements ultra immersifs, et avoir des rapports sexuels avec des entités fantasmagoriques. Mieux, nous aurons la possibilité d’expérimenter une multitude de scénarii, de changer de sexe ou de genre à volonté. »
Les sex-dolls ne sont pas en reste, leur upgrade est en cours de processus, à condition de régler quelques détails pratiques au préalable. « Il faudra attendre une bonne dizaine d’années pour voir le développement d’un simili-esprit. On peut aussi parier qu’elles seront équipées de logiciels de domotique. Elle pourront déclencher le chauffage, faire des commandes sur internet, remplir le frigo… », souligne Jean-Pierre Carry, pionnier dans le business des poupées sexuelles et directeur marketing de 4 Woods Europe. De vraies petites créatures de compagnie, en somme. De sexe masculin ou féminin, ces ersatz d’humains seront corvéables à souhait, infatigables, customisables, interchangeables, deviendront nos confidents, nos meilleurs amis, nos alliés, habiterons nos espaces intimes ou peupleront des fermes-bordels uniquement vouées à leur fornication. Fatalement, une nouvelle catégorie sexuelle fera son apparition : celle de la robophilie. Et des dispositifs juridiques octroyant un certain nombre de droits à l’androïde, viendront brouiller un peu plus la frontière entre l’homme et la machine.

WANT MORE ?

Une troisième piste, plus radicale que les deux précédentes, commence également à émerger à plus ou moins moyen terme, et pousse la sexualité vers une cérébralité extrême. La logique en est assez simple : puisque le cerveau est l’organe sexuel par excellence, pourquoi ne pas pousser au maximum sa sollicitation ? Finies les stimulations du pénis, du clitoris, de l’anus, bonjour le bombardement intensif d’ondes électriques sur les zones cérébrales relatives au plaisir. Par le biais de casques branchés directement au bulbe, ce brain-fucking démultipliera toutes les combinaisons d’orgasmes possibles. À ce propos, Ian Pearson s’exprimait déjà dans les colonnes de Wired en 2011 : « Par ce procédé, on pourrait enregistrer des bibliothèques entières d’expériences sensorielles vécues par des pornstars, et les revivre en se mettant dans leur peau. » Seul ou en réseau, les sensations de jouissance et les fantasmes qui les accompagnent ne se matérialiseraient plus que par un ensemble de signaux encodés sur un support de stockage, et ouvriraient la voie à une sexualité sans contact. De quoi rendre le safe-sex réellement bandant.

« Finies les stimulations du pénis, du clitoris, de l’anus, bonjour le bombardement intensif d’ondes électriques sur les zones cérébrales relatives au plaisir. »

Enfin, le bio-hacking complète le tableau général par un ensemble d’expérimentations exotiques qui peuvent confiner à l’absurde. Récemment, un bio-hacker nommé Josiah Zayner s’est amusé à bidouiller son code génétique à l’aide du kit d’édition ADN CRIS-PR-Cas9, afin de booster sa croissance musculaire. Partant de là, Catherine Dufour, auteure de science-fiction et ingénieure en informatique, imagine le potentiel de cette piraterie du vivant : « on peut arriver à des résultats aussi drôles que monstrueux avec cette nouvelle plasticité du corps. Forcément, des gens se rajouteront des pénis ou des vagins. Plein d’autres choses pourront être faites comme la pose de tissus clitoridien derrière l’oreille ou sur les genoux. Ou bien même se transformer intégralement en clitoris géant. On peut partir aussi sur des choses plus malsaines, comme coucher avec le clone de soi-même, mais en plus jeune. » L’avenir offre peu de certitudes, hormis celle que les parties fines entre humains bio-hackés risquent d’être plutôt créatives.

CAUCHEMAR OU CHANCE ANTHROPOLOGIQUE ?

Dans ses grandes lignes, la tendance qui se dégage de la prochaine révolution sexuelle est une nette orientation vers l’auto-érotisme. Car pris tels quels, le sexe en VR, les robots-prostitués ou le brain-fucking restent des modes masturbatoires améliorés, une substitution de l’autre qui pose la question de l’éventuelle fin des rapports inter-personnels. De quoi alimenter les pires cauchemars dystopiques et accorder à la technophobie d’Unabomber du crédit : dans une société hyper capitaliste, hyper individualiste, ultra-communautaire, l’être humain sera réduit à l’état de sex-geek coincé dans sa bulle hédoniste. Pire, complètement aliéné à la machinerie sexuelle (à l’image du film Ex-Machina sorti en 2014 dans lequel un humain coupé du monde finit par se faire manipuler par la femme-robot qu’il a inventée), il deviendra l’esclave des grandes firmes ayant mis au point ces technologies. Le pouvoir de la technique, devenu incontrôlable par sa propre hybris, accélérerait ainsi la destruction des liens sociaux et organiques entre l’Homme et son semblable, créant des pathologies mentales inédites.
Un avis nuancé par Nathalie Giraud-Desforges, sexothérapeute et importante actrice de la démocratisation des sex-toys sur le marché français. Évitant toute diabolisation de la technologie, elle préfère en voir les bienfaits : « C’est toujours la même chose avec la technologie, tout dépend ce que l’on en fait. Si celle-ci permet de se réapproprier son propre plaisir, à assumer sa vie sexuelle, à rencontrer son corps, alors ces avancées techniques sont positives. Mieux se connaître, explorer ses désirs sans tabous est la voie royale pour avoir des rapports épanouis avec son partenaire. » Le philosophe Bernard Andrieu, quant à lui, ne croit pas en la disparition des rapport inter-personnels : « On ne fait pas les mêmes choses avec sa maîtresse qu’avec sa femme. Cette différenciation dans ces nouveaux types de sexualité s’imposera aussi. Je ne crois pas du tout en la disparition du couple. Je pense que les gens continueront à avoir des relations sexuelles entre humains, et qu’en même temps, ils auront d’autres types de sexualité. Tout cela trouvera sa place dans une hiérarchie. »
Photo : Ex-Machina, film réalisé par Alex Garland, 2014.
Bernard Andrieu voit même dans les conséquences existentielles de cette révolution une chance anthropologique, en forgeant le séduisant concept d’agenrement : « La thèse que je défends, c’est que les humains ne changeront pas seulement de sexes, mais aussi de genres. Cette aspiration se dirigera vers du poly-amour, de la pluralité. On pourra choisir de prendre du plaisir dans des environnements gay, bisexuel, hétéro, etc… Cet agenrement se définira comme la possibilité culturelle d’avoir plusieurs sexualités, plusieurs corps. On ne sera plus limités par son corps naturel, grâce aux avatars dans les réalités virtuelles. Cette possibilité de varier les expériences sera synonyme de renouvellement. Parce qu’il ne faut pas se mentir, le grand problème de la sexualité, c’est l’ennui. On peut estimer qu’une société pacifiée au niveau de ces échanges sexuelles consentis acceptera cette pluralité. »

AMOUR TOUJOURS

Dernière conséquence probable de ces bouleversements techno-libidinaux, la redéfinition même de la notion d’amour. Ian Pearson, toujours lui, dans son Rapport sur le futur de la sexualité : l’avènement des robots-sexuels, prévient : « L’amour et l’acte sexuel seront progressivement séparés, les relations amoureuses transcenderont les relations sexuelles. » Faut-il y voir ici l’émergence d’une nouvelle forme d’amour platonique ? Une forme d’amour où la personne est appréciée pour son esprit comme le préconisait le philosophe grec dans son Banquet. Pourquoi pas. D’un côté, une sorte de sapiosexualité avec les humains, de l’autre, une décharge sexuelle de ses instincts les plus primaires avec les machines…

 

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