La créatrice italienne basée à Florence propose depuis déjà dix ans une mode sculpturale parfois sombre et toujours sexy qui conjugue cuir et soie, force et romantisme. Dans un entretien exclusif, Ilaria Nistri revient sur sa relation avec Franca Sozzani, parle de mode à l’heure des réseaux sociaux et dévoile sa vision iconoclaste de la féminité.
À gauche : Blazer et top, Ilaria Nistri.
À droite : Parka, pull et pantalon, Ilaria Nistri. Chaussures, Ann Demeulemeester.
Blazer et top, Ilaria Nistri.
Parka, pull et pantalon, Ilaria Nistri. Chaussures, Ann Demeulemeester.
Votre marque a célébré 10 ans d’existence l’année dernière, quel bilan en tirez-vous ?
Il se trouve que j’ai commencé dans la mode sans l’avoir étudiée, j’avais fait des études de droit. Mais j’avais de l’expérience dans le textile et surtout un attrait inné pour les vêtements. J’ai donc commencé de façon plutôt organique. Ces dix ans ont été une suite ininterrompue d’émotions. J’ai connu des moments de doute, des moments de joie face à la reconnaissance de la presse et des acheteurs ; beaucoup d’instants charniers aussi, ça a été dix années très intenses. Nous avons créé cette société avec mon partenaire, qui est aussi mon mari, puis ma sœur nous a rejoints. C’est une affaire de famille et nous en sommes très fiers.
Le succès a-t-il été rapide ?
J’ai eu beaucoup de chance car de nombreux regards se sont tournés vers moi presque immédiatement. Je dirais même que le début a été plus simple que la suite. J’ai présenté mes collections pour la première fois à Paris et d’importantes boutiques se sont tout de suite intéressées à moi et ont cru en mon projet. La réaction des gens a été géniale.
D’après vous, quel est le secret du succès de votre label ?
La passion, et le travail. Nous avons cherché à construire une entreprise solide, avec des gens de confiance qui ont su nous aider à bâtir ce projet. Nous avons une vision globale et intervenons dès le tissu jusqu’à la communication puis aux ventes. Nous avons toujours tenté de rester concentrés et de suivre avec rigueur l’intégralité des processus.
À gauche : Pull, jupe et guêtres, Ilaria Nistri. Chaussures, Ann Demeulemeester.
À droite : Pull, robe, pantalon, Ilaria Nistri. Chaussures, Ann Demeulemeester.
Pull, jupe et guêtres, Ilaria Nistri. Chaussures, Ann Demeulemeester.
Pull, robe, pantalon, Ilaria Nistri. Chaussures, Ann Demeulemeester.
Comment l’industrie de la mode a-t-elle évolué en dix ans d’après vous ?
Elle a beaucoup changé. Les réseaux sociaux ont beaucoup modifié la façon dont nous travaillons, et pas seulement du point de vue de la communication mais aussi des ventes avec l’avènement de la boutique en ligne. Tout est plus dur aujourd’hui, les réseaux sociaux font désormais partie de notre travail quotidien. J’investis dans cette direction, mais aussi dans les relations publiques. Je cherche à concevoir beaucoup d’images par saison, je tiens à montrer comment les vêtements peuvent être portés, de mille façons. Ce qui n’a pas changé en revanche, c’est l’éternelle recherche d’une bonne qualité de production. Pour ce faire, il faut s’entourer de personnes qualifiées pour le patronnage, les imprimés et toute la production.
Pensez-vous que ces changements soient positifs ?
Bien sûr. Car vous vous adressez à beaucoup de monde, et plus seulement aux gens de la mode. Tout ce que vous faîtes est bien plus exposé. C’est positif dans la mesure où cela vous donne aussi de nombreuses idées nouvelles car vous êtes obligés de vous balader sur ces réseaux. Ils vous rendent curieux. Je pense de façon générale que tout changement est bénéfique, et tout spécialement dans la mode.
« Franca Sozzani m’a dit : « Je suis fière d’être celle qui t’a découverte. » »
Franca Sozzani vous a beaucoup aidé dès le début de votre carrière, qu’avez-vous appris d’elle ?
Elle a été très importante pour moi. Lors du premier concours auquel j’ai participé, je ne savais même pas qui elle était. Je venais d’un monde tout à fait autre. Quand j’ai été invitée à lui présenter ma collection pour qu’elle juge de ma capacité ou non à prendre part à la compétition, j’ai accepté, puis quand j’ai finalement compris qui elle était, je n’en revenais pas. Elle m’envoyait souvent des messages de soutien qui m’ont beaucoup aidé lors de moments difficiles. Après m’avoir invité à monter sur scène à Milan pour mon premier défilé, je l’ai remerciée par message et je me souviens très bien de ce que Franca Sozzani m’a dit : « Je suis fière d’être celle qui t’a découverte. » Je garde ce message bien précieusement dans mon bureau et quand le doute s’empare de moi, j’y repense et il me donne la motivation pour continuer. Elle est venue à mes premiers défilés, et ça n’est vraiment pas quelque chose qui vous est garanti en tant que jeune créateur. Cela m’a aidé à croire en moi et en le chemin que j’avais choisi d’emprunter.
Votre père vous a lui encouragé à vous lancer dans la mode alors que vous poursuiviez des études de droit, ce n’est pas toujours le cas…
En fait, il se trouve que j’ai eu mon diplôme en droit, il ne m’a pas fait tout arrêter pour la mode. Il a une entreprise de production de textile et c’est lui qui m’a convaincu de me lancer, presque inconsciemment. J’ai toujours adoré voyager et le fait de travailler dans la recherche textile, la production, et les ventes me permettait de parcourir le monde. Il m’a donc suggéré de m’insérer dans cette branche à laquelle je ne me destinais pas originellement.
Pull et pantalon, Ilaria Nistri. Chaussures, Ann Demeulemeester.
Qu’est-ce qui vous a attiré dans cette industrie créative ?
La mode m’a toujours émue. Je collectionnais les vêtements et c’était vraiment obsessionnel chez moi quand j’étais jeune. Je collectionne par exemple les kimonos anciens, j’ai fait beaucoup de voyages au Japon pour m’en procurer. Je suis aussi fan des vêtements des années 1920. Mais je n’ai jamais vraiment été fascinée par l’industrie de la mode en elle-même. Quand j’ai commencé à travailler dans le textile, j’ai commencé à m’intéresser aux défilés et j’ai à nouveau ressenti des émotions très fortes. J’associe beaucoup de moments importants de ma vie aux tenues que je portais. La mode a toujours fait partie intégrante de qui je suis.
Aviez-vous une icône de mode ?
Mon icône de mode est la nature, car elle est pour moi une source inépuisable d’inspiration, pour les couleurs, les formes, les énergies. Je suis aussi férue d’architecture et cela se ressent dans mes créations. J’aime beaucoup l’architecture brutaliste, l’utilisation d’éléments en contraste comme le ciment et le fer avec le verre ou le miroir. L’art, également bien sûr. J’ai travaillé avec Andreas Nicolas Fischer, le photographe David Maisel. Mes parents sont aussi de grands collectionneurs d’art, de l’art italien antique des XVe et XVIe siècle. L’art a toujours fait partie de mon éducation.
À gauche : Pull et pantalon, Ilaria Nistri. Chaussures, Ann Demeulemeester.
À droite : Veste et pull, Ilaria Nistri.
Pull et pantalon, Ilaria Nistri. Chaussures, Ann Demeulemeester.
Veste et pull, Ilaria Nistri.
L’Italie a-t-elle également eu une influence sur votre esthétique ?
Un des membres du jury du premier concours que j’ai fait m’avait dit que je n’étais pas très italienne. Cela m’avait semblé tellement étrange. Je pense que l’intensité des couleurs que j’utilise me vient de l’art italien. La recherche de coordination dans la collection est aussi pour moi typique de la mode italienne, cet équilibre entre les différents éléments.
Cette recherche d’équilibre définit-elle aussi d’après vous la féminité ?
Tout à fait. Pour moi, la féminité, c’est le délicat équilibre entre la force et la structure d’un côté et la fragilité et la gentillesse de l’autre. C’est quelque chose d’inné chez une femme. Pour moi être sexy, c’est vraiment trouver la bonne mesure entre force et fragilité. D’où le fait que mixer des pièces androgynes avec des choses plus féminines crée une vraie harmonie et donne un côté sexy à un ensemble. Je ne pense pas que « sexy » aille forcément de pair avec une partie du corps que l’on choisit de dévoiler ou non, c’est plutôt la façon de bouger, d’interagir avec les gens, d’être conscient de qui on est en tant que femme. C’est pour cette raison que je ne cache jamais le corps, il est incarné par des silhouettes très fluides de façon subtile.
« Je ne pense pas que « sexy » aille forcément de pair avec une partie du corps que l’on choisit de dévoiler ou non, c’est plutôt la façon de bouger, d’interagir avec les gens, d’être conscient de qui on est en tant que femme. »
Avez-vous déjà pensé à vous lancer dans une collection masculine ?
J’adorerais. Lancer une ligne homme quand on est une marque de prêt-à-porter féminin se fait de plus en plus. Et ça ferait sens pour moi également puisque j’explore cette frontière entre féminin et masculin. J’ai d’ailleurs des clients hommes qui achètent mes vêtements au départ destinés aux femmes. Certaines pièces peuvent totalement aller à des hommes et je suis heureuse qu’il en soit ainsi, car mon but est d’avant tout de faire des vêtements pour qu’ils soient portés, pas juste pour qu’on les regarde.
Qui aimeriez-vous voir le plus porter vos créations ?
Je pense à un genre de femme, d’un point de vue esthétique. Par exemple, j’aimerais voir une Mica Arganaraz, qui incarne parfaitement ce contraste masculin-féminin. Elle peut-être à la fois très séductrice et très androgyne. J’aurais aussi adoré habiller Peggy Guggenheim, quelqu’un d’érudit à la vie très mouvementée.
À gauche : Guêtres, Ilaria Nistri. Chaussures, Ann Demeulemeester.
À droite : Blouson, pull et robe, Ilaria Nistri. Chaussures, Ann Demeulemeester.
Guêtres, Ilaria Nistri. Chaussures, Ann Demeulemeester.
Blouson, pull et robe, Ilaria Nistri. Chaussures, Ann Demeulemeester.
Quelle place la musique occupe-t-elle dans votre mode ?
Je dois dire que je suis très attirée par la musique, je l’aime, je l’écoute, je danse mais je ne suis loin d’être experte en musique. Je me laisse plutôt porter par les émotions qu’elle déclenche en moi. Pour autant, elle ne fait pas partie de mon processus créatif. Une fois la collection terminée, j’adore lui associer un genre de musique mais cela vient après.
Il y a quelque chose de punk dans cette collection, n’est-ce pas ?
C’est certain. Je ne suis toutefois pas sûre que ça ait été conscient au départ. Quoi qu’il en soit, j’adore le cuir, les clous, je suis fasciné par les punks et toute cette sous-culture. C’est vraiment quelque chose qui s’est fait de façon innée, que j’ai nourri en créant la collection sans m’en rendre compte. Il y a aussi des influences japonaises qui s’y mélangent, ce qui en fait une collection très personnelle.
Essayez-vous de faire passer quelque message à travers vos collections ?
Je ne sais pas vraiment s’il y a un unique message. J’essaie de faire des vêtements auxquels je peux m’identifier, que j’ai envie de porter. S’il y a un message sous-jacent, c’est simplement d’apprendre à se connaître et de montrer qui l’on est à travers ce que l’on porte.
Retrouvez la collection automne-hiver 2017 d’Ilaria Nistri sur ilarianistri.com et suivez la marque sur son compte Instagram.