Texte : Naomi Clément.
Photos : Violet Chachki par Byron Spencer pour Antidote Magazine : Pride hiver 2019-2020.
Stylisme : Jonathan Huguet.
Chemise et chapeau, Marni. Boucles d’oreilles, Alan Crocetti.
Gagnante de la septième saison de l’émission RuPaul’s Drag Race, Violet Chachki est aujourd’hui l’une des drag queens les plus exposées de la planète. De passage à Paris, elle revient pour Antidote sur la construction de son personnage ultra-glamour et dominateur, ses collaborations toujours plus nombreuses avec le monde de la mode, et l’importance de s’assumer au grand jour pour faire évoluer les mentalités.
18 heures, dans le hall d’un hôtel parisien. Des coursiers vont et viennent, portant à bout de bras d’imposants sacs estampillés des logos des plus grandes maisons de mode, tandis que Violet Chachki se prépare à nous recevoir quelques étages plus haut. Tout droit venue de New York, elle vient de terminer une longue séance photo pour le numéro Pride d’Antidote. « Il faut juste qu’elle se démaquille, et on est bon », nous assure son assistant. Ce processus prendra près d’une heure. Un temps nécessaire pour que la drag queen mondialement célèbre redevienne Jason Dardo.
Lorsque la porte de sa chambre s’ouvre finalement, la star de 27 ans nous accueille le visage souriant, mais les traits fatigués. « Je suis à bout de force, mais ça va aller », nous souffle-t-elle, le front recouvert d’une casquette sous laquelle on devine ses cheveux courts, surplombant un ample débardeur gris qui laisse apparaître plusieurs tatouages. Décontractée, sa tenue tranche des looks de glamazon flamboyante et un poil fétichiste qui ont fait le succès de son personnage drag.
Après avoir remporté RuPaul’s Drag Race – qui l’a fait connaître du grand public –, en 2015, Violet Chachki s’est d’ailleurs imposée comme une véritable icône de mode. Qu’elle se glisse dans la peau d’une Marilyn Monroe version drag pour une campagne Prada, squatte les front rows de la Fashion Week Haute Couture ou foule le tapis rouge du Met Gala – dans une robe dotée d’une longue traîne en forme de gant signée Jeremy Scott pour Moschino, dont elle a clôturé plusieurs shows –, chacune de ses apparition fait sensation. Autant d’occasions d’entériner sa fulgurante ascension, que la drag queen dépeint à l’occasion de notre rencontre, de ses rêves d’enfant issu d’un milieu catholique à sa collaboration avec la star burlesque Dita Von Teese, en passant par son nouveau statut de porte-parole des communautés LGBTQI+.
À gauche : Robe et col roulé, Versace. Collier, Gucci. Chaussures, Giuseppe Zanotti. Boucle d’oreilles, Alan Crocetti.
À droite : Robe, George Keburia. Combinaison, Moncler 0 Richard Quinn. Boucles d’oreilles, Y/Project.
ANTIDOTE. Quel est votre tout premier souvenir lié aux drag queens ?
VIOLET CHACHKI. Je me souviens très bien du clip « Supermodel (You Better Work) » de RuPaul [un titre extrait de l’album Supermodel of the World paru en 1993, ndlr]. Je devais avoir 12 ou 13 ans, j’étais à l’école catholique, et ça m’a tout de suite parlé.
Le fait d’avoir été scolarisée dans une école religieuse a-t-il selon vous joué un rôle dans votre envie de devenir drag queen ?
Je crois que c’est quelque chose de presque cliché chez les gens qui ont été dans ce type d’écoles [rires]. Mais oui, ça a très certainement nourri une certaine rébellion – quand tu es mise en cage, forcément, tu ne rêves que d’être libre. Le fait qu’on me force à porter un uniforme m’a vraiment marquée. Je me souviens notamment de ma première communion, en CE1. Toutes mes amies filles (je n’avais que des amies filles !) portaient une robe blanche, et chacune était unique, avec son propre style, ses spécificités. L’une avait des paillettes, l’autre un peu de dentelle… Et je les observais discuter de leurs robes avec passion, tandis que de mon côté, avec les autres garçons, nous portions tous le même ensemble – je ne l’avais donc pas choisi, on m’avait forcé à le mettre…
Vous enviiez vos amies filles, quelque part ?
Oui, j’étais complètement jalouse. Elles avaient beaucoup plus de choix en matière de vêtements, c’est bien l’un des rares domaines dans lequel les hommes sont désavantagés… J’ai d’ailleurs toujours admiré les femmes pour qui la mode, le glamour et la beauté constituent des outils d’empowerment dans ce monde pourtant ultra-misogyne. J’aime les femmes puissantes, avec un côté dominateur aussi, comme Bettie Page (qui était par ailleurs très chrétienne), Dita Von Teese, la styliste parisienne Catherine Baba… Ces trois-là ont fait de leurs vêtements une sorte d’armure qui les rend plus fortes.
Quel a été le déclic qui vous a poussé à vouloir devenir une drag queen ?
Ça a été le résultat d’un processus plutôt lent. Tout a commencé le jour où je me suis introduite en douce dans la chambre de ma grande sœur pour essayer sa robe de « homecoming » [une fête dédiée aux anciens élèves, très populaire dans les lycées américains, ndlr]. Elle était clairement hideuse (bleue, avec des paillettes argentées et des bretelles « spaghetti »…), mais à ce moment-là, c’était la chose la plus glamour qu’il y avait chez moi [rires]. Donc je l’essayais quand ma sœur n’était pas là, et puis après ça, j’ai commencé à mettre les boucles d’oreilles de ma mère (des gros bijoux fantaisie assez imposants, avec des genres de cristaux, de perles…), à piquer leur maquillage…
Quelque temps plus tard, je me suis mise à voler des vêtements de femme dans des friperies, beaucoup de robes vintage, à acheter mon propre maquillage… à vraiment me construire une garde-robe à moi. Et puis à l’occasion d’une soirée d’Halloween, l’année de mes 17 ans, je suis sortie en drag pour la première fois. En Marie-Kate Olsen, plus précisément, qui était pour moi une grande fashion icon. Quelqu’un m’a d’ailleurs pris pour Rachel Zoe ce soir-là, et ça m’a complètement vexée ! J’étais là : « Comment oses-tu ? Je suis Marie-Kate Olsen ! » [rires]
Ensuite, j’ai commencé à sortir dans des bars et clubs gays, armée d’une fausse carte d’identité (je n’avais pas encore 21 ans). Je ne pensais pas encore devenir
une drag queen à ce moment-là, parce que ce qui comptait surtout pour moi, c’était les vêtements, la mode, le fait d’être chic et glamour, et pas tellement la performance. Mais c’est dans ces soirées que j’ai vu des drag sur scène pour la première fois. Et vous savez ce que je me suis dit ? « C’est le pire truc que j’ai jamais vu… je peux faire beaucoup mieux. »
« Je savais qu’au fond de moi dormait cette fierce bitch qu’il fallait faire sortir ! »
Comme une sorte de challenge, finalement ?
Un peu, oui. J’ai commencé à vraiment m’y intéresser à ce moment-là en tout cas, notamment en regardant toutes les saisons de l’émission RuPaul’s Drag Race. Mais je ne trouvais toujours aucune drag queen à laquelle m’identifier. Donc je me suis dit : « Ok, je vais en devenir une. Je vais devenir ce que je veux voir. » J’ai commencé à sortir en drag, et un soir j’ai vu ma sister Evah Destruction présenter sa performance. C’était la première fois que je trouvais une drag queen aussi talentueuse sur scène. Un ami présent à mes côtés ce soir-là m’a dit : « Il faut que tu te lances toi aussi, tu ne peux pas continuer à te montrer dehors gratuitement, en étant si belle » – même si objectivement, je n’avais pas fière allure du tout. Mais je me suis dit qu’il avait raison.
Donc je me suis décidée à m’inscrire dans ce qu’on appelle des « concours », des genres de shows amateurs. L’idée de ces spectacles, c’est que tu viennes avec ton CD (il n’y avait pas encore de clés USB à cette époque) et que tu fasses ta performance. Et bien sûr, le disque que j’avais prévu pour mon tout premier concours m’a lâché. Il n’arrêtait pas de sauter ! Résultat : Evah Destruction, qui était là elle aussi, m’a prêté son album de Lady Gaga, et j’ai fait mon show sur le morceau « Heavy Metal Lover » – je ne suis pas fière de ça [rires].
Mais je l’ai fait tout en me disant : « Il faut que je sois la meilleure. » Je savais qu’au fond de moi dormait cette fierce bitch qu’il fallait faire sortir ! Et j’ai été piquée au vif. J’ai tout de suite été accro à l’attention qui m’était portée sur scène, à l’exutoire que cela m’offrait, à cette possibilité d’être quelqu’un d’autre, de créer quelqu’un d’autre. Et de donner vie à un monde complètement différent dans lequel je pouvais me perdre entièrement le temps d’un instant. Ça a été comme une drogue, que je n’ai jamais cessé de consommer depuis.
C’est à partir de ce moment que tu t’es rebaptisée « Violet Chachki » ?
Oui. Avant ça, quand je commençait juste à sortir en drag, je me faisais appeler « Blair », en référence au personnage Blair Waldorf de la série Gossip Girl, que je trouvais super fashion, vraiment belle et en même temps très peste et assez sombre. Je l’aimais autant que je la détestais, et c’est exactement ce genre de femmes, qui divisent, que je respectais et que je voulais incarner.
Sauf que quelque temps après ça, j’ai vu Bound [un film des sœurs Wachowski sorti en 1996, ndlr] avec Gina Gershon et Jennifer Tilly (un super film lesbien !), et
j’ai adoré le personnage de Violet joué par cette dernière. Le violet est aussi la couleur de la royauté. Et dans les années 1970, les gens qui étaient sexuellement intéressés par les drag queens (même si je ne suis pas sûre qu’il y en ait eu beaucoup…) avaient l’habitude de mettre un bandana de couleur lavande dans leur poche arrière. Donc tout faisait sens. Quant au mot « chachki », c’est une variante du mot yiddish « tchotchke » qui désigne un bibelot, un objet décoratif. Et j’aime l’idée de me transformer en quelque chose qui a pour seul but d’être beau et décoratif.
À gauche : Chemise et jupe, Bottega Veneta. Boucles d’oreilles, Maison Margiela. Gants, Maison Fabre. Collants, Falke.
À droite : Robe, Prada. Boucles d’oreilles, Alan Crocetti. Gants, Maison Fabre.
Je sais que ça ne vous pose aucun problème lorsque quelqu’un vous appelle « Violet » alors que vous n’incarnez pas votre personnage de drag queen. Jason Dardo et Violet Chachki sont-ils la même personne ?
Honnêtement… je ne sais pas. Je ne sais plus [rires] ! Je crois que ça dépend de la relation que j’ai avec la personne qui se tient en face de moi, du contexte. S’il s’agit d’être en public, alors je suis Violet. S’il s’agit d’un moment en privé, je ne le suis plus. Là je suis Violet. Et je trouverais ça inapproprié si vous m’appeliez par mon nom civil par exemple. Seuls ma mère et mon docteur m’appellent encore comme ça !
Donc vous parvenez à être deux personnes à la fois, finalement.
Oui… et c’est beaucoup de travail. Mais je crois que mon signe astrologique joue un rôle là-dedans. Je suis Gémeaux. J’ai l’impression qu’il y a une vraie dualité en moi, et que le fait d’être Violet m’aide à équilibrer toutes les facettes de ma personnalité – du moins, je l’espère [rires] ! En tout cas j’adore alterner, faire des allers-retours entre ces deux personnes, j’ai le sentiment que ça m’apaise beaucoup.
Parlons de vos performances, marquées par un univers très glamour tout en évoquant souvent le monde du cirque. Comment les concevez-vous ?
Mes idées peuvent venir de n’importe où, d’un morceau que j’ai toujours adoré et qui tout à coup me donne une vision par exemple… Mais ma plus grande inspiration, c’est Dita Von Teese. En termes de glamour, de burlesque, de strip-tease… elle excelle. Et les arts du cirque nourrissent eux aussi beaucoup mon univers, c’est vrai. Je trouve ça tellement magnifique (en plus d’être un super moyen de rester en forme !). Et puis, ça rejoint cette notion d’objet décoratif, visuel, notamment quand je fais mon numéro avec le cerceau aérien.
« À mon sens, si tu ne fais pas tout toute seule, si tu es constamment aidée par un make up artist, par un coiffeur, un styliste… tu n’es pas vraiment une drag queen. »
Ce qui fait le succès de vos performances, c’est aussi et surtout votre stylisme et votre maquillage, dont vous assurez seule l’entière création…
À mon sens, si tu ne fais pas tout toute seule, si tu es constamment aidée par un make up artist, par un coiffeur, un styliste… tu n’es pas vraiment une drag queen.
Il y a pourtant beaucoup de drag queens dans ce cas…
RuPaul a pendant très longtemps travaillé avec le make up artist Mathu Andersen, qui pour faire simple a créé RuPaul dans les années 1990. Il en va de même pour Divine, qui était une autre drag queen très célèbre : c’est John Waters qui a créé son style, et elle avait quelqu’un pour l’épiler, la maquiller… Donc c’est assez commun finalement, mais à mes yeux il est beaucoup plus respectable de se construire soi-même. Je peux parfois prendre jusqu’à trois heures pour me préparer avant un show ! Et c’est un exercice que j’aime vraiment. Je suis sur mon téléphone, je prends des selfies, j’écoute de la musique, je bois du champagne… il ne s’agit pas simplement de m’habiller et de me maquiller ; c’est un vrai rituel. Il y a parfois des moments où je suis plutôt en mode : « Vite vite vite, on n’a pas le temps là ! ». Mais il y en a d’autres où je me regarde dans le miroir et me dis : « Putain, qu’est-ce que je suis belle aujourd’hui ! ».
Aimez-vous également votre apparence lorsque vous n’êtes pas en drag ?
Oui, bien sûr. Mais ce n’est pas la même chose : je suis née comme ça. Mon ressenti est totalement différent quand j’observe quelque chose que j’ai entièrement créé, sur lequel j’ai beaucoup travaillé… comme un tableau. Pour moi, il y a deux choses importantes : d’une part, l’idée d’être fière de soi, de ce avec quoi on est né ; et d’autre part, l’idée d’être fière de ce qu’on est capable de créer, de ce qu’on a nous-même fait naître.
Remporter l’émission RuPaul’s Drag Race, en 2015, vous a ensuite permis de faire décoller votre carrière…
Oui, c’est clairement ce qui m’a placée sous les projecteurs. J’avais auditionné une première fois en 2013, mais j’ai finalement été retenue l’année suivante, pour la septième saison de l’émission. Ça a été un tremplin, j’ai été chanceuse d’avoir pu en bénéficier.
À gauche : Robe, Erika Cavallini. Sac, Vivienne Westwood. Chaussures, Christian Louboutin. Collants, Falke. Boucle d’oreilles, Florence Tetier pour Neith Nyer. Gants, personnel.
À droite : Robe et jupe, Givenchy. Collants, Falke. Chaussures, Christian Louboutin. Ceintures et bagues, Lanvin. Collier, Annelise Michelson.
Deux ans après RuPaul’s Drag Race, vous incarnez la campagne « Bettie Page » de la marque anglaise Playful Promises, devenant ainsi la première drag queen à poser pour une marque de lingerie.
J’en suis très fière et je suis reconnaissante que Playful Promises ait pris cette décision si progressiste. Ils m’ont contactée car ils savaient que j’étais une grande fan de Bettie Page, c’est une référence pour moi, je la cite constamment. Quand j’ai commencé à créer mon personnage drag, mon but était de lui ressembler. C’était mon inspiration principale, avec ses cheveux noirs, son visage magnifique, son super style, son côté féminin, sexy, puissant, un peu dominateur et punk aussi… j’ai toujours voulu avoir ces atouts-là. Donc cette campagne faisait totalement sens, elle a bouclé la boucle en quelque sorte.
Avez-vous l’impression que les marques sont de plus en plus progressistes ?
Je ne sais pas…. je ne crois pas, en fait. En juin dernier, j’étais à New York pour la WorldPride [un évènement créé en 2014 ayant pour objectif de donner de la visibilité aux questions liées à la communauté LGBTQI+, ndlr], et après ça, j’ai reçu des dizaines et des dizaines de propositions de compagnies qui brassent des millions, mais qui voulaient me faire travailler pour quelques centimes ! Il y a énormément d’entreprises qui paradent en prétendant qu’elles sont engagées alors qu’en coulisses, elles ne le sont pas du tout. C’est juste une image, une projection. Les gens qui font ça ne nous respectent pas, ils ne nous estiment pas. Et c’est très fatigant.
Mais je sais qu’il y a aussi certaines personnes qui, à l’inverse, sont profondément progressistes, que ce soit chez Playful Promises par exemple, chez Jean-Paul Gaultier ou encore chez Prada. Ça dépend vraiment de la personne qui tient les rênes, et de ses convictions personnelles. Je pense qu’il y a de plus en plus de d’individus progressistes mais… pas encore assez malheureusement.
La meilleure façon de combattre ce problème à mon sens, c’est de s’assumer et d’être soi-même. Une personne fermée d’esprit qui verra deux hommes se tenir par la main dans la rue pourra être gênée la première fois ; mais elle le sera moins la deuxième fois, et peut-être qu’au bout de la cinquième ou sixième fois, ça lui passera complètement au-dessus de la tête. Tu t’habitues. C’est un peu comme l’absence de climatisation en France… au bout d’un moment tu oublies [rires].
En parallèle de vos collaborations avec Prada et Playful Promises, vous avez défilé à de nombreuses reprises, lors des Fashion Weeks de Londres et de Milan, ou encore à Los Angeles, notamment pour Moschino…
Avant de monter sur le podium pour Moschino, j’avais défilé pour le designer anglais Christian Cowan (c’était mon premier show) et pour Dilara Findikoglu, une créatrice turque qui est aussi une très bonne amie. Mais Moschino a marqué un tournant, j’ai défilé plusieurs fois pour cette maison depuis 2018 [elle a clôturé le show homme automne-hiver 2018 dans un double tuxedo au côté du mannequin Oslo Grace – qui est neutre, ne se revendiquant d’aucun sexe –, conclu celui du printemps-été 2019 suspendue à un cerceau aérien, et joué les actrices de film d’horreur pour le défilé SS20, ndlr]. Il y a tellement de personnes talentueuses dans la mode ! Des gens qui créent des choses si belles… Ça a été génial pour moi d’être choisie par ces designers, parce que j’adore leur travail, et je sens qu’ils aiment le mien… c’est une vraie reconnaissance.
À gauche : Robe, Erika Cavallini. Boucle d’oreilles, Florence Tetier pour Neith Nyer. Gants, personnel.
À droite : Bijoux, Moschino. Chaussures, Area.
Vous avez également travaillé avec Dita Von Teese sur son spectacle « The Art of Teese » en 2017. Comment est née cette collaboration ?
Je crois que tout est parti d’une performance burlesque que j’avais faite pendant RuPaul’s Drag Race, et dont quelqu’un lui a parlé. Elle m’a contactée via Twitter, j’ai complètement paniqué [rires], et on a fini par prendre un verre ensemble, puis deux, à devenir amies, collègues… et voilà ! Ce qui m’impressionne chez elle, c’est qu’elle a dédié sa vie à la beauté. Tout chez elle est choisi avec soin, tout est magnifique… Elle travaille d’arrache-pied sur ses looks, qu’elle peaufine dans les moindres détails… Et je respecte vraiment ça. Je pourrais passer des heures sur Internet à faire défiler des photos d’elle ! Quand je regarde ses tenues, j’ai l’impression de devenir l’une des filles de ma première communion, qui commentaient en détails chaque robe… Et puis ce qui me fascine aussi, c’est qu’elle sait exactement ce qu’elle veut, où elle va, et qu’elle met tout en œuvre pour atteindre les buts qu’elle se fixe. C’est ça, le pouvoir : être en contrôle. J’aspire à atteindre ça, moi aussi.
Quel a finalement été le plus gros challenge à relever durant votre carrière ?
Le plus dur a été d’être prise au sérieux, à la fois par l’industrie de l’entertainment et par celle de la mode. Et bien sûr : de gagner ma vie tout en restant en phase avec ma vision. Je crois que c’est le lot de tous les artistes, d’autant qu’on a toujours tendance à opposer l’art et le business. Derrière n’importe quel projet artistique, il y a toujours deux personnes : une qui s’occupe de l’art, et une autre qui s’occupe des aspects financiers. Et souvent, les gens du business ne prennent pas au sérieux les artistes, et inversement. C’est dur de trouver un équilibre… Mais j’y parviens. Et j’espère laisser derrière moi un véritable héritage artistique.
Vous êtes aujourd’hui l’une des drag queens les plus célèbres au monde, devenant un véritable porte-parole pour la communauté LGBTQI+. Quel message souhaiteriez-vous transmettre aux personnes qui ont encore du mal à s’assumer telles qu’elles sont ?
Un jour, j’ai reçu un DM d’une personne qui vivait dans un pays africain où le fait d’être gay était un crime. Elle m’expliquait qu’elle voulait faire son coming out et me demandait comment s’y prendre. Ma première réaction a été de lui dire : « Mais fais-le, sois toi-même, on s’en fout ! » Et elle m’a répondu : « Mais si je le fais, ils vont me tuer. » Je ne savais pas quoi répondre. Je me suis rendue compte à ce moment-là à quel point j’avais été privilégiée, que j’avais été autorisée à trouver la force de m’assumer, et de me foutre de tout.
Ça n’a pas été facile bien sûr : je me suis faite frappée, j’ai dû affronter ma famille, mes amis… J’ai vécu des expériences très violentes, très homophobes. Mais ma vie n’a pas réellement été en danger, et je n’ai jamais été dans une situation où il était légal de me violenter. Ce que je dirais donc à ces gens, c’est de trouver un endroit sûr où ils se sentent libres d’être eux-mêmes, d’exister librement. Et que si ces personnes vivent dans une société où le fait d’être gay ou trans n’est pas un crime : qu’ils se montrent. Faites-le pour vous, mais faites-le aussi pour les autres. Ce n’est que comme ça que les choses pourront avancer.
À gauche : Veste en fourrure synthétique, boucles d’oreilles et ceinture, Moschino. Body, Alexandre Vauthier. Sac, Vivienne Westwood. Collants, Falke.
À droite : Robe, Louis Vuitton. Boucles d’oreilles, Mame Kurogouchi. Gants, Maison Fabre.
18 heures, dans le hall d’un hôtel parisien. Des coursiers vont et viennent, portant à bout de bras d’imposants sacs estampillés des logos des plus grandes maisons de mode, tandis que Violet Chachki se prépare à nous recevoir quelques étages plus haut. Tout droit venue de New York, elle vient de terminer une longue séance photo pour le numéro Pride d’Antidote. « Il faut juste qu’elle se démaquille, et on est bon », nous assure son assistant. Ce processus prendra près d’une heure. Un temps nécessaire pour que la drag queen mondialement célèbre redevienne Jason Dardo.
Lorsque la porte de sa chambre s’ouvre finalement, la star de 27 ans nous accueille le visage souriant, mais les traits fatigués. « Je suis à bout de force, mais ça va aller », nous souffle-t-elle, le front recouvert d’une casquette sous laquelle on devine ses cheveux courts, surplombant un ample débardeur gris qui laisse apparaître plusieurs tatouages. Décontractée, sa tenue tranche des looks de glamazon flamboyante et un poil fétichiste qui ont fait le succès de son personnage drag.
Après avoir remporté RuPaul’s Drag Race – qui l’a fait connaître du grand public –, en 2015, Violet Chachki s’est d’ailleurs imposée comme une véritable icône de mode. Qu’elle se glisse dans la peau d’une Marilyn Monroe version drag pour une campagne Prada, squatte les front rows de la Fashion Week Haute Couture ou foule le tapis rouge du Met Gala – dans une robe dotée d’une longue traîne en forme de gant signée Jeremy Scott pour Moschino, dont elle a clôturé plusieurs shows –, chacune de ses apparition fait sensation. Autant d’occasions d’entériner sa fulgurante ascension, que la drag queen dépeint à l’occasion de notre rencontre, de ses rêves d’enfant issu d’un milieu catholique à sa collaboration avec la star burlesque Dita Von Teese, en passant par son nouveau statut de porte-parole des communautés LGBTQI+.
Robe et col roulé, Versace. Collier, Gucci. Chaussures, Giuseppe Zanotti. Boucle d’oreilles, Alan Crocetti.
Robe, George Keburia. Combinaison, Moncler 0 Richard Quinn. Boucles d’oreilles, Y/Project.
ANTIDOTE. Quel est votre tout premier souvenir lié aux drag queens ?
VIOLET CHACHKI. Je me souviens très bien du clip « Supermodel (You Better Work) » de RuPaul [un titre extrait de l’album Supermodel of the World paru en 1993, ndlr]. Je devais avoir 12 ou 13 ans, j’étais à l’école catholique, et ça m’a tout de suite parlé.
Le fait d’avoir été scolarisée dans une école religieuse a-t-il selon vous joué un rôle dans votre envie de devenir drag queen ?
Je crois que c’est quelque chose de presque cliché chez les gens qui ont été dans ce type d’écoles [rires]. Mais oui, ça a très certainement nourri une certaine rébellion – quand tu es mise en cage, forcément, tu ne rêves que d’être libre. Le fait qu’on me force à porter un uniforme m’a vraiment marquée. Je me souviens notamment de ma première communion, en CE1. Toutes mes amies filles (je n’avais que des amies filles !) portaient une robe blanche, et chacune était unique, avec son propre style, ses spécificités. L’une avait des paillettes, l’autre un peu de dentelle… Et je les observais discuter de leurs robes avec passion, tandis que de mon côté, avec les autres garçons, nous portions tous le même ensemble – je ne l’avais donc pas choisi, on m’avait forcé à le mettre…
Vous enviiez vos amies filles, quelque part ?
Oui, j’étais complètement jalouse. Elles avaient beaucoup plus de choix en matière de vêtements, c’est bien l’un des rares domaines dans lequel les hommes sont désavantagés… J’ai d’ailleurs toujours admiré les femmes pour qui la mode, le glamour et la beauté constituent des outils d’empowerment dans ce monde pourtant ultra-misogyne. J’aime les femmes puissantes, avec un côté dominateur aussi, comme Bettie Page (qui était par ailleurs très chrétienne), Dita Von Teese, la styliste parisienne Catherine Baba… Ces trois-là ont fait de leurs vêtements une sorte d’armure qui les rend plus fortes.
Quel a été le déclic qui vous a poussé à vouloir devenir une drag queen ?
Ça a été le résultat d’un processus plutôt lent. Tout a commencé le jour où je me suis introduite en douce dans la chambre de ma grande sœur pour essayer sa robe de « homecoming » [une fête dédiée aux anciens élèves, très populaire dans les lycées américains, ndlr]. Elle était clairement hideuse (bleue, avec des paillettes argentées et des bretelles « spaghetti »…), mais à ce moment-là, c’était la chose la plus glamour qu’il y avait chez moi [rires]. Donc je l’essayais quand ma sœur n’était pas là, et puis après ça, j’ai commencé à mettre les boucles d’oreilles de ma mère (des gros bijoux fantaisie assez imposants, avec des genres de cristaux, de perles…), à piquer leur maquillage…
Quelque temps plus tard, je me suis mise à voler des vêtements de femme dans des friperies, beaucoup de robes vintage, à acheter mon propre maquillage… à vraiment me construire une garde-robe à moi. Et puis à l’occasion d’une soirée d’Halloween, l’année de mes 17 ans, je suis sortie en drag pour la première fois. En Marie-Kate Olsen, plus précisément, qui était pour moi une grande fashion icon. Quelqu’un m’a d’ailleurs pris pour Rachel Zoe ce soir-là, et ça m’a complètement vexée ! J’étais là : « Comment oses-tu ? Je suis Marie-Kate Olsen ! » [rires]
Ensuite, j’ai commencé à sortir dans des bars et clubs gays, armée d’une fausse carte d’identité (je n’avais pas encore 21 ans). Je ne pensais pas encore devenir
une drag queen à ce moment-là, parce que ce qui comptait surtout pour moi, c’était les vêtements, la mode, le fait d’être chic et glamour, et pas tellement la performance. Mais c’est dans ces soirées que j’ai vu des drag sur scène pour la première fois. Et vous savez ce que je me suis dit ? « C’est le pire truc que j’ai jamais vu… je peux faire beaucoup mieux. »
« Je savais qu’au fond de moi dormait cette fierce bitch qu’il fallait faire sortir ! »
Comme une sorte de challenge, finalement ?
Un peu, oui. J’ai commencé à vraiment m’y intéresser à ce moment-là en tout cas, notamment en regardant toutes les saisons de l’émission RuPaul’s Drag Race. Mais je ne trouvais toujours aucune drag queen à laquelle m’identifier. Donc je me suis dit : « Ok, je vais en devenir une. Je vais devenir ce que je veux voir. » J’ai commencé à sortir en drag, et un soir j’ai vu ma sister Evah Destruction présenter sa performance. C’était la première fois que je trouvais une drag queen aussi talentueuse sur scène. Un ami présent à mes côtés ce soir-là m’a dit : « Il faut que tu te lances toi aussi, tu ne peux pas continuer à te montrer dehors gratuitement, en étant si belle » – même si objectivement, je n’avais pas fière allure du tout. Mais je me suis dit qu’il avait raison.
Donc je me suis décidée à m’inscrire dans ce qu’on appelle des « concours », des genres de shows amateurs. L’idée de ces spectacles, c’est que tu viennes avec ton CD (il n’y avait pas encore de clés USB à cette époque) et que tu fasses ta performance. Et bien sûr, le disque que j’avais prévu pour mon tout premier concours m’a lâché. Il n’arrêtait pas de sauter ! Résultat : Evah Destruction, qui était là elle aussi, m’a prêté son album de Lady Gaga, et j’ai fait mon show sur le morceau « Heavy Metal Lover » – je ne suis pas fière de ça [rires].
Mais je l’ai fait tout en me disant : « Il faut que je sois la meilleure. » Je savais qu’au fond de moi dormait cette fierce bitch qu’il fallait faire sortir ! Et j’ai été piquée au vif. J’ai tout de suite été accro à l’attention qui m’était portée sur scène, à l’exutoire que cela m’offrait, à cette possibilité d’être quelqu’un d’autre, de créer quelqu’un d’autre. Et de donner vie à un monde complètement différent dans lequel je pouvais me perdre entièrement le temps d’un instant. Ça a été comme une drogue, que je n’ai jamais cessé de consommer depuis.
C’est à partir de ce moment que tu t’es rebaptisée « Violet Chachki » ?
Oui. Avant ça, quand je commençait juste à sortir en drag, je me faisais appeler « Blair », en référence au personnage Blair Waldorf de la série Gossip Girl, que je trouvais super fashion, vraiment belle et en même temps très peste et assez sombre. Je l’aimais autant que je la détestais, et c’est exactement ce genre de femmes, qui divisent, que je respectais et que je voulais incarner.
Sauf que quelque temps après ça, j’ai vu Bound [un film des sœurs Wachowski sorti en 1996, ndlr] avec Gina Gershon et Jennifer Tilly (un super film lesbien !), et
j’ai adoré le personnage de Violet joué par cette dernière. Le violet est aussi la couleur de la royauté. Et dans les années 1970, les gens qui étaient sexuellement intéressés par les drag queens (même si je ne suis pas sûre qu’il y en ait eu beaucoup…) avaient l’habitude de mettre un bandana de couleur lavande dans leur poche arrière. Donc tout faisait sens. Quant au mot « chachki », c’est une variante du mot yiddish « tchotchke » qui désigne un bibelot, un objet décoratif. Et j’aime l’idée de me transformer en quelque chose qui a pour seul but d’être beau et décoratif.
Chemise et jupe, Bottega Veneta. Boucles d’oreilles, Maison Margiela. Gants, Maison Fabre. Collants, Falke.
Robe, Prada. Boucles d’oreilles, Alan Crocetti. Gants, Maison Fabre.
Je sais que ça ne vous pose aucun problème lorsque quelqu’un vous appelle « Violet » alors que vous n’incarnez pas votre personnage de drag queen. Jason Dardo et Violet Chachki sont-ils la même personne ?
Honnêtement… je ne sais pas. Je ne sais plus [rires] ! Je crois que ça dépend de la relation que j’ai avec la personne qui se tient en face de moi, du contexte. S’il s’agit d’être en public, alors je suis Violet. S’il s’agit d’un moment en privé, je ne le suis plus. Là je suis Violet. Et je trouverais ça inapproprié si vous m’appeliez par mon nom civil par exemple. Seuls ma mère et mon docteur m’appellent encore comme ça !
Donc vous parvenez à être deux personnes à la fois, finalement.
Oui… et c’est beaucoup de travail. Mais je crois que mon signe astrologique joue un rôle là-dedans. Je suis Gémeaux. J’ai l’impression qu’il y a une vraie dualité en moi, et que le fait d’être Violet m’aide à équilibrer toutes les facettes de ma personnalité – du moins, je l’espère [rires] ! En tout cas j’adore alterner, faire des allers-retours entre ces deux personnes, j’ai le sentiment que ça m’apaise beaucoup.
Parlons de vos performances, marquées par un univers très glamour tout en évoquant souvent le monde du cirque. Comment les concevez-vous ?
Mes idées peuvent venir de n’importe où, d’un morceau que j’ai toujours adoré et qui tout à coup me donne une vision par exemple… Mais ma plus grande inspiration, c’est Dita Von Teese. En termes de glamour, de burlesque, de strip-tease… elle excelle. Et les arts du cirque nourrissent eux aussi beaucoup mon univers, c’est vrai. Je trouve ça tellement magnifique (en plus d’être un super moyen de rester en forme !). Et puis, ça rejoint cette notion d’objet décoratif, visuel, notamment quand je fais mon numéro avec le cerceau aérien.
« À mon sens, si tu ne fais pas tout toute seule, si tu es constamment aidée par un make up artist, par un coiffeur, un styliste… tu n’es pas vraiment une drag queen. »
Ce qui fait le succès de vos performances, c’est aussi et surtout votre stylisme et votre maquillage, dont vous assurez seule l’entière création…
À mon sens, si tu ne fais pas tout toute seule, si tu es constamment aidée par un make up artist, par un coiffeur, un styliste… tu n’es pas vraiment une drag queen.
Il y a pourtant beaucoup de drag queens dans ce cas…
RuPaul a pendant très longtemps travaillé avec le make up artist Mathu Andersen, qui pour faire simple a créé RuPaul dans les années 1990. Il en va de même pour Divine, qui était une autre drag queen très célèbre : c’est John Waters qui a créé son style, et elle avait quelqu’un pour l’épiler, la maquiller… Donc c’est assez commun finalement, mais à mes yeux il est beaucoup plus respectable de se construire soi-même. Je peux parfois prendre jusqu’à trois heures pour me préparer avant un show ! Et c’est un exercice que j’aime vraiment. Je suis sur mon téléphone, je prends des selfies, j’écoute de la musique, je bois du champagne… il ne s’agit pas simplement de m’habiller et de me maquiller ; c’est un vrai rituel. Il y a parfois des moments où je suis plutôt en mode : « Vite vite vite, on n’a pas le temps là ! ». Mais il y en a d’autres où je me regarde dans le miroir et me dis : « Putain, qu’est-ce que je suis belle aujourd’hui ! ».
Aimez-vous également votre apparence lorsque vous n’êtes pas en drag ?
Oui, bien sûr. Mais ce n’est pas la même chose : je suis née comme ça. Mon ressenti est totalement différent quand j’observe quelque chose que j’ai entièrement créé, sur lequel j’ai beaucoup travaillé… comme un tableau. Pour moi, il y a deux choses importantes : d’une part, l’idée d’être fière de soi, de ce avec quoi on est né ; et d’autre part, l’idée d’être fière de ce qu’on est capable de créer, de ce qu’on a nous-même fait naître.
Remporter l’émission RuPaul’s Drag Race, en 2015, vous a ensuite permis de faire décoller votre carrière…
Oui, c’est clairement ce qui m’a placée sous les projecteurs. J’avais auditionné une première fois en 2013, mais j’ai finalement été retenue l’année suivante, pour la septième saison de l’émission. Ça a été un tremplin, j’ai été chanceuse d’avoir pu en bénéficier.
Robe, Erika Cavallini. Sac, Vivienne Westwood. Chaussures, Christian Louboutin. Collants, Falke. Boucle d’oreilles, Florence Tetier pour Neith Nyer. Gants, personnel.
Robe et jupe, Givenchy. Collants, Falke. Chaussures, Christian Louboutin. Ceintures et bagues, Lanvin. Collier, Annelise Michelson.
Deux ans après RuPaul’s Drag Race, vous incarnez la campagne « Bettie Page » de la marque anglaise Playful Promises, devenant ainsi la première drag queen à poser pour une marque de lingerie.
J’en suis très fière et je suis reconnaissante que Playful Promises ait pris cette décision si progressiste. Ils m’ont contactée car ils savaient que j’étais une grande fan de Bettie Page, c’est une référence pour moi, je la cite constamment. Quand j’ai commencé à créer mon personnage drag, mon but était de lui ressembler. C’était mon inspiration principale, avec ses cheveux noirs, son visage magnifique, son super style, son côté féminin, sexy, puissant, un peu dominateur et punk aussi… j’ai toujours voulu avoir ces atouts-là. Donc cette campagne faisait totalement sens, elle a bouclé la boucle en quelque sorte.
Avez-vous l’impression que les marques sont de plus en plus progressistes ?
Je ne sais pas…. je ne crois pas, en fait. En juin dernier, j’étais à New York pour la WorldPride [un évènement créé en 2014 ayant pour objectif de donner de la visibilité aux questions liées à la communauté LGBTQI+, ndlr], et après ça, j’ai reçu des dizaines et des dizaines de propositions de compagnies qui brassent des millions, mais qui voulaient me faire travailler pour quelques centimes ! Il y a énormément d’entreprises qui paradent en prétendant qu’elles sont engagées alors qu’en coulisses, elles ne le sont pas du tout. C’est juste une image, une projection. Les gens qui font ça ne nous respectent pas, ils ne nous estiment pas. Et c’est très fatigant.
Mais je sais qu’il y a aussi certaines personnes qui, à l’inverse, sont profondément progressistes, que ce soit chez Playful Promises par exemple, chez Jean-Paul Gaultier ou encore chez Prada. Ça dépend vraiment de la personne qui tient les rênes, et de ses convictions personnelles. Je pense qu’il y a de plus en plus de d’individus progressistes mais… pas encore assez malheureusement.
La meilleure façon de combattre ce problème à mon sens, c’est de s’assumer et d’être soi-même. Une personne fermée d’esprit qui verra deux hommes se tenir par la main dans la rue pourra être gênée la première fois ; mais elle le sera moins la deuxième fois, et peut-être qu’au bout de la cinquième ou sixième fois, ça lui passera complètement au-dessus de la tête. Tu t’habitues. C’est un peu comme l’absence de climatisation en France… au bout d’un moment tu oublies [rires].
En parallèle de vos collaborations avec Prada et Playful Promises, vous avez défilé à de nombreuses reprises, lors des Fashion Weeks de Londres et de Milan, ou encore à Los Angeles, notamment pour Moschino…
Avant de monter sur le podium pour Moschino, j’avais défilé pour le designer anglais Christian Cowan (c’était mon premier show) et pour Dilara Findikoglu, une créatrice turque qui est aussi une très bonne amie. Mais Moschino a marqué un tournant, j’ai défilé plusieurs fois pour cette maison depuis 2018 [elle a clôturé le show homme automne-hiver 2018 dans un double tuxedo au côté du mannequin Oslo Grace – qui est neutre, ne se revendiquant d’aucun sexe –, conclu celui du printemps-été 2019 suspendue à un cerceau aérien, et joué les actrices de film d’horreur pour le défilé SS20, ndlr]. Il y a tellement de personnes talentueuses dans la mode ! Des gens qui créent des choses si belles… Ça a été génial pour moi d’être choisie par ces designers, parce que j’adore leur travail, et je sens qu’ils aiment le mien… c’est une vraie reconnaissance.
Robe, Erika Cavallini. Boucle d’oreilles, Florence Tetier pour Neith Nyer. Gants, personnel.
Bijoux, Moschino. Chaussures, Area.
Vous avez également travaillé avec Dita Von Teese sur son spectacle « The Art of Teese » en 2017. Comment est née cette collaboration ?
Je crois que tout est parti d’une performance burlesque que j’avais faite pendant RuPaul’s Drag Race, et dont quelqu’un lui a parlé. Elle m’a contactée via Twitter, j’ai complètement paniqué [rires], et on a fini par prendre un verre ensemble, puis deux, à devenir amies, collègues… et voilà ! Ce qui m’impressionne chez elle, c’est qu’elle a dédié sa vie à la beauté. Tout chez elle est choisi avec soin, tout est magnifique… Elle travaille d’arrache-pied sur ses looks, qu’elle peaufine dans les moindres détails… Et je respecte vraiment ça. Je pourrais passer des heures sur Internet à faire défiler des photos d’elle ! Quand je regarde ses tenues, j’ai l’impression de devenir l’une des filles de ma première communion, qui commentaient en détails chaque robe… Et puis ce qui me fascine aussi, c’est qu’elle sait exactement ce qu’elle veut, où elle va, et qu’elle met tout en œuvre pour atteindre les buts qu’elle se fixe. C’est ça, le pouvoir : être en contrôle. J’aspire à atteindre ça, moi aussi.
Quel a finalement été le plus gros challenge à relever durant votre carrière ?
Le plus dur a été d’être prise au sérieux, à la fois par l’industrie de l’entertainment et par celle de la mode. Et bien sûr : de gagner ma vie tout en restant en phase avec ma vision. Je crois que c’est le lot de tous les artistes, d’autant qu’on a toujours tendance à opposer l’art et le business. Derrière n’importe quel projet artistique, il y a toujours deux personnes : une qui s’occupe de l’art, et une autre qui s’occupe des aspects financiers. Et souvent, les gens du business ne prennent pas au sérieux les artistes, et inversement. C’est dur de trouver un équilibre… Mais j’y parviens. Et j’espère laisser derrière moi un véritable héritage artistique.
Vous êtes aujourd’hui l’une des drag queens les plus célèbres au monde, devenant un véritable porte-parole pour la communauté LGBTQI+. Quel message souhaiteriez-vous transmettre aux personnes qui ont encore du mal à s’assumer telles qu’elles sont ?
Un jour, j’ai reçu un DM d’une personne qui vivait dans un pays africain où le fait d’être gay était un crime. Elle m’expliquait qu’elle voulait faire son coming out et me demandait comment s’y prendre. Ma première réaction a été de lui dire : « Mais fais-le, sois toi-même, on s’en fout ! » Et elle m’a répondu : « Mais si je le fais, ils vont me tuer. » Je ne savais pas quoi répondre. Je me suis rendue compte à ce moment-là à quel point j’avais été privilégiée, que j’avais été autorisée à trouver la force de m’assumer, et de me foutre de tout.
Ça n’a pas été facile bien sûr : je me suis faite frappée, j’ai dû affronter ma famille, mes amis… J’ai vécu des expériences très violentes, très homophobes. Mais ma vie n’a pas réellement été en danger, et je n’ai jamais été dans une situation où il était légal de me violenter. Ce que je dirais donc à ces gens, c’est de trouver un endroit sûr où ils se sentent libres d’être eux-mêmes, d’exister librement. Et que si ces personnes vivent dans une société où le fait d’être gay ou trans n’est pas un crime : qu’ils se montrent. Faites-le pour vous, mais faites-le aussi pour les autres. Ce n’est que comme ça que les choses pourront avancer.
Veste en fourrure synthétique, boucles d’oreilles et ceinture, Moschino. Body, Alexandre Vauthier. Sac, Vivienne Westwood. Collants, Falke.
Robe, Louis Vuitton. Boucles d’oreilles, Mame Kurogouchi. Gants, Maison Fabre.