Smart drugs : et si les pilules nous rendaient plus intelligents ?

Article publié le 23 novembre 2018

Photo : clip vidéo de « Pills », de la chanteuse St. Vincent.
Texte : Sofian Aissaoui.

Elle fait l’objet d’un documentaire aux États-unis et celui de multiples controverses tout autour du monde. La pilule d’Adderall est symptomatique d’une génération médicalisée pour satisfaire les exigences d’une société capitaliste en quête permanente de performance.

Aux États-Unis, ils sont aujourd’hui plusieurs millions à l’utiliser régulièrement. Pour quelques dollars, cette petite pilule donne à ses usagers un fort sentiment de puissance et de bien-être. Prescrite sous ordonnance aux personnes atteintes de troubles de la concentration, elle est entrée de manière inquiétante dans le quotidien des Américains. Étudiants et actifs détournent l’Adderall de son usage d’origine pour en faire leur pilule miracle. Sans être une drogue, elle en aura les effets. De quoi satisfaire nos voisins d’Outre-Atlantique dans leur quête de performance… sans aucune culpabilité.

PREMIÈRE FOIS

« Ils m’ont proposé un cacheton qui ressemblait à un Doliprane. Il était dans un flacon orange transparent avec l’étiquette de prescription collée dessus. » Sa première fois avec l’Adderall était inattendue. Adrien a découvert ce petit cachet quelques mois après s’être installé aux États-Unis. « Moi, j’ai cru à un petit truc énergisant au Ginseng… raconte celui qui était alors professeur de français à ce moment-là. Mais en fait, ça m’a mis un bon coup de motivation dans les dents ! »

Adrien n’a rien du type qui prend des drogues. Son profil à lui, c’est plutôt celui de l’hypocondriaque, les deux doigts sur le cœur pour s’assurer que la machine fonctionne toujours. Sauf que ce jour-là, il avalait un médicament dont l’un des composants, l’amphétamine, est celui que l’on retrouve, entre autres, dans le speed, une drogue stimulante vendue illégalement. Évidemment, il n’en savait rien. « C’était pendant un déménagement. On avait une baraque avec 5 chambres à vider en même pas deux jours. » Autant dire qu’à trois personnes, le travail s’annonçait long et fastidieux. Le trio a pourtant déménagé la maison dans le temps imparti. Et surtout, sans la moindre minute de sommeil. « Je ne dirais pas que j’étais euphorique… j’étais surtout concentré. »

« L’Adderall libère un neurotransmetteur appelé la dopamine, qui donne un fort sentiment de bien-être. Prenez-en une seule pilule, et vous resterez concentré sur votre tâche pendant plusieurs heures. »

Plus tard, Adrien comprendra que cette petite pilule qui paraissait inoffensive est en fait devenue le complément préféré des étudiants et des actifs aux États-Unis. L’Adderall est un médicament. Pas de quoi s’inquiéter, en somme. Sauf qu’il est prescrit sous ordonnance, aux personnes souffrant de narcolepsie ou d’ADHD, le trouble déficitaire de l’attention. La petite pilule d’Adderall fait l’objet d’un trafic souterrain aux États-Unis. Ceux qui détiennent une prescription pour ce médicament, et ils sont des millions, peuvent l’utiliser à des fins lucratives.

« Mon coloc venait d’une famille redneck, raconte Adrien. Sa mère vit avec très peu d’argent pour sa retraite. Du coup, pour se faire un complément, elle revendait ses cachetons. » Une fois avalé, l’Adderall libère un neurotransmetteur appelé la dopamine, qui donne un fort sentiment de bien-être. Prenez-en une seule pilule, et vous resterez concentré sur votre tâche pendant plusieurs heures.

INTELLIGENCE SUR ORDONNANCE

La scène paraissait assez banale à Amy. Lorsqu’elle était étudiante, cette Américaine avait pour habitude d’être entourée de camarades de classe concentrés, absorbés par les pages de leurs livres. Sur les claviers d’ordinateur, les doigts tapaient à toute vitesse. C’était un soir comme un autre dans la bibliothèque universitaire, quelques heures avant un examen. Un soir où, encore une fois, il fallait un peu d’aide pour tenir. Et pas que de la caféine. « Quand j’étais étudiante, tu pouvais acheter ta pilule d’Adderall assez facilement à la bibliothèque, confie Amy, qui a fait ses études à Knoxville. Il suffisait de dire que tu avais un examen important et qu’il t’en fallait, et tu en trouvais. »

Entre six et huit dollars la pilule. Pour certains, c’est le prix à payer pour réussir. « Les étudiants feraient n’importe quoi pour améliorer leurs performances, insiste Amy. Ils ont énormément de pression sur les épaules au moment des examens. » L’ancienne étudiante pense pouvoir expliquer pourquoi tant de ses congénères prennent si facilement cette pilule : le manque d’organisation. « Si tu es préparé, je pense que tu n’as pas besoin de prendre ce genre de trucs, explique-t-elle. Moi en tout cas, j’aime me dire que c’est grâce à moi et pas à la pilule si je réussis. » La pratique s’est banalisée aux États-Unis. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Entre 2002 et 2012, le montant des ventes de stimulants tels que l’Adderall, la Dexedrine ou le Ritaline est passé de 1,7 milliard de dollars… à 9 milliards. Concernant le simple usage de produits illégaux au sein des universités américaines, l’Adderall se placerait juste après la Marijuana.

Le phénomène est tel que la plateforme de streaming Netflix s’y est intéressé. Le documentaire réalisé par Alison Klayman, Take your pills : intelligence sur ordonnance, nous fait découvrir des étudiants qui assument sans complexe leur consommation d’Adderall, véritable allié pour ceux qui souhaitent obtenir de meilleures notes. « Pourquoi devrais-je me contenter d’un 14 alors que je peux avoir un 16 en prenant de l’Adderall ? » raconte notamment l’une des étudiantes.

Loin d’être un phénomène uniquement universitaire, l’Adderall envahit aussi certains corps de métier. « J’ai travaillé en restauration à un moment, raconte Amy. Certains de mes collègues serveurs me disaient clairement qu’ils avaient besoin d’en prendre, pour être concentrés. » Si en France, le salaire d’un serveur est fixé à l’avance, le système marche différemment outre-Atlantique. Aux États-Unis, un pays où il n’est pas rare de cumuler trois ou quatre jobs, beaucoup d’employés comptent sur les pourboires pour leur assurer un salaire décent. « Quand tu bosses pour un salaire moyen d’à peine plus de 2 dollars par heure, forcément tu dois être plus attentif pour avoir plus de pourboires. Quand la performance et le salaire sont liés, c’est toujours plus facile de s’aider d’une pilule si on veut assurer un revenu à sa famille. »

ÊTRE PERFORMANT À TOUT PRIX

Comment un médicament prescrit pour traiter la narcolepsie a-t-il pu entrer de façon aussi fracassante dans le quotidien de millions d’Américains ? Dans un article du New York Times, intitulé « Génération Adderall », Casey Schwartz écrivait en 2013 : « Le nom même d’Adderall reflète les espoirs de ses fabricants de faire grossir le nombre de consommateurs : “A.D.D. for all” (Trouble du déficit pour tous) est ce qui aurait inspiré le nom d’Adderall. » Plus loin, Casey Schwartz donne des chiffres alarmants sur son utilisation : « Au milieu des années 2000, les adultes constituaient le groupe de population ayant le plus utilisé ce médicament. En 2012, environ 16 millions de prescriptions pour de l’Adderall auraient été faites, pour des adultes âgés entre 20 et 39 ans. »

Si Casey Schwartz s’intéresse à ce point au médicament, c’est notamment car pendant plusieurs années, cette dernière a abusé de l’Adderall. Comme beaucoup d’Américains, elle a découvert l’Adderrall pendant ses études. Une révélation. « Je passais des heures à la bibliothèque, passionnée par ce qu’écrivait Emmanuel Kant sur le sublime. » Sauf qu’au bout de quelques années, la dépendance devient réelle. Faire machine arrière semble alors impossible. À tel point que c’est auprès de psychiatres qu’elle a cherché une solution pour en finir avec le médicament.

Photo : clip vidéo de « Pills », de la chanteuse St. Vincent.

« Les premières semaines où je n’en prenais plus, la fatigue était plus intense que jamais. Faire la moindre petit course devenait un effort. Aller au sport n’était même pas imaginable. Si quelqu’un prononçait le mot “Adderrall” en ma présence, je me mettais tout de suite à réfléchir à comment obtenir une pilule, peut-être deux. J’étais anxieuse, terrifiée à l’idée d’avoir fait quelque chose d’irréversible à mon cerveau. » Faut-il alors en autoriser l’usage, sans prescription, afin de mieux le contrôler ? Barbara Sahakian a justement mené plusieurs études sur ce médicament. Selon cette enseignante à l’Université de Cambridge, il faut déconstruire les clichés quant à ces « smart drugs ».

« Quand on y réfléchit bien, beaucoup de gens se dopent à la caféine et finissent par avoir des palpitations ou des tremblements, a-t-elle déclaré au journal The Independent. D’une certaine manière, je préfère que ces personnes prennent du Modafinil. » Il faudrait selon elle pouvoir garder un œil sur ceux qui l’utilisent : « Si c’était autorisé, les docteurs pourraient veiller sur ces personnes. En cas d’effets secondaires, ils reviendraient vers le docteur qui les conseillerait alors sur la bonne dose à prendre. (…) Il faut que les docteurs puissent dire aux étudiants quelle dose ils doivent prendre car à l’heure actuelle, les étudiants s’en procurent comme ils peuvent, sur Internet ou autre. »

UN USAGE RÉCRÉATIF DE LA DROGUE EN FRANCE

Dans l’Hexagone, l’utilisation d’Adderall est beaucoup moins répandue. Il est très difficile d’en trouver, même sur Internet, où la qualité ne sera pas forcément au rendez-vous. Dans les pays européens, la tendance se porte plutôt sur d’autres types de médicaments tels que le Modafinil. Son utilisation s’est généralisée car il est réputé pour ne pas avoir d’effets secondaires. « Même s’il n’y a pas d’effets secondaires, il faut rester très vigilant, notamment à la tolérance au médicament, prévient Xavier Bigard, ex-directeur de l’Institut de recherche biomédicale des armées. Ça s’est popularisé et on ne peut pas non plus y rester insensible, s’inquiète-t-il. Il s’agit d’une molécule développée par les Canadiens. Elle a été utilisée dans des situations exceptionnelles de maintien de l’éveil, notamment pendant la première guerre d’Irak. ».

Comment expliquer alors qu’un pays comme la France soit moins adepte de ces « médicaments » censés améliorer les performances ? Longtemps, l’Hexagone était sur la première marche du podium des pays les plus consommateurs… d’anti- dépresseurs. Rien à voir avec un stimulant. À bien y regarder, la consommation de drogue reste très récréative en France.

« L’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) précise que plus de 2 millions de Français ont déjà consommé de la cocaïne et que 500 000 en consommeraient une fois par an au moins. »

En 2017, l’Observatoire européen des drogues et toxicomanies publiait les chiffres de la consommation en Europe. La France est le pays qui, proportionnellement à sa population, consomme le plus de cannabis. De son côté, l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) précise que plus de 2 millions de Français ont déjà consommé de la cocaïne et que 500 000 en consommeraient une fois par an au moins. Les Français seraient aussi près de 2 millions à avoir consommé de la MDMA en 2014.

Entre les États-Unis et la France, la différence est probablement d’ordre culturel et social. Le culte de la performance est deve-nu la norme aux États-Unis. Réussir n’y est pas seulement une possibilité : c’est une injonction. Rappelons-le, un Américain sur quatre cumule deux jobs ou plus. Un Américain sur deux de moins de 30 ans s’est également endetté afin de suivre des études. À titre d’exemple, une enquête du Business Insider démontrait que les frais de scolarité annuels (études, logement, nourriture) s’élevaient à plus de 60.000 dollars dans une cinquantaine d’universités américaines.

ÊTRE MEILLEUR QUE SOI-MÊME… JUSQU’OÙ ?

Les Américains sont-ils prêts à assumer au grand jour de prendre des drogues afin de réussir à suivre le train de vie capitaliste ? Car cette quête de la performance se heurte aux valeurs que véhicule une société américaine encore très puritaine. Y aurait-il, dans l’utilisation des « smart drugs », une possibilité de combler à la fois cette exigence de réussite tout en respectant des principes moraux encore bien ancrés ? Car si l’Adderall peut être considéré comme une drogue, il reste perçu, dans l’imaginaire collectif, comme un médicament.

La prise de ce type de pilules soulève des questions à la fois éthiques et philosophiques. L’usage de compléments/stimulants nous rend-il « meilleur » par rapport aux autres ou par rapport à nous-même ? Aux États-Unis, les chercheurs qui travaillent autour du concept de « human enhancement » tentent de mieux appréhender les possibilités qu’offrent ces nouvelles formes d’amélioration humaine. Et si ces pilules nous permettaient en réalité d’accéder à toutes les fonctions cognitives de notre cerveau ? Plusieurs chercheurs se sont posé cette question. Amy Arnster, professeure de neurobiologie à Yale, s’intéresse notamment à la manière dont réagit notre cerveau à ces médicaments.

Photo : clip vidéo de « Pills », de la chanteuse St. Vincent.

« Selon moi, quand les gens pensent aux “smart drugs”, ils relient ça aux stéroïdes que prennent par exemple les athlètes, raconte-t-elle à la BBC. Mais cette analogie n’est pas correcte car les stéroïdes créent plus de muscle. Avec les “smart drugs”, la seule chose que vous faites, c’est utiliser le cerveau qui est le vôtre et le mettre dans un état chimique qui soit optimal. Ce n’est pas transformer Homer Simpson en Albert Einstein. »

Néanmoins, les progrès qui se font autour de l’intelligence artificielle laissent entrevoir une tendance à venir : l’augmentation humaine. D’ores et déjà, des implants cérébraux ont été développés aux États-Unis afin d’améliorer les capacités de mémorisation de ceux qui les portent. Le succès croissant des smart drugs ne fait peut-être finalement qu’annoncer ce qui déjà se profile : le développement d’une forme de transhumanité.

Cet article est extrait de Antidote : Excess hiver 2018-2019, photographié par Xiangyu Liu.

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