Reportage : dans l’intimité de la jeunesse de Casablanca

Article publié le 8 mars 2018

Photos : Déborah Benzaquen, Sweet Surrender
Texte : Élie Villette

La photographe basée au Maroc Déborah Benzaquen capture une bande d’adolescents fédérée par son désir de briser les frontières des genres et des sexualités, dans un pays où l’homosexualité demeure encore aujourd’hui criminalisée.

Deborah Benzaquen a peur du vide qui anime nos lendemains. Mélancolique, elle saisit le présent pour en faire des passés, des fragments d’existence qui prouvent que nos futurs ne sont pas toujours une évidence. On l’a rencontrée à Casablanca, à la sortie du lycée Lyautey, en compagnie de Mia et ses amis. Venue à la photo sur le tard, mais déjà repérée par le Festival Photo Espana où elle sera exposée au printemps prochain à Madrid, Déborah sonde les fêlures du Maroc contemporain avec la sensibilité d’un enfant déraciné.

Avec « Sweet Surrender », son dernier témoignage, la photographe franco-marocaine s’immisce dans l’intimité d’un groupe de lycéens casaouis. Via cette jeunesse, elle entrouvre une porte sur l’adolescence et la fabrique de l’identité. Avec un langage universel qui dépasse le simple cadre de l’insurrection morale vernaculaire, dans un pays musulman où le roi est aussi commandeur des croyants, où les actes « licencieux » ou « contre nature » comme l’homosexualité et les relations hors mariage, sont encore criminalisés.

Et pourtant il n’est pas question de sexualité. Éllis, Adam, Kenza, Marina, Grécia ou Mia, la meneuse de bande, s’en soustraient : « L’amour, c’est un tout, on tombe amoureux de quelqu’un ou quelque chose, c’est tout. » Pas d’artifices mais un double « je » naturel, évident. Une jeunesse qui ne se sent plus obligée de se déterminer sexuellement. « Je ne suis pas pour une hiérarchisation précise de tous les termes et identités sexuelles. Mais selon moi, si une personne veut être appelée “il” ou “elle”, ou autre, sa décision doit être respectée. », dit Adam. Des identités fortes qui, sous l’objectif, s’affirment ou s’effacent : Deborah parvient à les montrer, en cachant cette oraison identitaire.

Cette jeunesse n’a rien à prouver – « tant que l’on se référera à certains textes religieux toutes évolution dans certains domaines restera impossible » – et a peut-être compris que le bonheur est un horizon : plus on s’en approche, plus il s’éloigne. Un sanctuaire d’amour qui se pratique en réseaux, dans les canaux des sous-cultures, permis par la virtualité de l’époque, à la fois violemment frontale mais qui nous échappe, à l’image de Snapchat.

Un appartement, un lieu d’incantation, intime, chargé, des visages, des corps, des individualités, avec leur personnalité, leurs vêtements et leur voix. Et qui n’ont plus rien à craindre de l’objectif, noyés dans la surabondance de leur représentation : le selfie en pratique post-moderne de la sociabilité. L‘époque a privé ses enfants de vivre, mais leur a autorisé des espaces de connexions, d’expression, dans l’intimité d’une chambre ou d’écrans interposés. Deborah fige ces lignes de fuite et ces points de jonction, à la commissure des lèvres, selon une esthétique hermétique au reste du monde. Ses clichés forcent l’intimité sans brutalité et convoquent l’universalité de l’émergence de cette jeunesse marocaine libre, éduquée, informée et où la transgression demeure dans un monde des possibles, réel et virtuel, un cache-cache permanent avec les règles strictes de l’orthodoxie sociétale, dans un pays fracturé par une course effréné vers la modernité. Une faille qui échappe à la confrontation, comme la lumière rasante de la ville blanche.

Mia a ouvert la boîte de la pansexualité, sans oublier l’espérance. Nous l’avons écoutée :

Ça fait combien de temps que tu vis à Casablanca ?
Ça fait 17 ans…

Ta sexualité ?
J’ai du mal à me prononcer de manière définitive. En ce moment bisexuelle, mais nettement plus attirée par les femmes, plus poétiques à mon goût. Disons que ma relation avec le sexe masculin s’apparente à ma relation avec la religion : ni très croyante, ni très pratiquante. Mais mon orientation n’est qu’un aspect poreux de ma sexualité, laquelle s’affranchit à mon sens de toute préoccupation de : « c’est une fille ou un garçon ». Je dirais que j’aime l’humain.

La sexualité ?
Je pense à une sexualité émancipée, libre, et surtout désacralisée. Lorsque nous ne sommes plus dans une salle de cinéma, devant notre écran d’ordinateur, le tabou accourt à nouveau. Comme si au contact du monde, elle devenait honteuse. Je pense que la sexualité de nos jours devrait se déshabiller de tous jugements et valeurs préétablis qui régissent la manière dont on doit faire l’amour et envisager son couple.

 La sexualité au Maroc ?
Tenir un énième discours sur la difficulté de vivre pleinement sa sexualité au Maroc, c’est un peu surfait. Mais lorsque tu es considérée comme socialement anormale à Casablanca, voilà ce qui te traverse l’esprit au quotidien : « Pas à l’extérieur ! On pourrait nous embarquer. » « Heureusement, personne n’a remarqué qu’on se tenait la main !» « Arrête, arrête, il y a un policier au coin de la rue ! » Ou se prendre des : « t’es un garçon ou une fille toi ?», « Wili wili ¡ les enfants ne faites pas ça dans la rue. » Et pourtant ça n’empêche pas une sexualité fleurissante, dans l’ombre et l’hypocrisie. Dès qu’un mur fait rempart à la rue, les esprits paraissent plus apaisés et tolérants.

La sexualité au Maroc demain ?
Je ne sais si imaginer une conscience religieuse libre au Maroc est utopique… Du moins, très peu d’actualité. Pourtant, je crois que la désacralisation de la religion, en tout cas l’assouplissement quant aux croyances, est indispensable à une société plus libre. Cette ouverture d’esprit va de pair avec ce qui me manque aussi beaucoup ici : un intérêt culturel plus dynamique. J’aimerais pouvoir, en tenant la main de ma bien-aimée, me promener dans les allées d’un musée, aller au théâtre, végéter sur l’herbe fraîche d’un parc. En ce sens, il me semble que le royaume est sur une bonne voie… Qui sait, si ça se trouve, un jour nous accueillerons peut-être aussi une Gaypride à Casablanca ?

Retrouvez les photos de Déborah Benzaquen sur son site internet et son compte Instagram

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