L’émoji est-il un impérialisme culturel ?

Article publié le 12 mars 2018

Photos : Daniel Sannwald pour Magazine Antidote : The Digital Issue
Texte : Alice Pfeiffer

L’émoji « hijab » arrive après dix ans de symboles occidentalisés : quels rapports de domination culturelle et de force sont en jeu dans cette langue de pictogrammes ?

Un cœur noir en guise de légende : voici l’émoji choisi par Kylie Jenner pour annoncer la naissance de sa fille Stormi. Amour et métissage, semblent lire certains internautes. Pourtant, le pictogramme prête à confusion : dans certaines cultures mystiques, celui-ci est lu comme un symbole sexuel, dans d’autres comme une métaphore gothique, ou encore de deuil.

Un signifiant et pléthore de signifiés – ce n’est pas la première fois qu’un symbole 3.0 se confronte à plusieurs lectures. Drake déjà troublait une partie de son audience se faisant tatouer des mains qui prient – ce que ses followers de cultures non-chrétiennes interprétaient comme un « high five ».

A post shared by Doctor Woo (@_dr_woo_) on

Un véritable débat se pose dès lors : cette langue d’images qui se voudrait universelle est en fait conceptualisée depuis la Silicon Valley, avec des normes, des représentations et des lectures dominantes, que cela soit conscient chez les codeurs ou non. L’émoji serait-il une forme d’impérialisme culturel contemporain, une domination de l’American Way of Life, culture anglo-saxonne protestante capitaliste, sur les échanges dématérialisés globaux ?

L’émoji ou comment permettre au dialogue écrit d’adopter un ton

Avant l’émoji, l’émoticône naît dès les années 1980 dans les premiers chat rooms et forums. Les développeurs remarquent un trouble dans les échanges écrits, un manque de compréhension immédiate du ton d’un propos. Ainsi, pour restaurer une couche émotive perdue dans ce passage de l’oralité à l’écrit, sont inventés le smiley et le clin d’oeil.

La folkloriste Lee-Ellen Marvin, qui s’intéresse aux discours et notamment à la communication en ligne, décrit un langage 3.0 hybride : celui-ci reprend et compense les codes de conversations vocales de façon graphique, dans la quête d’une « paralangue » visuelle – où les symboles se substituent à la partie non-verbale de tout échange, habituellement les gestes, tonalités, et expressions faciales.

« Force est de constater l’arrivée tardive d’options diversifiées, autant dans les genres que les couleurs de peau – l’image « cheveu afro », par exemple, arrive bien plus tard que la “pinte de bière” .» 

C’est dans cette quête d’un langage silencieux enrichi qu’apparaissent les premiers claviers d’émojis dans le Japon des années 1990 : des petites images de 176 pixels inspirées de la calligraphie, des idéogrammes, et de la culture manga. Et quand Apple lance son premier smartphone en 2007, la société crée sa propre gramme d’illustrations, destinée au marché nippon, reprenant des codes locaux tels que l’emoji « crotte », un symbole de bonne chance.

Pourtant, ces vignettes téléchargeables à travers le monde deviennent virales sur tous les iPhones, et s’emboîtent de façon organique et mondiale aux échanges quotidiens. Si bien que le Oxford Dictionnary élit, en 2015, le smiley pleurant des larmes de rire comme le mot de l’année, célébrant ainsi le pouvoir de l’émoji à étendre et repenser le vocabulaire des émotions.

L’emoji, langue hybride… et essentialisante ?

Pourtant, comme dans toute étude linguistique, la question de la voix et de l’autorité se pose. Qui parle pour qui ? Quelles voix n’ont pas les mots nécessaires pour être entendues ? Force est de constater l’arrivée tardive d’options diversifiées, autant dans les genres que les couleurs de peau – l’image « cheveu afro », par exemple, arrive bien après la « pinte de bière ».

On peut également noter un certain puritanisme injecté dans cette culture globalisée : la popularité de la pêche et de l’aubergine – qui suggèrent communément fesse et pénis— reflètent une culture anglo-saxonne souvent pudibonde. Comme le montre une étude menée par Swiftkey (qui produit une majeure partie des claviers des smartphones de toutes marques) en 2015, ces deux légumes sont particulièrement utilisés dans les pays protestants : en Angleterre, aux États-Unis et au Canada, qui, sont, pour ces deux derniers, aussi particulièrement friands des images de « sacs d’argent » et « pistolet ».

Quant aux Français, ils sont 55% à utiliser le cœur rouge, soit quatre fois plus que dans n’importe quel autre pays (tout genre confondu), ce que Arwa Mahdawi du Guardian analyse comme le reflet d’une tradition romantique latine. Et le monde non-occidental, lui, entre dans quelques impasses : le clavier est en perte de vitesse au Japon, qui se sent déconnecté de ce que propose Apple ; et diverses figures du monde arabe dénoncent une exotificiation pop qui passe par les émoji « chameau » et « palmier ».

Si la langue est hybride et élastique, elle se verra inlassablement, comme au fil de la civilisation et des colonisations, réappropriée, repensée, et tordue. Vers une conception locale et personnelle de claviers pour davantage d’inclusion et de discours accomplis.

À lire aussi :

[ess_grid alias= »antidote-home2″]

Les plus lus

Camille Etienne : « On n’est plus une société de l’effort, on est une société du confort »

Après avoir grandi au cœur des montagnes savoyardes et intégré Sciences Po, Camille Étienne s’est imposée comme l’une des figures phares de l’activisme écologique, notamment en diffusant des vidéos virales sur Youtube, où elle insiste sur la nécessité d’agir au plus vite pour limiter le dérèglement climatique. À travers cet entretien, elle évoque comment sortir de l’impuissance face à la destruction des écosystèmes, revient sur ses actions de désobéissance civile et les menaces de mort qu’elle a reçues, et explique comment elle a contribué à faire changer d’avis Emmanuel Macron sur l’exploitation minière des fonds marins, initiant ainsi un mouvement international.

Lire la suite

STEP’N ou comment gagner de l’argent en marchant

STEP’N est un crypto-game « move to earn » qui garantit un revenu quotidien à ses utilisateur·rice·s quand ils·elles marchent ou courent. Le projet est encore en phase bêta, mais il a déjà connu un engouement important dans la cryptosphère. Prémices d’une nouvelle économie qui permet de créer des jobs-loisirs ou modèle dystopique voué à disparaître ?

Lire la suite

Oulaya Amamra : « On chuchote beaucoup, et on ne hurle pas assez »

L’affiche de deux films à la rentrée (Fumer fait tousser, de Quentin Dupieux, et Citoyen d’honneur, de Mohamed Hamidi), dans des registres extrêmement différents qui révèlent toute l’étendue de sa polyvalence, Oulaya Amamra a achevé sa mue et s’impose comme l’une des actrices françaises phares de sa génération.

Lire la suite

Oulaya Amamra : « We whisper a lot, and we don’t yell enough. »

Starring in two films this fall (Smoking Causes Coughing by Quentin Dupieux, and Citoyen d’honneur by Mohamed Hamidi), in extremely different registers that reveal the full extent of her talent, Oulaya Amamra has completed her moult and established herself as one of the leading French actresses of her generation.

Lire la suite

Pourquoi le concept de « décroissance » est-il tabou ?

Alors que, sur fond de crise climatique et énergétique majeure, les décideur·se·s de tous bords nous encouragent à faire preuve de sobriété dans nos modes de consommation, un tabou demeure : celui d’une éventuelle décroissance. Dans un système dont croître est la raison d’être, comment s’autoriser à changer de paradigme ? Petit tour d’horizon de celles et ceux qui ont posé les jalons de ce courant de pensée et de leurs arguments.

Lire la suite

Newsletter

Soyez le premier informé de toute l'actualité du magazine Antidote.