Féministe et artistique : à quoi ressemble le porno alternatif ?

Article publié le 10 novembre 2017

Photo : Ren Hang pour Magazine Antidote : Freedom
Texte : Alice Pfeiffer

Aussi artistique qu’éthique : à l’heure du gratuit devenue une norme, un nouveau cinéma X défend un genre hybride et respectueux de toutes les personnes de sa chaîne de production.

Une femme et un homme traversent une route poussiéreuse en moto. La femme conduit. De son t-shirt blanc dépasse un harnais. Quelques minutes plus tard, le couple réapparaîtra dénudé, ceinturé de cuir, et l’huile de vidange fera office de lubrifiant. Rappelant la densité et l’errance du cinéma de Jim Jarmusch, notamment Stranger Than Paradise (1984), ce long-métrage est réalisé et incarné par Olympe de G., figure clé d’un nouveau cinéma X qui revendique une œuvre aussi cinégénique que hard et respectueuse : la femme est montrée consentante, désirante, instigatrice, et non dans un exercice de soumission destiné au regard masculin.

« Devenir le sujet et non seulement l’objet de fantasme » : voici le but de cette française passée par la publicité et le clip avant de s’aventurer vers le cinéma pornographique, avec, en tête, un besoin fondamental de s’affirmer hors des clichés poussiéreux. Cet été, elle tourne We Are the Fucking World à Berlin, une œuvre qui met en scène une orgie pansexuelle. On y découvre des scènes passionnées entre des groupes entiers de personnes de tous genres et pratiques sexuelles, tournées comme un après-midi estival à la campagne – un lâcher prise qui suggère une connexion entre les humains et la nature : « Neuf performeurs, hommes, femmes, non binaires, cisgenres, transgenres » dixit la réalisatrice, qui voit dans ces scènes de désirs une métaphore d’un monde plus ouvert aux existences les plus diverses.

Comme nombre de figures de ce genre underground, dit « independent porn », elle refuse les règles habituelles du milieu et notamment les mots-clés avilissants. Voilà un cinéma X d’art et d’essai et une tentative d’échapper aux stéréotypes du milieu.

Porno Manifesto : objet artistique et politique

Photo : extrait du film Le Pornographe de Bertrand Bonello

Le tournant du millénaire et la prolifération des sites X signent la fin des cinémas pornographiques attitrés, des grosses productions d’antan, qui se voient désarçonnées face à une attente de contenu gratuit. À cette même époque surgit une voix alternative grandissante : en 2001, Ovidie, actrice et réalisatrice, publie son ouvrage Porno Manifesto, qui signe la mort d’une industrie par et pour des hommes. On la comparera souvent à Stoya, actrice « alt porn » alors débutant dans le milieu, avide du cinéma de Sofia Coppola, particulièrement à ses débuts avec Virgin Suicides (1999) et Susanna Bier et son Open Hearts (2002). Cette thésarde en science politique défend un respect de soi et refuse d’avoir recours à la chirurgie esthétique, s’affiche souvent sans épilation et avec peu ou prou de maquillage, et contribue de façon radicale à changer les attentes autour de l’actrice X classique.

Pour appuyer sa vision, Ovidie, elle, tourne autant dans le milieu X classique que dans le cinéma d’auteur : elle apparaît notamment dans Le Pornographe (2001) de Bertrand Bonello avec Jean-Pierre Léaud, qui reçoit le prix international de la critique à Cannes, et All About Anna (2005), produit par Lars Von Trier. Elle signe nombre de livres engagés, devient chroniqueuse sur Radio Nova, et lie sa vision à un regard politique plus vaste sur les femmes et la société.

« Face à un monde du X en déclin, un renouveau engagé arrive à point nommé dans notre société en mutation. (…) Ne s’en sortiront que ceux qui proposent des films de qualité, différents, accessibles à un autre public. »

Égéries grandissantes d’un militantisme pro-sexe, elles ouvrent la voie à un désir assumé. Emilie Jouvet, figure clé du cinéma X alternatif et diplômée de l’École Nationale Supérieure de la Photographie, propose le premier film français queer pornographique, One Night Stand (2006). Celui-ci célèbre des femmes de tous corps et âges, mais aussi des pratiques lesbiennes classiquement dictées par un regard masculin. La réalisatrice américaine Maria Beatty, elle, propose une œuvre SM gay et hardcore, inspirée par les films noirs, ainsi que les travaux de Werner Rainer Fassbinder, Pier Paolo Pasolini et Luis Buñuel. Son cinéma ténébreux au stylisme poussé et à la lenteur travaillée, suggère une forme de fétichisme qui n’est pas que sexuelle mais également sensuelle. Quant à l’acteur et activiste Buck Angel, il s’affaire à questionner la transidentité dans ce milieu.

Les maisons de production indépendantes s’accroissent : la danoise Erika Lust, une des pionnière du porno féministe, lance son Lust Cinéma, une maison de production et une plateforme de visionnage dédiées aux visions alternatives du sexe. Aux États-Unis, Pink and White Productions, Troublefilms ou encore le site No Fauxxx, brouillent les genres, les pratiques et les visions. Plus généralement, ces projets ont en commun de défendre la visibilité et la prise de parole de groupes minorés – et habituellement fétichisés dans ce milieu. « La réponse au mauvais porno, ce n’est pas la fin du porno mais au contraire, plus de porno », explique Annie Sprinkle, actrice X et professeure dont le travail artistique et militant contribue au développement des études sur le porno à travers le monde. Tout comme ce cinéma, cette branche des études de genre vise non pas à la censure mais à un renouveau sans pudeur et repensé.

Un porno post-internet

Cette année, les Feminist Porn Awards (ou un prix qui célèbre les films X à la vision égalitaire, lancé au Canada) ont 11 ans. Cette année également, paraît la série Turned On, sur les débâcles du porno amateur, bas de gamme, exploitatif de très jeunes actrices et acteurs. Deux mondes s’opposent : une voix engagée mais de niche, et de l’autre, une culture gratuite née sur internet, et qui se diffuse dans tout le milieu X. Quand, il y a quelques mois, le site Bellesa, se vante de proposer un contenu sans regard normé, il se retrouve sous le feu de la critique pour son libre accès.

Comme l’explique Nate Glass, qui travaille autour du porno éthique, le plus gros challenge sera de responsabiliser le consommateur. D’après lui, on n’imaginerait pas à aller au cinéma gratuitement, et cette même évidence devrait s’appliquer au porno. Il serait alors consommé sans honte et sans tabou, comme n’importe quel produit culturel. C’est d’ailleurs le thème de Pornocratie, un documentaire d’Ovidie paru en début d’année qui dévoile une certaine Ubérisation du X, liée à l’avènement du digital et responsable de la chute des revenus et de la dégradation des normes de travail.

En réponse, certains acteurs et productions underground s’engagent loin de la caméra, et choisissent de reverser une partie de leurs revenus à diverses grandes ONG. Pour la production We Are the Fucking World, tous les acteurs ont choisi de reverser la moitié de leur cachet à Amnesty International, et la maison de production, Erika Lust Films, a également reversé la moitié des bénéfices du film à la lutte contre l’homophobie, la biphobie et la transophobie. Comme l’analyse Ovidie, « Face à un monde du X en déclin, un renouveau engagé arrive à point nommé dans notre société en mutation. Celui-ci ne trouvera pas sa place sur les plateformes de type Youporn. Ne s’en sortiront que ceux qui proposent des films de qualité, différents, accessibles à un autre public. »

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