Demain, trop d’humains ?

Article publié le 7 novembre 2018

Photo : Face in the crowd de la photographe et réalisatrice Alex Prager.
Texte : Benjamin Leclercq.

10 milliards d’hommes sur Terre en 2050 et la peur panique d’une planète en état d’asphyxie que l’humanité se verrait finalement contrainte d’abandonner. Et si la surpopulation n’était en réalité qu’un concept anxiogène mis en exergue pour éluder une urgence écologique qui lui serait totalement déconnectée ?

C’est un grand compteur qui ne s’arrête jamais. Discrètement, sans bruit, il tourne, il tourne, et transforme, par petites touches, la surface de la Terre : chaque seconde, 2,6 bébés naissent dans le monde. Concrètement, cela signifie que lorsque vous aurez terminé la lecture de cet article (pour peu que vous soyez consciencieux), la planète comptera aux alentours de 1500 jeunes âmes supplémentaires. La plupart en Afrique et en Asie, un peu moins en Amérique et en Europe.

Alors bien sûr, on meurt, aussi. Mais de moins en moins : annuellement, l’humanité enregistre quelque 83 millions de naissances, contre 56 millions de décès. Soit un excédent de 27 millions d’individus. L’équivalent des géantes métropoles de Rio de Janeiro et Pékin réunies, chaque année. Cette humanité qui grandit devrait atteindre, selon les projections des Nations Unies, les 10 milliards d’âmes en 2050. Un nombre quelque peu impressionnant, et que d’aucuns voient enfler la peur au ventre, comme s’il en allait de leur propre survie. Et cette question, inévitable, de surgir : « Sommes-nous trop nombreux ? »

DES HAUTS ET DES BAS

Avant de répondre, un peu d’histoire. L’espèce humaine n’a pas toujours été si prolifique. Le boom démographique à l’échelle de la planète est récent, très récent même : un petit siècle seulement. Jugez plutôt : nous étions 1,5 milliard d’humains (environ) en 1900, nous sommes aujourd’hui 7,5 milliards.

Que s’est-il donc passé, au XXe siècle, pour que nos parents, nos grands-parents et nos arrière-grands-parents s’emballent ainsi, au point de multiplier l’espèce par cinq ? « La chute brutale de la mortalité a changé notre équilibre démographique », explique Jean-François Léger, démographe et enseignant à l’Institut de démographie de l’Université Paris 1. Au coeur de ce changement d’ère : la mortalité infantile. Vers 1740, en France, un enfant sur trois mourait durant l’année de sa naissance. En 1850, ce chiffre tombe à un sur six. Aujourd’hui, il tourne autour des quatre pour… mille.

Photo : piscine à vague dans la province du Sichuan en Chine. Surnommée « la mer morte de Chine », elle a accueilli plus de 15000 touristes le 30 juillet 2013.

Cette baisse de la mortalité est le fruit d’une prise de conscience collective. « L’impulsion a été donnée par le mouvement hygiéniste au milieu du XIXe en Europe », rappelle Jean-François Léger. Développement des égouts, du traitement de l’eau, de la collecte des déchets, assainissement des villes, nouveaux principes d’hygiène, promotion du sport, etc. : la santé publique devient un objectif politique. Le simple fait d’inciter la population à se laver les mains va engendrer des gains inimaginables dans la lutte contre les épidémies. Dès lors, l’espérance de vie s’envole. Les avancées de la médecine prendront le relais, dopées notamment par la véritable révolution chimique qu’est l’invention des vaccins et des antibiotiques. « Ce bond médical, initié en Europe, va ensuite s’exporter dans le reste du monde durant le siècle, généralisant la progression de l’espérance de vie ». Résultat, une population qui augmente toujours plus vite, jusqu’à atteindre le taux de croissance annuel record de 2,2% en 1970.

NOMBRES AU TABLEAU

C’est là que les choses se compliquent. En même temps qu’il se reproduit sans compter, l’homme moderne prend soudain conscience de son nombre. Il prend peur. Le voilà qui craint la « surpopulation », susceptible de mettre en péril, à terme, la planète et l’espèce. La production littéraire et cinématographique est peut-être celle qui témoigne le mieux de cette pressante angoisse. L’enfer, ce sera les autres !, semblent prévenir, alarmistes, les auteurs de science-fiction.

Déjà, en 1973, Le Soleil vert, film adapté du roman d’anticipation Make Room ! Make Room !, de l’Américain Harry Harrison, imagine le New York de 2022 : la ville, saturée par une population de 44 millions d’habitants, est en proie à une pénurie d’eau et d’aliments ; elle suffoque sous une température bloquée à 33 degrés. Trois ans plus tard, dans L’Âge de cristal (1976), de Michael Anderson, les humains de l’an 2274 sont soumis à une espérance de vie maximale pour éviter la surpopulation. À leurs 30 ans, sonne l’heure du Carrousel, une cérémonie d’adieu avant leur mise à mort. Radical.

L’idée que la Terre sera bientôt trop petite pour tout le monde s’installe. En 1990, le néerlandais Paul Verhoeven met en scène dans Total Recall (adaptation de Souvenirs à vendre, de Philip K. Dick) une Terre grouillante et épuisée, que les humains sont forcés de fuir. Ils colonisent d’autres planètes, Mars en tête, pour assouvir leur appétit de ressources, et de richesse. Même désertion interplanétaire dans Elysium (2013) : en 2154, la classe dominante a abandonné une Terre surpeuplée, appauvrie et décadente pour se réfugier loin, très loin, dans une station spatiale plus propice à une vie idéale…

Trop nombreux… ou plus assez. L’angoisse fonctionne dans les deux sens. Ainsi, curieusement, lorsque l’humain ne craint pas le trop plein, il s’effraie de sa possible déchéance quantitative. Derniers exemples en date : Les fils de l’homme (2006), le film d’Alfonso Cuarón, tiré d’un livre de Phyllis Dorothy James paru en 1992 ; ou la désormais fameuse Servante écarlate (The Handmaid’s Tale, en VO), la série TV à succès, adaptée du roman éponyme publié en 1985 par la Canadienne Margaret Atwood. Dans ces deux dystopies, la fertilité s’effondre, l’humanité ne parvient plus à engendrer et doit trouver la parade pour éviter la fin annoncée.

DENSE DE CARACTÈRE

À bien y regarder, toutefois, en matière de panique générale, c’est la surpopulation qui l’emporte. La peur de la sous-population demeure contenue. Une raison assez évidente accentue cette tendance : la prise de conscience des enjeux environnementaux ces trente dernières années, et de la probable inhabitabilité du monde. La surpopulation est un concept éminemment relatif. Que vous y réfléchissiez depuis votre deux-pièces à Paris (21 000 habitants au km²) ou depuis votre maisonnette avec jardin dans la Drôme (75 habitants au km²), les conclusions, forcément, diffèreront. Aussi, si l’opinion générale penche pour un sentiment de surpopulation (parce que l’opinion générale vit en ville), beaucoup de territoires souffrent au contraire de désertification et d’un manque d’humains.

La perception dépend de deux facteurs : l’espace et les ressources. Que l’un ou l’autre manque, et l’on se trouve trop nombreux. Or, au niveau global, en faisant le choix d’un capitalisme forcené, l’humanité a bâti un système productiviste pour le moins problématique, car voici que les deux vont manquer. D’une part les ressources s’épuisent. Ensuite, les conséquences environnementales du mode de vie capitaliste (réchauffement climatique) vont réduire l’espace habitable. L’eau monte, diminuant la surface terrestre, tandis que d’autres territoires, accablés de chaleur, seront de moins en moins praticables.

Alors, avons-nous raison d’avoir peur de l’augmentation de la population ? La réponse est non (ou plutôt « non mais…. »). D’abord, parce que ça ne va pas durer. « La croissance démographique va se poursuivre jusqu’en 2050 au moins, mais va ralentir ensuite », souligne ainsi le démographe Jean-François Léger. « De fait, certains pays du nord voient déjà leur population baisser, comme le Japon, l’Allemagne ou l’Italie, qui recourent à l’immigration pour maintenir l’équilibre ».

Photo : Hong Kong, Architecture of Density, par Michael Wolf.

Même la Chine, dont on aime à dire qu’elle nous dévorera tous, va caler. « La population chinoise s’accroît de moins en moins. Et les prévisions indiquent même qu’elle baissera après 2050. La suppression de la politique de l’enfant unique ne changera pas la tendance, les Chinois font peu d’enfants », explique le démographe Hervé Le Bras, directeur d’études à l’EHESS et chercheur émérite de l’Institut national d’études démographiques (Ined). Tout le continent asiatique est d’ailleurs concerné : « En Asie, la population sera stable en 2065 et baissera d’ici la fin du siècle ».

Le grand ralentissement est donc imminent. « Le taux de croissance démographique mondial baisse depuis 50 ans. De 2,2% en 1970, il est passé à un tout petit plus de 1% aujourd’hui, poursuit Hervé Le Bras. On pourrait d’ailleurs tomber à 0% en 2065 ». Lorsque les derniers « hotspots » de la croissance actuelle auront réalisé leur transition démographique : le Sahel (au Niger, la fécondité reste de 7,3 enfants par femme) et l’Asie de l’Ouest (Afghanistan, Pakistan, Irak).

CARTE DE RÉDUCTION

Pour autant, la question n’est pas réglée car, même si la population mondiale se stabilise, l’urgence climatique menace, ici et maintenant. Apparaît alors le doute suivant : et si la surpopulation était un concept inepte et idéologiquement pervers, qui nous détourne des vrais enjeux ? Dans Une planète trop peuplée ? Le mythe populationniste, l’immigration et la crise écologique (2011), Simon Butler et Ian Angus écartent l’hypothèse selon laquelle la crise écologique a pour origine la démographie. Le vrai problème, selon eux : le mode de vie. Concrètement, ce n’est pas le nombre qui compte, c’est la manière de vivre, de consommer, de polluer. Nous pourrions être 15 milliards et mieux vivre, car nous vivrions différemment.

« La surpopulation est un concept émotif et biaisé, plaide Hervé Le Bras. On en parle pour éviter d’aborder le vrai problème : la surconsommation. La surpopulation est un simple paravent idéologique qui sert à ne pas remettre en cause nos habitudes ». Même constat chez Jean-François Léger. « L’humanité émet aujourd’hui environ 40 milliards de tonnes de dioxyde de carbone chaque année. Pour contenir le réchauffement, il faudrait se limiter à 15 milliards. Actuellement, seuls les Africains s’inscrivent dans ce trend. Or le reste du monde ne veut pas vivre comme les Africains… On dégaine alors l’argument du “Nous sommes trop nombreux ». Le projet pharaonique d’Elon Musk de coloniser Mars s’inscrit bien dans cet aveuglement idéologique : plutôt que d’adapter nos modes de vie à la pénurie, allons donc chercher de l’espace ailleurs.

« Réguler la population, c’est bien dans les bouquins de science-fiction, mais bien trop sensible et inflammable IRL, semblent penser les politiques. »

« En réalité nous avons 3 options, poursuit le démographe : changer notre mode de consommation ; ne rien faire mais accepter l’explosion des inégalités de ressources et de modes de vie ; réduire la population. » Et si nous retenions cette dernière solution ? Et si nous convoquions le fantôme de Malthus (1766-183), ce prêtre et économiste britannique qui voulut mettre le holà sur les naissances outre-Manche ? Selon lui, la population augmente toujours plus vite que les ressources, il faut donc la juguler. « Beaucoup de démographes refusent de soutenir l’idée d’une régulation démographique, jugée liberticide », regrette Jean-François Léger. De fait, s’étonne-t-il, « la question de la taille de la population apparaît très peu dans les débats sur l’écologie et le futur de la planète ». Réguler la population, c’est bien dans les bouquins de science-fiction, mais bien trop sensible et inflammable IRL, semblent penser les politiques.

DÉCROISSANCE ET CHOCOTTES LATINES

Pourtant, on l’a vu, il n’y aurait pas besoin de trop se forcer. L’humanité est appelée à décroître d’ici quelques décennies. Les femmes désirent et font moins d’enfants, y compris dans les pays du Sud, où l’accès aux contraceptifs progresse. Pas besoin donc d’imaginer un monde où l’on devra réduire la taille des humains pour remédier à la surpopulation et au manque d’espace, comme dans le film Downsizing (2018) où Kristen Wiig et Matt Damon sont rapetissés pour vivre dans une ville à la taille d’une maquette. L’idée serait simplement de se laisser tranquillement décroître… Pourtant, la décroissance demeure taboue. Culturellement, nous sommes très loin d’en accepter l’idée. « Observez donc la tendance en France : tout élu local dans ce pays de culture latine veut voir la population de sa commune augmenter. Toutes les métropoles orientent leurs politiques d’aménagement du territoire dans ce sens, avec en ligne de mire ce grand fantasme et ce fameux palier : atteindre le million d’habitants », note Léger. « Demeure en fait la croyance qu’une société en bonne santé est une société qui croît. Nous pensons la population comme un organisme vivant : s’il cesse de grandir, c’est qu’il est malade, et qu’il va mourir. La décroissance démographique reste un impensé psychologique et idéologique ».

Les Français sont d’ailleurs un bon exemple. « La France est un cas particulier, dit Hervé Le Bras. Elle a toujours lié son futur à la croissance démographique. Cela vient sans doute d’un traumatisme historique : jusqu’à la Révolution Française, la France était le pays le plus peuplé d’Europe, avec 30 millions d’habitants, contre 10 millions d’Anglais. Puis la fécondité a baissé et, en 1900, la France avait perdu toute son avance. On comptait alors 40 millions de Français… et autant d’Anglais. La peur française de la décroissance s’est enracinée, jusqu’à fonder une intense doctrine populationniste et nataliste. Celle-ci est incrustée dans les mentalités, et perdure aujourd’hui ». De fait, les Français semblent toujours très fiers de rappeler qu’ils sont les champions de la fécondité en Europe (1,92 enfant par femme en 2016, alors que le taux nécessaire au simple renouvellement d’une population est estimé autour des 2,1 enfants par femme).

Cette mentalité ultra-populationniste n’est pas la règle. « Les Anglais, à l’inverse, ont toujours pensé qu’ils étaient trop nombreux. Pour eux, l’augmentation de la population équivaut à l’augmentation de la pauvreté. Ainsi, moins il y a d’Anglais, mieux c’est ! Idem pour les Japonais, qui ne semblent pas vraiment inquiets de voir leur population baisser », explique Léger. « La fécondité baisse en France depuis trois ans et je peux vous garantir que la peur de décroître va ressurgir. Paniquées, les autorités vont tout tenter pour relancer les naissances ». Et remettre une pièce dans la machine. On compte sur vous pour garder votre sang froid, le grand compteur est entre vos mains.

Cet article est extrait de Antidote : Excess hiver 2018-2019, photographié par Xiangyu Liu.

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