Paris est l’une des rares capitales au monde à se couper physiquement de sa banlieue, par la construction d’une route l’encerclant. C’est ainsi qu’est née une frontière tangible et symbolique entre une vie « intramuros » et un extérieur flou. Souvenirs d’une artiste banlieusarde.
La première fois que j ’ai vu le périphérique, c ’était pour aller à l ’école porte de Champerret. J ’avais 6 ans, on avait fui la Russie de la Perestroïka et on logeait dans un bloc de HLM dans le 17e arrondissement.
Je suis restée dans cet appartement toute l ’école primaire. Chaque matin, je traversais un pont au-dessus de la Petite Ceinture. C’était moche, ça sentait mauvais, mais mon père me chantait toujours la même chanson de Mods russe, qui disait qu ’il ne fallait « pas aller à l ’école, mais plutôt boire du Coca-Cola et danser le Rock ’n ’Roll ». Belle ironie, lui qui était hautement qualifié mais, en tant que réfugié, accumulait des boulots plus tristes les uns que les autres. Maman aussi, brillante prof de musique, était devenue femme de ménage-compagnie-nounou une fois arrivée en France.
Mes aventures en terres périphériques ont commencé à la naissance de mes frères, deux bébés fragiles, roses et blonds. J ’avais 11 ans et ces chérubins nous ont aidés à repousser les murs. Nous sommes partis vivre en banlieue, à Champs-sur-Marne, dans le 77. Des amis nous ont emmenés, meubles compris, dans un grand camion, et on a enfin traversé le périphérique pour ne plus jamais le croiser en sens inverse.
Le premier regard que j ’ai posé sur ces terres inconnues fut émerveillé, un court instant : les lacs artificiels, les poules d ’eau, les canards, le tout devant des barres d ’immeubles, des grandes tours à l ’américaine. J ’avais l ’impression d ’être dans Le Prince de Central Park de Evan H. Rhodes. Ce n ’est que plus tard que j ’ai compris les implications de cette frontière symbolique.
« Les constructions basses, les garçons en joggings, louches pour eux, sexy pour nous deux : tout ce que j ’ai su, c ’est qu ’elle est rentrée à Paris pour ne plus jamais faire le voyage inverse ; ne plus jamais revenir épier ces minets depuis le balcon. Ses parents avaient décrété que c ’était malfamé. »
Un jour de CM2, les parents de ma meilleure amie, liane italienne aux yeux verts foncés et le visage couvert de tâches de rousseur, se sont mis dans la tête de me ramener chez moi, pour « voir, comme ça, ma nouvelle maison ». Le papa policier haut gradé et la maman décoratrice étaient décidés à me déposer devant l ’immeuble rose comme un buvard sale, loin derrière cette route menaçante qu ’ils ne dépassaient jamais. Les constructions basses, les garçons en joggings, louches pour eux, sexy pour nous deux : tout ce que j ’ai su, c ’est qu ’elle est rentrée à Paris pour ne plus jamais faire le voyage inverse ; ne plus jamais revenir épier ces minets depuis le balcon. Ses parents avaient décrété que c ’était malfamé.
À mes yeux, le périphérique est devenu une sorte de lieu post-apocalyptique, que j ’ai su aimer visuellement, et détester pour tout ce qu ’il signifiait. Je le trouve beau et triste. Je vois de la poésie dans sa grisaille et sa lenteur, comme dans les textes de Marguerite Duras ou du philosophe Emil Cioran. Et j ’y vois aussi de la culpabilité. Partie vivre le « vrai » Paris à mes 17 ans, j ’ai laissé ma famille enfermée derrière, le cœur brisé par mon départ. Je voulais fuir le RER, les routes qui mènent immanquablement
à des centres commerciaux, les voyages jusqu ’à Hard Discount en famille, les virées en voiture en rond autour du périph ’.
« À mes yeux, le périphérique est devenu une sorte de lieu post-apocalyptique, que j ’ai su aimer visuellement, et détester pour tout ce qu ’il signifiait. »
Maintenant, mes parents sont plus âgés : ils ont beau être plus cultivés qu ’un tas de parisiens, ils ont un peu honte d ’être en banlieue, comme coupés de la capitale, en retard sur la vie et ce qu ’il s ’y passe. Mon papa a 72 ans, il promène doucement son chien en jogging Fila que ma mère lui a acheté dégriffé (celui dans le centre commercial près du Hard Discount). Finalement ils sont aussi isolés que ces « racailles » qu ’ils craignent. Ils préfèrent rester enfermés dans leur quartier car ils ont leurs marques, leurs habitudes ; de loin ils se ressemblent même un peu.
Mes frères ont grandi, ils rêvent d ’un appartement à Paris, ils travaillent dur à l ’école, ils font des petits boulots, boivent du Coca-Cola et dansent le Rock’n’ Roll (pour l ’un des deux seulement, l ’autre est plus hip-hop). Et moi, je fais des œuvres qui ont pour point commun la recherche d ’un romantisme dans l ’esthétique « white trash » ; j ’aime l ’architecture brutaliste glauque, je m ’émeus devant le lyrisme des voitures brûlées. L ’odeur du shit ne m ’est pas désagréable du tout, même si je préfère celle de l’herbe, un peu citronnée. Les parfums trop sucrés de l ’époque, voilà ma madeleine de Proust. Comme celui de Caroline, qui a « piqué mon cœur » en 4e B, avec qui je m ’aspergeais de Lolita par Lolita Lempicka, avant de danser devant notre public imaginaire – autrement dit, les posters de Disiz la Peste.
De cette époque, j ’ai conservé le goût de la vulgarité, qui porte pour moi la fragilité intrigante du m ’as-tu-vu. Le tout, créant un joli mélange de choses gracieuses et littéraires, de pollution, d ’Eurotrash, de Victor Hugo et de la sainte Thérèse d ’Avila, qui, comme moi, « meurt de ne pas vivre en soi-même ».
Du périphérique, je garde malgré tout mes meilleurs souvenirs : celui de cette même chanson, chaque matin, tenant la main de mon père, en route pour l ’école. Avec lui, tout portait l ’odeur d ’une douce rébellion, et devenait beau, ritualisé, répétitif, comme mon propre travail, plein de contrepoints émotionnels et esthétiques. « Écoute la circulation, on dirait une rivière », écrit Sam Shephard, dans Savage/Love. Je suis bien d ’accord avec lui, et mon père le serait aussi.
Cet article est extrait du Magazine Antidote : Borders été 2017 photographié par Olgaç Bozalp