Pourquoi la mode n’est plus exclusivement blanche

Article publié le 18 avril 2017

Texte : Serge Carreira pour Magazine Antidote : Borders été 2017
Photo : Campagne Gucci Pre-Fall par Glen Luchford

Au revoir safaris, contrées lointaines et rêves d ’exotisme. Si le milieu du luxe a toujours puisé son inspiration dans ses voyages à l’autre bout du monde, la connectivité entre les continents a mis fin à cette lecture unilatérale, vers une mode aux fantasmes sans frontières.

Jusqu’aux années 1980, la mode s’adressait à la sphère occidentale du globe – autrement dit, à une élite blanche, cultivée et fortunée. Les images de mode reflétaient ce monde uniforme. L’émancipation de la jeunesse du Swinging London, dans les années 1960, concernait avant tout les jeunes filles de bonne famille. La libération des corps ne correspondait pas à une acception de la diversité. Paco Rabanne rappelle qu’en 1964, lorsqu’il fut parmi les premiers à faire défiler des filles noires, certaines rédactrice, offusquées par ce qu’elles considéraient comme un affront, lui lancèrent : « la mode est pour nous, les blancs ! ». Cette époque semble révolue. Rompant avec certains stéréotypes hérités du XIXe siècle, la mode s’est, sans conteste, ouverte sur les questions de genre, d’âge et de diversité.

Alors que plus des trois quarts des ventes des grandes maisons internationales sont réalisées avec des clients asiatiques, afro-américains ou moyen-orientaux, doit-on les faire rêver avec le mythe – un peu suranné et poussiéreux – d’une élégance blanche « intemporelle » ou avec des femmes qui leur ressemblent ? Alors que les jeunes développent un rapport de fascination et de lucidité vis-à-vis des marques, peut-on ignorer leurs aspirations et leurs modes de vie ?

Le modèle traditionnel selon lequel les prescriptions venaient du haut de la pyramide – couturiers et rédactrices – pour se diffuser aux masses a volé en éclat. Les révolutions technologiques ont bouleversé les modes de transmission des informations. Les réseaux sociaux permettent à chacun de s ’exprimer. De nouvelles voix, plus proches du réel, émergent. Les marques s’approprient ces évolutions dans leurs stratégies de communication pour séduire les consommateurs. Aussi, CoverGirl a récemment recruté la blogueuse Nura Afia dont les tutoriels de maquillage pour les femmes musulmanes voilées ont été visionnés plus de treize millions de fois sur YouTube, et l ’adolescent James Charles (17 ans) qui est le premier garçon à figurer sur des supports de communication pour cette marque de cosmétiques. Ouvertement bisexuel, le jeune homme réunit plus d ’1,2 million d ’adeptes sur son compte Instagram.

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Boucles d’oreilles en laiton et résille, Céline.
Photo : Olgaç Bozalp pour Antidote : Borders été 2017. Réalisation : Ali + Aniko.

Nos sociétés contemporaines cultivent les paradoxes : vitesse et lenteur, consommation et responsabilité, plaisir et sens, partage et intimité, terroir et universalisme… Aspiration à « l’être » – au bien-être et à la paix intérieure – alors que le « paraître », à travers l’autoportrait – nom plus académique que « selfie » – est devenu plus que courant. Chaque individu joue, dans sa vie ou sur les réseaux sociaux, avec sa propre image. Une sorte d’exhibitionnisme partagé à l’envi. Les jeunes – et moins jeunes – adoptent des identités multiples, abolissant les classifications. Ils tendent à exposer leurs envies, sans inhibition, leur fragilité et leur fantaisie. Leur corps est comme un terrain d ’expérimentations personnelles, sexuelles et créatives. Ils sont ouverts sur le monde en brouillant les repères, mélangeant les styles, évoluant au gré de leurs humeurs. En apparence, il (ou elle) s’est complètement affranchi des normes comportementales telles que formulées par un Marcel Boussac : « s’habiller à la mode, c ’est en résumé permettre aux femmes d’être plus jolies, aux enfants d’être plus charmants, aux hommes d’être plus corrects ». Pas étonnant, donc, de retrouver le visage d ’Hari Nef, mannequin transgenre devenue it-girl branchée, sur les campagnes H&M et L’Oréal Paris ou en couverture du magazine Jalouse.

«L’idée de l ’Orient dans son ensemble oscille donc, dans l’esprit de l ’Occident, entre le mépris pour ce qui est familier et les frissons de délice – ou de peur – pour la nouveauté. »

Les aînées ne sont pas en reste dans l ’esprit des créateurs. À 81 ans, Joan Didion, figure intello américaine, incarnait la maison Céline ; pour le défilé des cinquante ans de Bottega Veneta, Tomas Maier met côte à côte Lauren Hutton, 73 ans et Gigi Hadid, la top du moment. Le prodige Jonathan Anderson a choisi l ’énigmatique et magnétique Charlotte Rampling, plus que jamais icône du haut de ses 70 ans, pour la campagne Loewe. De son côté, le site Advanced Style d’Ari Seth Cohen récolte les looks de quelques grand-mères extravagantes. La beauté n’aurait plus d’âge… À l’heure où la chirurgie esthétique est banalisée, les rides deviennent un statement.

La question se pose également au sujet des castings : si le luxe n’est pas étranger à des polémiques autour de défilés intégralement caucasiens, elle se doit aujourd’hui d ’être le miroir de son époque dans toute sa pluralité. Même si pour la saison été 2017, plus de 25% des mannequins sur les podiums dans le monde représentaient la diversité, le sujet demeure toujours sensible. Derrière les figures de quelques égéries issues de la culture populaire – musique, cinéma ou télé – comme Rihanna, Lupita Nyong ’o ou Willow Smith, qui servent parfois d’étendard aux marques, la question de la représentation de l’altérité subsiste. Les controverses qui persistent en Europe, et en France particulièrement, sur le burkini, le voile et la mode dite « pudique » montrent bien que le vêtement cristallise des débats sur des enjeux sociétaux qui le dépassent.

De gauche à droite : campagne Gucci Pre-Fall 2017 et campagne Balenciaga printemps-été 2017

Ces quelques exemples ne dispensent pas la mode de procès réguliers pour ostracisme. Elle serait pathologiquement atteinte, entre autres, de jeunisme, de racisme, de sexisme… Est-elle à l’origine de ces discriminations ou en est-elle simplement un révélateur ? Cela serait prêter trop d’importance à la mode que de croire qu’elle conditionne, à elle seule, la société. À chaque époque ses scandales, sa révolution de chiffons, en opposition à ce qui précède. La mode, et ses représentations, amplifient les grands bouleversements. Elle n’en est pas l ’origine mais elle façonne les corps au gré du temps. Les maisons ne peuvent faire abstraction de leur responsabilité. Les acteurs économiques ne sont pas des organisations neutres, leurs activités reflètent des engagements et des valeurs qui doivent correspondre à ceux de leurs clients.

Lorsque les marques internationales ont commencé à s’implanter en Chine, il y a vingt ans, elles fascinaient une population qui aspirait au mode de vie occidental, synonyme de bien-être, de bonheur et de prospérité. Aujourd’hui, toutes les marques courtisent les leaders d’opinion chinois, un groupe de jeunes gens dans le vent dont les coups de cœur sont suivis massivement. Ils voyagent à travers le monde et consomment des marques étrangères mais sont de culture chinoise. Liu Wen, première mannequin chinoise à défiler pour Victoria’s Secret ou Fei Fei Sun, première Asiatique en couverture du Vogue US en 2014 illustrent l’insertion de la Chine dans le système de la mode internationale. De même, le lancement d’une édition chinoise du Vogue en 2005 a permis de promouvoir un point de vue différent. Et en 2016, les mannequins asiatiques représentaient la moitié des couvertures du Vogue China !

La puissance économique chinoise n’est pas neutre dans les résultats financiers des maisons. Serait-ce la raison pour laquelle ses influences se retrouvent de façon si forte dans les collections ? Serait-ce un moyen de séduire ces consommateurs connectés, exigeants et sélectifs ? En 2010, Chanel présentait à Shanghaï sa collection Métiers d’Art. Karl Lagerfeld affirmait alors : « c ’est une idée de la Chine, pas la réalité […] Cela en a l ’esprit, et s ’en inspire mais c ’est sans rapport avec la Chine. Ce n ’est pas authentique comme l ’Opéra de Pékin ». Cette approche permet de concilier le style d ’une maison avec un patrimoine culturel et un imaginaire. Cinq ans plus tard, c’est le Costume Institute du Metropolitan Museum qui, sous l’impulsion d ’Anna Wintour et d’Andrew Bolton, explore l’impact de l’esthétique chinoise sur les créations occidentales à travers les époques. Des modèles de maisons comme Balenciaga, Dior, Saint Laurent, Patou ou Margiela étaient représentés dans cette exposition.

Marine Serre automne-hiver 2017

Pour l’écrivain Edward W. Saïd, « l ’idée de l ’Orient dans son ensemble oscille donc, dans l’esprit de l ’Occident, entre le mépris pour ce qui est familier et les frissons de délice – ou de peur – pour la nouveauté ». Au début du XXe siècle, l’arrivée des Ballets russes à Paris a des répercussions sur tous les champs de la culture avec quelque chose de subversivement primitif, instinctif et sensuel. La lascivité et la flamboyance orientales sont traduites, alors, dans les collections de Paul Poiret et de ses contemporains. L’imaginaire européen se met à fantasmer sur les mystérieux harems, mais sur un mode décoratif. En réaction au climat géopolitique actuel, la jeune styliste Marine Serre a commencé à faire des recherches d’images de femmes orientales pour sa collection « Radical Call for Love ». Elle ne s’intéresse pas à la retranscription d’un ailleurs exotique et folklorique. C’est l’attitude, une certaine féminité assumée, teintée de sensualité, qui l’intéresse. Elle réussit à transposer en 2016 la célèbre toile d ’Ingres Le Bain turc et les estampes du XIXe siècle. Elle y ajoute des éléments streetwear, une forme de simplicité 90 ’s et l’idée du branding avec un logo en forme de croissant, symbole religieux de l’Islam, clin d’œil aux marques de sport. Si Marine Serre fait référence à l’Histoire, avec un grand « H », dans ses collections, c’est pour mieux aborder le monde d’aujourd’hui : « pour moi, le côté historique et le contemporain sont très liés ». Car sa démarche ne se limite pas au vêtement, en lui-même mais à une perception de notre environnement et de la réalité.

Bianaca
Top et robe en cachemire rayé, Pringle of Scotland.
Photo : Olgaç Bozalp pour Antidote : Borders été 2017. Réalisation : Ali + Aniko.

L’exposition actuelle « Black Fashion Designers » du FIT Museum de New York met la lumière sur les collections de créateurs afro-américains souvent sous-estimés dans l’histoire de la mode à l’exemple d’Anne Lowe, inconnue du grand public alors qu’elle habillait Jackie Kennedy. Aujourd’hui encore, seul 1% des créateurs indexés sur le site de référence Vogue Runway sont noirs. Les commissaires reviennent aussi sur la progressive visibilité d’icônes noires et métisses dans le secteur. La disparition de China Machado, une des premières mannequins de couleur, qui avait fait la couverture du Harper’s Bazaar en 1959, rappelle que cinquante ans plus tard, la question de la représentation de l’Autre est toujours d’actualité.

L’essentiel est de ne pas réduire une culture à de simples motifs ornementaux. Il faut comprendre si d’autres façons de penser la mode existent. À l’occasion du lancement du site de Vogue Arabia, sa fondatrice, Deena Aljuhani Abdulaziz soulignait que « le monde arabe a toujours été une source d’enchantement, de rêves, de mystère et de beauté. Alors que nous connaissons une renaissance créative, avec la technologie au centre, nous visons à élever le niveau en fournissant à la région un contenu authentique, sur-mesure et soigneusement sélectionné ». De nouveaux points de vue contribuent à façonner les contours de la mode.

Entre voyages exotiques et stratégies marketing ciblées, le multiculturalisme et l’hétérogénéité des comportements ne sauraient être ignorés des maisons. Comment, alors, remettre en cause les préjugés, les clivages et les discriminations qui persistent ? Il est certain que le rêve des marques ne peut subsister en dehors de la réalité, dans toute sa complexité. La récupération de codes et de symboles n’est pas suffisante. Elle peut souvent s’apparenter à une caricature ethnocentrique, voire méprisante. Les vives critiques émises sur les tresses afro de Kim Kardashian en sont un exemple. La mode doit répondre aux attentes multiples d’un marché globalisé et interconnecté. D ’autant qu’intégrer ces impératifs d’ouverture est la seule réaction face aux tentations protectionnistes et conservatrices qui séduisent de plus en plus d’individus. La mode ne peut nier le présent. C’est en montrant sa capacité d’absorption d’une profonde diversité qu’elle pourra appréhender un futur sans frontières.

Cet article est extrait du Magazine Antidote : Borders été 2017 photographié par Olgaç Bozalp

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