Et si la plus grande des fables était le monde qui nous entoure ? Et si notre individualité n’était en réalité qu’un rôle normé, inculqué et construit de toutes pièces ? Journal de bord d’un parcours de désapprentissage.
Pendant près de quinze ans, mon quotidien ressemblait à une spirale interminable dans laquelle je travaillais avec passion, certes, mais à un rythme terriblement soutenu et sans le moindre répit. Pressé d’être en avance, stressé d’être en retard, je ne prenais que quinze jours de vacances par an. Pour tenir et lâcher la pression, le soir, je sortais, bien trop souvent et bien trop tard.
Photo : Ren Hang pour Magazine Antidote : Freedom.
J’accomplissais des projets professionnels qui me tenaient à cœur mais à quel prix ! Ma vie était une course décousue dénuée de sens véritable. Je fonçais vers l’instant suivant en espérant inconsciemment que celui-ci contribuerait enfin à ma complétude. Et, bien entendu, ce n’était jamais le cas. Je vivais sans aucune maîtrise intérieure les vicissitudes de l’existence. Un événement heureux se déroulait, j’étais content. Un projet n’aboutissait pas, j’étais déprimé. On me regardait, j’étais content. On ne me voyait pas, j’étais malheureux.
Je maîtrisais ma vie professionnelle, mais beaucoup moins ma vie d’être humain. Je ressentais un malaise intérieur que je ne parvenais pas à identifier. Comment aurais-je pu ? La tête dans le guidon, m’adonner à l’introspection me semblait un luxe incompatible avec mon emploi du temps et mes responsabilités. Même si une petite voix intérieure au volume croissant commençait à se faire entendre… Elle me soufflait notamment que je n’étais peut-être pas le personnage que je jouais dans la fiction du monde.
Le premier souffle – Kerala, Inde
Pour la première fois, depuis près de quinze ans, pendant l’été 2014, j’allais prendre des vacances, pendant quinze jours consécutifs au Kérala en Inde pour suivre une cure ayurvédique. Tous les matins, le centre proposait, avant les soins, un cours de yoga. Je suis depuis toujours un sportif assidu mais à cette époque, si je m’entraînais pour garder la forme, je confesse que c’était aussi et beaucoup dans l’objectif de me conformer aux critères « visuels » que l’on associe à un corps en bonne santé. Mais l’étais-je vraiment dans le fond ? Non. J’étais fatigué, stressé, déconnecté des besoins véritables de mon être et ceux de mon esprit. Ce premier cours de yoga en Inde ( et le premier cours de ma vie ) allait faire office de déclencheur et marquer une rupture avec mon approche d’entraînement narcissique qui consistait à parier sur les exercices les plus efficaces pour obtenir un résultat visible plutôt qu’un impact ressenti. Grâce à cette discipline, j’abandonnais l’absurde objectif de paraître en forme aux yeux des autres pour vivre véritablement mieux.
Photo : Ren Hang pour Magazine Antidote : Freedom.
En rentrant ce jour-là dans ma vie, celle-ci allait me permettre de me connecter à une autre fréquence, celle de la recherche du vrai équilibre. Depuis, cette pratique qui fait partie intégrante de ma vie quotidienne a transformé en profondeur mes notions de santé, d’équilibre et de bien être. Si cette rencontre avec le yoga allait me reconnecter avec mon corps, j’ai également, dans le cadre de cette cure, croisé le chemin d’une autre discipline qui allait, elle, me reconnecter avec mon être tout entier : la méditation. La pratique était simple. Elle consistait à rester quelques minutes assis immobile à porter son attention sur les nombreux bruits de la riche nature environnante.
Quel choc de découvrir que mon esprit était incapable de rester attentif pendant plus de trois secondes sur les sons de la mer, les chants des oiseaux ou le souffle du vent dans les arbres. Mon cerveau était incontrôlable et passait d’une idée à l’autre sans aucune cohérence. Ce constat d’échec fit office de révélateur. Je notais que je ne maîtrisais pas mon attention et surtout que je ne vivais pas. Car la vie ne se déroule que dans un seul et unique espace, celui du moment présent, que je ne parvenais pas à embrasser. Je réalisais alors que, depuis toujours, je menais une double vie. Alors que mon corps vivait quelque chose, ma tête était ailleurs. Cette discipline me proposait de reprendre le contrôle de mon esprit pour l’aligner avec le corps et ainsi cesser de rêver ma vie pour la vivre enfin. Le yoga et la méditation allaient devenir, dès mon retour à Paris, les deux piliers de ma nouvelle architecture intérieure.
Une pensée transcendée – Paris, France
De retour à Paris, ma priorité a été d’apprendre à méditer. Conscient de ma lacune de présence à la vie, il m’apparaissait central de reprendre le contrôle de mon attention. Il fallait que je sorte mon esprit du bavardage incessant et incontrôlable qui se jouait dans ma tête et dont les deux sujets de prédilection étaient le passé et le futur… rarement le moment présent qui reste l’espace-temps unique où la vie se déroule.
Formé à la méditation transcendantale, je trouvais dorénavant le temps de la pratiquer deux fois par jour pendant vingt minutes. Le principe et la pratique sont assez simples puisqu’ils consistent à répéter un mantra dans sa tête qui permet de stabiliser relativement aisément la concentration de l’esprit. Même si aujourd’hui ma technique n’est plus la même, pour la tête en surchauffe qui était la mienne à l’époque, les bienfaits de cette pratique ont été incommensurables. Notamment au niveau du stress, auparavant omniprésent et que je considérais comme sensation « normale », et que j’évalue aujourd’hui disparu à 70 % après environ une année de pratique quotidienne.
« Ma rencontre avec l’ayahuasca va changer ma perception de ma vie et de LA vie à tout jamais. »
Mais la méditation m’a aussi et surtout permis de découvrir que je n’étais pas celui que je pensais être car, pendant ces séances, l’attention bascule non pas sur les pensées mais sur les ressentis réels du moment présent. Avec le temps, je parvenais plus facilement à ne plus m’immerger dans mes réflexions. Je réussissais de mieux en mieux à les observer passer et à me « ressentir ». Non pas à me définir mais à me ressentir. Dans cet état, je goûtais à la sensation d’être. Je n’étais plus l’étiquette Alexandre Chavouet, je n’étais plus un être sexué, je n’étais plus français, je n’étais plus celui qui accomplit ceci ni celui qui avait raté cela, j’étais, tout simplement. Cette perception impossible à décrire avec des mots a radicalement changé ma façon de vivre ma vie et d’appréhender le monde. Elle m’a fait prendre conscience du monde de normes et de conditionnements dans lequel nous évoluons dans une inconscience généralisée et qui frôle la démence. Mais alors, si je ne suis pas celui que je pense être. Qui suis-je ? Pour le découvrir, il était évident que moi seul pouvais faire le chemin.
C’est donc naturellement que j’ai décidé de vivre ma vie avec l’objectif de détricoter ce que le monde avait tissé pour moi afin de partir à la rencontre de moi-même et de ma conscience. Pour cela, l’intellectualisation n’a pas sa place, pour vivre et se vivre, cela ne peut passer que par l’expérience. J’ai donc réorganisé ma vie pour m’y placer au centre et me laisser l’espace de m’explorer. Ayant découvert que je n’étais pas celui que je pensais être, je partais à la rencontre de moi-même en m’efforçant de vivre des aventures qui me feraient systématiquement sortir de ma zone de confort, qui allaient me pousser, me bousculer. Pour connaître les limites de mon périmètre intérieur et l’ouvrir à l’expansion, il fallait que j’aille voir où se trouvaient les bords et les limites de mon être tout entier.
Le mythe des cinq sens – Tarapoto, Pérou
De toutes mes aventures intérieures, celle que j’ai vécue au Pérou fut certainement l’une des plus transformatives mais également, forcément l’une des plus confrontationnelles. Dans la petite ville de Tarapoto, j’intégrais pendant quinze jours le centre Takiwasi, fondé par Jacques Mabit, un médecin français. Le protocole du séminaire consiste à suivre un traitement de fond basé sur les plantes médicinales de la forêt amazonienne. Au programme : purges et prises d’ayahuasca, la célèbre liane qui permet d’accéder à un état de conscience élargi. Ma rencontre avec la plante va changer ma perception de ma vie et de LA vie à tout jamais. Encadré par Jacques et son équipe, je vais vivre trois cérémonies lors desquelles j’accéderai à une perception inédite du monde qui m’entoure, qui va au-delà de nos cinq sens de référence. Comme le rappelle le médecin-psychiatre français Olivier Chambon, reconnu pour son expertise des états modifiés de conscience, certaines substances naturelles comme l’ayahuasca offriraient un accès élargi à nos capacités cérébrales, qui plafonnent d’ordinaire à 10 %. Cette vision étendue nous permettrait, selon le psychiatre tchèque Stanislav Grof, considéré comme l’un des pionniers dans la recherche des états modifiés de conscience, d’accéder à une réalité plus juste et plus représentative de ce que serait vraiment « la » réalité.
« La libération du mal ne peut passer que par la conscientisation de celui-ci, un peu comme une thérapie psychologique « classique » qui ne vous permet de vous libérer des vieux systèmes inconscients qui vous pilotent qu’à partir du moment où vous les regardez en face. »
Cette proposition a su convaincre bon nombre de scientifiques forcés d’admettre que la réalité que nous expérimentons par le prisme de nos cinq sens limités n’est qu’un aperçu d’une réalité beaucoup plus vaste. Il est un fait que notre ouïe ne perçoit pas tous les sons, que nos yeux ne captent qu’une certaine amplitude d’images et de couleurs… Un peu comme si nous regardions le monde par le trou de la serrure en prenant cette vue étriquée pour un champ de vision à 360 degrés.
Chaque cérémonie se déroule à la tombée de la nuit et débute par un rituel extrêmement codifié destiné à protéger le lieu et les participants. La quinzaine de personnes qui constitue le groupe installé en cercle va, chacune tour à tour, s’approcher du chaman pour boire le breuvage considéré depuis toujours par les tribus indiennes d’Amazonie comme un puissant curatif. Et pour cause, lorsque l’ayahuasca s’active en vous grâce aux chants des chamans, elle vous embarque dans un voyage intérieur, dont l’enjeu est le déracinement des souffrances et des blocages divers enfouis au plus profond de votre être. Les vies des uns et des autres étant singulières, les effets de la plante et les points qu’elle va amener à la conscience des uns et des autres sont à chaque fois uniques et d’une précision chirurgicale. Me concernant, le sujet « fil rouge » que la plante m’invitera à explorer sera mon corps. Elle va tout d’abord m’enseigner que notre enveloppe est le véhicule de notre être et qu’il enregistre absolument tous les chocs psychologiques ou émotionnels que nous vivons. Ces traces, ces mémoires s’accumulent dans nos systèmes et interfèrent avec le bon fonctionnement de la machine.
Photo : Ren Hang pour Magazine Antidote : Freedom.
Après la théorie, place à la pratique. Je vais revivre tous les événements qui m’ont un jour traumatisé. À l’image d’un filtre qu’il faut nettoyer, je vais assister, aux premières loges, au nettoyage de mon corps tout entier. Et, pour cela, je vais devoir regarder en face les blessures qui ont été les miennes afin que le feu de ma conscience « brûle » la montagne de déchets agglutinés dans tout mon être. Les sessions vont s’avérer extrêmement pénibles et difficiles. Une fatigue incommensurable et des douleurs envahissent tout mon corps. Je découvre des impressions émotionnelles et sensitives inédites et indescriptibles par le langage. Je suis littéralement terrassé par ce karcher qu’est l’ayahuasca. Il me sera souvent impossible de rester assis, le dos bien droit comme il est pourtant recommandé de se tenir pour optimiser l’action de la liane. Pour tenir, je me remémore ce que Jacques Mabit nous a rappelé à plusieurs reprises : « La plante ne vous emmènera jamais au-delà de vos limites. » Ces mots me permettent de me reposer et de lâcher prise dans la tempête. Par ailleurs, je ressens viscéralement que mon inconfort n’est pas gratuit. Ce nettoyage physiquement pénible fait partie d’un processus que je perçois, ô combien, bienveillant.
À la fin de chaque cession, les résultats sont immédiats. Je ressens mon corps et mon esprit profondément allégés, détendus, soulagés et fluides. Ces cérémonies n’auront pas seulement ouvert et traité le dossier du corps, elles m’auront également offert des moments de pure contemplation et un éclairage précieux sur bon nombre de sujets personnels et cosmologiques. J’intégrerais notamment que la libération du mal ne peut passer que par la conscientisation de celui-ci, un peu comme une thérapie psychologique « classique » qui ne vous permet de vous libérer des vieux systèmes inconscients qui vous pilotent qu’à partir du moment où vous les regardez en face.
L’impermanence de la vie – Mont Soleil, Suisse
Vipassana est le nom de la méditation la plus ancestrale puisque c’est celle-ci que le Bouddha enseignait il y a vingt-cinq siècles. Les centres dédiés ne prônent aucune religion ni aucun dogme. Ils sont ouverts à tous. Ils accueillent des juifs, des musulmans, des catholiques, des athées, des agnostiques. La vocation de ces lieux est l’enseignement de cette technique du Bouddha, qui se veut universelle et libre de toute étiquette. Une démarche tellement pure que certains ne peuvent s’empêcher de trouver cela suspect. Dans le monde intéressé dans lequel nous évoluons, l’amour, la compassion et le partage sont en effet des qualités qui peuvent sembler « louches ». Les centres sont financés par des dons, exclusivement versés par celles et ceux qui participent aux séminaires. Les centres Vipassana sont célèbres dans le monde entier pour la qualité de l’enseignement, l’efficacité de la méthode mais également ( et surtout ) pour les règles strictes qui encadrent le protocole.
En résumé pendant dix jours, je vais vivre en dehors du monde au centre Mont Soleil en Suisse. Dès mon arrivée, je remets mon téléphone portable que je ne récupérerai qu’à la fin du séminaire. À partir de maintenant et pendant toute la durée de l’expérience, je n’ai plus aucun contact avec l’extérieur. Je suis coupé du monde. Partout et tout le temps, le silence est de rigueur. Interdiction de parler et d’établir le moindre contact avec les autres participants. Livre, stylo, bloc-notes… tout cela est interdit. Non pas dans un but « punitif » ni gratuitement sadique mais afin de nous inviter à vivre pleinement l’expérience et à rester connecté en permanence à notre intériorité. D’un côté du bâtiment les hommes, de l’autre les femmes. Les journées commencent à 4 heures et se terminent à 21 h 30. Je médite dix heures par jour par tranche d’une heure, une heure trente voire deux heures avec des pauses de dix minutes entre chaque cession. Le dernier repas de la journée est servi à 11 heures. Une collation et quelques fruits sont servis vers 17 heures pour reprendre quelque forces. Pour optimiser le travail de l’esprit, le corps doit être léger.
« Les émotions ne s’emparent de vous que si vous réagissez. Réagir c’est rajouter du combustible. Les observer, c’est les laisser vivre et passer. Elles n’ont que le pouvoir que vous leur donnez. »
Tous les jours, sur mon coussin, j’aiguise mon esprit à explorer le fonctionnement et la nature profonde de mes émotions et sensations. Assis les jambes croisées pendant des heures, les douleurs physiques sont parfois insupportables. Le professeur nous enseigne à ne pas nous identifier aux ressentis qui nous traversent, qu’ils soient agréables ou désagréables. Il nous invite à observer, à être témoin. Si je ressens la douleur, je ne suis pas la douleur. Ma conscience constate que mon corps expérimente la douleur. Si je ressens de l’extase, je ne suis pas l’extase. Ma conscience constate que mon corps expérimente l’extase. Voilà tout. Cette distanciation a un but. Celui de nous révéler que les sensations, quelles que soient leur nature et leur intensité sont à l’image de la vie, impermanentes. Dans le monde rien ne dure. Tout passe. Absolument tout. Et sur mon coussin, je constate effectivement que, à l’intérieur de moi, c’est la même chose. Tout est temporaire. En cassant le processus d’identification et en me contentant d’observer les ressentis, force est de constater qu’ils émergent et disparaissent toujours.
C’est comme cela que j’ai pu laisser vivre et s’exprimer en moi certaines peurs et angoisses qui remontaient pour s’extérioriser. Je les regardais les yeux dans les yeux avec équanimité, sans les juger, sans me juger et sans les renforcer avec des idées ou des images. Si, par exemple, je ressentais de la tristesse clairement associée à un événement précis, j’abandonnais l’histoire liée à l’émotion pour ne laisser que l’émotion dans le corps en la ressentant s’intensifier, diminuer, brûler, s’évaporer. Finalement, elle disparaît… et pour de bon.
Photo : Ren Hang pour Magazine Antidote : Freedom.
Car l’un des enseignements précieux de Vipassana a été pour moi de découvrir que les émotions ne s’emparent de vous que si vous réagissez. Réagir c’est rajouter du combustible. Les observer, c’est les laisser vivre et passer. Elles n’ont que le pouvoir que vous leur donnez.
Épilogue
Je le sais, le voyage intérieur que j’ai entrepris ne fait que commencer. Il est sans retour car ma destination, l’expansion de ma conscience, n’a pas de ligne d’arrivée. Cette quête implique de vivre les expériences que j’ai choisies en étant conscient, partout, tout le temps, de ce qui se passe. Non pas autour de moi mais à l’intérieur de moi. J’ai découvert que les événements extérieurs sont neutres et que ce sont les idées que je décide de croire à leur sujet qui densifient le monde que je veux voir. Ce sont elles qui génèrent les émotions que je ressens et qui déterminent donc ma perception du monde et celle de la réalité que je vis comme étant « la » réalité. J’ai décidé de ne plus croire à l’idée que le sens de ma vie était la réussite de mon personnage, mais qu’il était plutôt dans l’épanouissement de mon être tout entier. J’ai choisi de ne plus écouter les préceptes de l’égo qui me définissent par ce que je possède, ce que les autres pensent de moi ou ce que je fais dans la vie.
J’ai cessé de penser que tout était éternel puisque la quintessence de la vie même est l’impermanence. J’ai accepté l’idée que j’allais mourir un jour… pour enfin vivre pleinement.
Cet article est extrait de Magazine Antidote : Fantasy hiver 2017-2018 photographié par Yann Weber.