Le déclin de l’album a-t-il signé la mort de l’industrie musicale ?

Article publié le 10 février 2017

Texte : Maxime Leteneur
Photo : Beyoncé – Hold Up

Depuis la fin des années 2000, le déclin inévitable et progressif des ventes d’albums a profondément bouleversé l’industrie de la musique. De l’avènement du streaming à la raréfaction des formats longs, les manières de produire et diffuser la musique sont en pleine révolution. Explications.

Jamais dans l’Histoire, la musique n’a été aussi écoutée qu’aujourd’hui. Dans un rapport complet sorti en janvier 2017, les analystes de BuzzAngle Music font état des habitudes de consommation musicale aux États-Unis en 2016, les conclusions sont sans appel. Globalement, si la consommation de musique a augmenté de 4,9%, c’est le streaming qui tire son épingle du jeu avec une hausse monumentale de 82,6% par rapport à 2015 et un nouveau record à 250,7 milliards d’écoutes.

De l’autre côté du ring, les ventes, qu’elles soient d’albums (-15,6%) ou de singles (-24,8%), peinent à faire le poids face à leur concurrence digitale. Incontestablement, la musique est entrée dans l’ère du streaming où la culture du zapping et les playlists sont reines. Dans un entretien au Guardian accordé en 2014, l’année où les revenus digitaux ont dépassé ceux des ventes physiques – d’après des chiffres internationaux IFPI, l’analyste musicale Mark Mulligan déplorait déjà le phénomène : « la mort de l’album n’est pas arrivée du jour au lendemain (…) cela fait 10 ans que ça passe, depuis que Napster a permis aux gens de consommer de la musique autrement. Tout ce qui s’est passé depuis dans le digital a vraiment donné aux consommateurs le pouvoir de choisir et les gens se sont rendus compte qu’ils ne voulaient pas toujours écouter des albums complets ».

LA MORT DE L’ALBUM ?

La digitalisation de la musique et l’avènement du streaming auront conduit les nouvelles générations à bouder l’album et ainsi voguer d’artiste en artiste et de hit en hit. « Les albums se rapprochent de l’extinction (…) si on parle des habitudes de consommation sur les services de streaming, la plupart des gens n’écoutent pas d’albums. Ils parcourent des playlists, particulièrement quand on parle des artistes de masses. Nous sommes maintenant dans une culture du single », commentait au Guardian dans le même article George Ergatoudis, ex chef du pôle musique de la BBC Radio 1 et désormais chez Spotify.

L’album bientôt disparu ? « Les top artistes vendent encore des millions d’albums, de Ed Sheeran à Adele, nuance, toujours au Guardian, le producteur Fraser T. Smith. Mais je pense que l’industrie du futur va se diviser entre ceux qui continueront de produire des albums et ceux qui ne le feront plus ». Deux camps se profilent alors au sein de l’industrie : d’un côté les gros labels et leurs artistes bankable qui peuvent encore déclencher une vente physique, et de l’autre, les labels indépendants qui préfèrent s’adapter à un modèle digital où les longs formats n’ont rien d’obligatoire et se concentrer sur l’édition de mixtapes et d’EP.

Une partie des raisons pour laquelle l’album existe encore est aussi organisationnelle. Réserver du temps de studio est compliqué et coûteux et il est plus logique de vouloir enregistrer plusieurs titres à la fois. Les maisons de disque ont également besoin de prioriser leurs artistes et ne peuvent pas s’occuper de tout le monde à temps plein, instaurer un cycle d’album est le moyen le plus facile de le faire.

« Je trouve que la musique prend toute sa dimension quand elle est défendue sur un album, dit Jean Janin, fondateur et patron du label français Roche Musique (Darius, FKJ, Zimmer etc.). Car elle est là, la difficulté pour l’artiste. Faire une quinzaine de tracks cohérentes et qui apportent un sens artistique ». La valeur artistique d’un musicien s’est toujours située dans sa capacité à élaborer une proposition musicale de qualité sur plusieurs titres liés dans leur ensemble. L’histoire a montré que, aussi réussi soit-il, le one-hit ne s’inscrit que rarement dans la durée.

DE NOUVEAUX CHAMPS DE BATAILLES

La digitalisation de la musique pose néanmoins un autre problème de taille : les revenus générés par le streaming sont très loin de rivaliser avec ceux des ventes. Pour un million d’écoutes en streaming gratuit, un artiste ne touche que 100€, soit l’équivalent de 100 albums vendus ou de 14 passages radio, d’après France Info.

Mais si les ventes et le streaming ne constituent pas une source de revenus viable, où se situent donc les nouveaux enjeux ? Pour le patron de Roche, ça ne fait aucun doute, la visibilité, c’est le nouveau nerf de la guerre : « la visibilité qu’offre internet est du pain béni pour la plupart des artistes qui veulent être connus et ceux qui le sont déjà ». Et la visibilité aujourd’hui, c’est un marché comme un autre.

« Même si le nombre de vues sur Spotify n’égalera jamais une vente physique, ça permet au back catalogue de continuer à vivre et d’être exploité, chose qui n’était pas possible à l’époque. »

Se faire une place sur les différentes plateformes, de Spotify à Soundcloud en passant par Facebook ou Youtube serait donc devenu aussi important que de vendre des disques, même si les deux ne sont pas à mettre en opposition : « Être gros sur le net va de pair avec la vente de disques, explique-t-il avant de nuancer, même si le nombre de vues sur Spotify n’égalera jamais une vente physique, ça permet au back catalogue de continuer à vivre et d’être exploité, chose qui n’était pas possible à l’époque.»

Seconde conséquence directe, la visibilité va aider aux artistes de gonfler leur fanbase, et ainsi leur permettre d’augmenter leurs Performance Rights, soit les revenus générés par l’utilisation de leur musique par ceux qui ne sont pas détenteurs des copyrights (radio ou autre). Autrefois marginaux, ces revenus comptent aujourd’hui pour 15% des revenus totaux de l’industrie et ont doublé en une dizaine d’années. D’après toutes les projections, ces chiffres ne devraient que s’accroître dans les années à venir.

Enfin, et ce n’est pas une surprise, le nouvel eldorado financier du musicien, c’est le live. Depuis toujours et bien avant de vendre des disques, les musiciens montaient sur scène pour se produire devant un public. Ce qui a changé en revanche aujourd’hui, ce sont les sommes perçues par ces derniers pour le faire si bien que les artistes comptent aujourd’hui plus que jamais sur leur tournée. Pour preuve, Taylor Swift n’a pas hésité à boycotter les services de streaming en retirant tout ses titres des catalogues digitaux en 2015, les estimant néfastes pour l’industrie, pour tout miser sur le live. Bien lui en a pris puisque son 1989 World Tour lui rapporte un peu plus de 250 millions de dollars la même année, très loin devant ses concurrents pourtant accessibles en streaming. Le live aura rapporté au total l’équivalent de 29 milliards de dollars en 2015, soit le double des autres revenus combinés de l’industrie.

PETITS ARRANGEMENTS ENTRE AMIS

Une photo publiée par TIDAL (@tidal) le

À l’image de Taylor Swift avec le streaming, de plus en plus d’artistes vont fuir le circuit habituel et chercher à diffuser leur musique avec leurs conditions. Précurseur en la matière, les membres du groupe britannique Radiohead vont purement et simplement poster leur album In Rainbows sur internet en 2007 et inviter leurs fans à payer la somme de leur choix, possiblement zéro. Une sorte de crowdfunding inversé dont s’inspirent aujourd’hui beaucoup de jeunes artistes. Ce fut le cas du rappeur californien Nipsey Hussle qui en 2013, va leaker gratuitement son album sur le net, mais aussi produire un millier d’albums remplis de morceaux exclusifs et d’extras pour la somme de 100€ l’unité. Le geste commercial audacieux se soldera d’un vrai succès, les fans les plus fidèles n’hésitent pas à engager une somme d’argent plus conséquente pour encourager l’artiste et se revendiquer par la même occasion comme d’authentiques fans. À l’époque, le geste est même à l’origine du hashtag #proud2pay et Jay-Z, lui-même, achète une centaine de copies en soutien.

Un autre remède aux nombreux maux de l’industrie musicale serait aussi l’exclusivité. L’année dernière, cinq des treize albums à avoir atteint le sommet des charts ont été sortis dans un premier temps en exclusivité sur l’un des deux services de streaming Apple Music (Views de Drake, Evolon de Future) ou Tidal (The Life Of Pablo de Kanye West, Anti de Rihanna et Lemonade de Beyonce). Le principe : leur assurer le monopole pour une durée limitée des droits de diffusion de leur album contre une rondelette (et secrète) somme d’argent. Les services concernés voient leurs nombres d’abonnements boostés, l’artiste lui s’accorde d’emblée une retombée financière.

Sur le papier, le deal peut sembler idéal. Pourtant, ce genre d’arrangement parfois passé au nez et à la barbe des labels est loin de faire l’unanimité. Nous sommes en plein mois d’août quand Frank Ocean s’apprête à faire son grand retour après 4 ans d’attente impatiente. Seulement, l’ex membre d’Odd Future a manœuvré en secret pour sortir son album en exclusivité sur Apple, sans l’accord de son label Def Jam avec lequel il est aussi engagé. Il décide alors de sortir un premier album nommé Endless pour honorer son contrat avec la maison de disques, tout en gardant Blond – son « véritable » album – de côté pour mieux le sortir le lendemain en exclusivité sur Apple. Le patron d’Universal Music (qui possède Def Jam) Lucian Grainge est furieux et impose dès lors un moratoire à ses artistes sortant leur album en exclusivité.

Comme un déclic, des voix s’élèvent d’un peu partout pour dénoncer la pratique. Les fans sont les premiers laissés-pour-compte dans ces arrangements entre gros bonnets et la plupart d’entre eux refusent de se soumettre à un abonnement à Tidal ou Apple. « L’exclusivité est mauvaise pour les artistes, mauvaise pour les consommateurs et mauvaise pour l’industrie toute entière, soutient sur Billboard Troy Carter, un ex-manager de renom (Lady Gaga, John Legend, Meghan Trainor) passé chez Spotify, eux aussi farouches opposants de la pratique. En tant que manager, je voudrais que la musique de mes artistes soit partout. Quand vous la cantonnez à un service, vous n’atteignez pas tous vos potentiels fans ».

En coulisses, les petites manœuvres et les coups de pressions entre artistes et labels sont monnaie courante. Au sein d’une industrie ultra crispée, les désaccords artistiques et financiers se règlent parfois dans la douleur. Les artistes souhaitent eux garder leur intégrité artistique quand certaines maisons de disques préfèrent lisser leurs poulains pour pouvoir les vendre au plus grand nombre. Grande habituée de la situation, M.I.A a par deux fois menacé très sérieusement de leaker son propre album : la première en 2013, suite à un désaccord avec Interscope, son label, sur la date de sortie de son album Matangi puis une deuxième l’année dernière, après que « de gros artistes américains » (qu’elle ne cite pas) lui aient volé son travail et s’approprient la cause des réfugiés à sa place.
Un autre indice que le système de promotion, autrefois calculé au millimètre, semble lui aussi caduc. Certains n’hésitent d’ailleurs plus, à l’image de Kendrick Lamar et son Untitled Mastered ou Beyoncé avec Lemonade, à sortir des albums surprise sans annonce ou singles préalablement diffusés.

VERS UNE DÉSHUMANISATION DE L’INDUSTRIE ?

« L’un des meilleurs supports pour la musique reste la vidéo », quand on lui demande où il faudra regarder à l’avenir, Jean Janin pointe, à raison, la vidéo comme le media le plus innovant pour l’industrie musicale. Ne l’oublions pas : la musique est aussi un spectacle. Les clips d’aujourd’hui sont réalisés comme de véritables films et d’ailleurs, certains le sont à l’image de l’album vidéo de Beyoncé. De la pochette d’album aux vidéos clips en passant par la scène, le visuel est devenu en l’espace de quelques années tout aussi important que la musique en elle-même. Les fans vont s’identifier à un univers affilié à l’artiste autant qu’à sa musique.

En 2017, l’image a même déjà remplacé l’humain et les « musiciens augmentés » font déjà partie du paysage musical. Connaissez-vous Hatsune Miku (littéralement, le « premier son du futur ») ? Derrière ses airs de petit personnage de manga inoffensif, l’avatar est une star au Japon. Artiste vocaloïde (contraction de vocale et androïde) capable de chanter ce qu’aucun humain ne peut imiter, elle fait partie de la première génération de musiciens générés à partir d’algorithme et de datas numériques.

Allons-nous finir par nous effacer au profit d’artistes virtuels ? Ce qui sonne encore aujourd’hui comme de la science-fiction n’est pourtant pas si utopique, comme l’explique le pionnier de l’art et de la musique interactive Scott Snibbe sur Arte : « L’industrie du disque s’est effondrée et elle n’est plus capable de produire une économie, c’est un secteur en déclin. Par contre, je pense que la musique comme phénomène interactif et participatif est en plein essor. On assiste à la naissance d’un nouveau média qui combine les aspects visuels et interactifs. ».

Après tout, les hologrammes étaient encore considérés il y a quelques années comme un fantasme, le monde s’était arrêté quand Snoop Dogg a fait renaître de ses cendres 2Pac sur la scène de Coachella un soir d’avril 2012. Si, 5 ans plus tard, Jean-Luc Mélenchon peut donner en même temps un meeting à Lyon et à Paris par la magie de l’hologramme, qui empêchera Kanye West ou Adele de se produire aux quatre coins de la planète avec, à chaque fois, toujours plus de billets vendus pour une seule et même prestation. Les artistes de demain vont-ils devoir se battre avec ceux d’hier pour une place dans le calendrier toujours plus étriqué des salles de concert ? Aujourd’hui, plus personne ne s’insurge de voir Claude François, Dalida, Mike Brant et Sacha Distel chanter en quator au Palais des Congrès pour le spectacle Hit Parade.

Pas de panique, le grand remplacement technologique est encore de l’ordre de la fiction. Aujourd’hui et plus que jamais, la jeune scène indépendante et les labels digitaux fourmillent de jeunes artistes talentueux qui préfèrent embrasser les innovations plutôt que les fuir. Les mises en garde des papy-rockeurs sur la désintrumentalisation de la musique aux profits de logiciels de productions n’ont plus l’air aussi dramatiques. Aujourd’hui, les producteurs et les DJs soulèvent tout autant les foules que les groupes de live. L’homme n’ira nulle part, seul l’outil change.

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