Rencontre avec La Fraicheur, activiste des platines

Article publié le 7 mai 2019

Texte : Patrick Thévenin.
Photo : La Fraicheur, © Chris Phillips.

La Fraicheur s’apprête à dévoiler un nouvel EP techno, Weltschmerz, notamment inspiré par les trolls antiféministes auxquels elle a dû faire face suite à la sortie d’un premier album engagé, Self Fulfilling Prophecy.

« J’ai découvert les musiques électroniques vers 17 ans quand ma grande sœur habitait à Paris et que je vivais encore à Nantes : je la rejoignais le week-end et elle m’emmenait au Pulp. À l’époque je n’aimais pas vraiment sortir en club, ni danser, boire ou fumer : j’essayais juste de trouver un petit bout de banquette et je restais assise toute la nuit à écouter les morceaux que passaient les DJ’s. Mais c’est là, en écoutant Jennifer Cardini, Sex Toy ou Chloé, qu’est née ma fascination pour le mix. Rapidement, je me suis acheté une paire de platines et des vinyles. Je m’enfermais dans ma chambre pendant des heures pour m’entraîner. » Aujourd’hui âgée de 36 ans, après avoir pas mal bourlingué, empilé les casquettes (attachée de presse, manager de groupe, directrice artistique musique du festival Mal au Pixel aux Mains d’Œuvres) et vécu quelques années à Montréal, Perrine aka La Fraicheur n’a pour autant jamais arrêté de mixer professionnellement, s’offrant une réputation grandissante. Mais c’est en s’installant à Berlin il y a huit ans qu’elle a retrouvé sa réelle vocation, à travers le deejaying : le militantisme.

« Le plus amusant, c’est que je n’ai pas déménagé de Montréal à Berlin pour la scène clubbing, mais pour retrouver une certaine qualité de vie. J’avais dans l’idée d’arrêter de mixer. Je pensais avoir fait le tour de la question, j’avais joué dans des micro-caves enfumées comme dans des gros festivals, dans des bars comme dans des clubs réputés. Mais en arrivant dans la capitale allemande j’ai réalisé que j’étais passée à côté de l’essence même du clubbing, et c’est là que j’ai commencé à vraiment sortir, danser et y prendre du plaisir. À Berlin la notion de club est très différente : les horaires d’ouverture sont ultra-étendus, et le fait qu’il y ait des espaces chill-out avec des canapés un peu partout te donne moins l’impression d’entrer dans une cage aux lions avec l’obligation de tout de suite entrer dans le même délire que les gens qui sont là. Tu peux te poser, discuter, prendre ton temps. C’est dans les espaces queers que mon rapport au clubbing a évolué, et surtout la manière dont j’envisageais mon boulot de DJ. Je me considère désormais comme une travailleuse sociale. Je suis là pour apporter un moment de bien-être psychologique, spirituel et physique à des gens, leur permettre de souffler face au monde anxiogène et oppressant dans lequel on vit. »

Très vite engagée dans la scène nocturne de Berlin, La Fraicheur politise de plus en plus son travail. Elle organise les soirées Quer au club Salon zur Wilden Renate, dont elle est résidente, devient une militante active du réseau Female : Pressure (un network de musicien.nes féministes, trans ou non binaires) et s’impose comme une des figures du circuit queer berlinois et des soirées comme Gegen, Pornceptual, House of Red Doors ou Buttons. C’est cette nouvelle réalité, ce déclic en somme, qui la pousse enfin à se lancer, complètement autodidacte, dans la production. En sortent une poignée d’EP’s parfaitement taillés pour le dancefloor, et majoritairement influencés par l’amour que porte La Fraîcheur à la techno. Une passion qui l’amène ensuite à être invitée à effectuer une résidence de six semaine au sein des studios mythiques d’Underground Resistance (le collectif qui a inventé la techno et l’a propulsé à la face du monde à la fin des années 80).

C’est à Détroit, où elle débarque durant l’été 2017 avec son synthé préféré sous le bras, un Korg Minilogue, qu’elle enregistre Self Fulfilling Prophecy, un premier album imprégné de la vibe de la Motor City, ses banlieues post-industrielles et sa mélancolie intrinsèque. « C’était une chance incroyable, je n’avais jamais fait de musique aussi facilement auparavant. Mike Banks (pilier d’Underground Resistance, ndlr) m’a tout de suite parlé d’égal à égal. C’est un homme plus âgé que moi avec un tout autre vécu, mais on a très rapidement échangé sur la société, la politique, l’économie, la musique, sans que jamais il ne me donne de leçons. Au contraire, il m’a encouragé à suivre les directions que je voulais prendre avec cet album, me conseillant de seulement suivre mon instinct. »

« J’ai composé mon nouvel EP, Weltschmerz, et surtout le morceau « Quicksand » (sables mouvants en anglais, ndlr), en réaction à l’action des trolls visant à me priver de la parole ; face à cette déferlante de violence, qui était plus dirigée contre mes positions féministes que mon homosexualité. »

Résolument engagé politiquement – anti-raciste, pro-LGBT et féministe – et agrémenté de samples de discours de figures militantes comme Angela Davis, Self Fulfilling Prophecy, salué par la critique, est aussi le disque qui vaut à La Fraicheur le plus d’attaques personnelles. « Une bande de trolls a commencé à me prendre pour cible, m’insulter sur les réseaux sociaux, laisser des commentaires abjects, me menacer en MP. Mon problème, c’est que je n’ai pas l’habitude de me laisser marcher sur les pieds et je réponds toujours. Mais avec les trolls, ce n’est pas possible, c’est comme les sables mouvants, plus tu argumentes et plus tu t’enfonces. J’ai composé mon nouvel EP, Weltschmerz, et surtout le morceau « Quicksand » (« sables mouvants » en français, ndlr), en réaction à l’action des trolls visant à me priver de la parole ; face à cette déferlante de violence, qui était plus dirigée contre mes positions féministes que mon homosexualité. »

Les quatre titres qui composent l’EP voient ainsi La Fraicheur durcir le ton. Autant Self Fulling Prophecy s’envisageait comme une ballade mélancolique au travers de Détroit, un jeu de montagnes russes entre dancefloor et ambient, autant Weltschmerz est plus métallique et mordant, déconstruit et en colère, comme s’il annonçait la fin d’une ère. Pour la Fraicheur du moins. « Je vais t’avouer un truc : je quitte Berlin cet été. Ça fait huit ans que j’y habite mais je commence à sentir un élément de déconnexion entre la ville et moi. Je suis allée le week-end dernier, alors que je n’y avais pas mis les pieds depuis un moment car je mixe tous les week-ends, à la Cocktail d’Amore, une soirée où j’ai mes habitudes et ça m’a rendue triste de réaliser que Berlin n’est plus qu’un cliché de lui-même. Tout le monde était trop défoncé, ni heureux, ni content d’être là, le bonheur n’était plus authentique. Je trouve qu’il y a une tristesse sous-jacente dans le clubbing berlinois aujourd’hui, lié à l’ultra-libéralisme poussé à l’extrême de la ville, à la drogue omniprésente et au fait que Berlin a attiré trop de monde, des gens qui ne respectent plus ce qui faisait la force de la ville. J’ai vu ce soir-là trois personnes prendre des photos sur le dancefloor, ça n’arrivait jamais avant. Quand je disais que le DJ a un rôle social, c’est parce que pour moi tu dois laisser le monde extérieur – ta famille, le monde qui explose, tes problèmes d’argent ou de cul – à la porte du club. Aujourd’hui, j’ai l’impression que cette anxiété généralisée et cette tristesse ont envahi les espaces queer. Et puis, je cherche aussi le soleil, j’ai besoin de lumière pour composer. Comme je suis quelqu’un qui travaille beaucoup la nuit et qu’elle tombe à quatre heures de l’après-midi ici, sans compter le froid, je fais moins de musique alors que j’ai au moins dix morceaux en stand-by qui attendent d’être finis. Depuis la sortie de mon album, le développement de ma carrière a changé. J’ai besoin de prendre les bonnes décisions pour pouvoir continuer à faire ce dont j’ai toujours eu envie, et pour cela j’ai besoin de filer vers le sud, c’est pourquoi je vais m’installer cet été à Barcelone. »

L’EP Weltschmerz, de La Fraicheur, sortira ce vendredi 10 mai 2019 chez InFiné.

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