Qui est Flohio, nouvel espoir de la scène rap londonienne ?

Article publié le 4 janvier 2019

Photo : Flohio.
Texte : Naomi Clément.

Avec seulement une poignée de singles sortis, cette Londonienne native du Nigeria est déjà considérée comme l’un des nouveaux espoirs de la scène rap britannique. L’année 2019 lui tend les bras.

La scène musicale britannique a été l’une des plus créatives de 2018, portée notamment par une nouvelle génération de femmes inspirantes et novatrices. Parmi elles, Jorja Smith, qui a participé au renouvellement de la soul anglaise ; Ella Mai, dont le single « Boo’d Up », nommé dans la catégorie « Chanson de l’année » aux Grammy Awards 2019, ravivait avec nostalgie la flamme du R&B des 90’s ; ou encore Flohio, nouvelle et fascinante représentante d’un rap à la fois franc et poétique, délivré à vitesse lumière.

Née à Lagos (Nigeria) avant d’emménager à 8 ans dans le sud de Londres, où elle vit toujours aujourd’hui, Funmi Ohiosumah (de son vrai nom) est à l’origine d’une musique incisive et percutante, où s’entremêlent avec brio grime métallique, techno industrielle et hip-hop traditionnel. En témoignent ses deux premiers EPs Nowhere Near (2016) et Wild Yout (2018), grâce auxquels elle a attiré l’attention du réputé The Guardian ou du pointu Dazed & Confused, d’artistes comme Clams Casino ou Modeselektor, avec qui elle a cette année collaboré, mais aussi de l’iconique Naomi Campbell, qui la considère déjà comme l’une des « dix femmes qui changent notre futur ».

Désormais reconnue au-delà des eaux froides de la Manche, Flohio parcourt l’Europe pour faire résonner sa musique hybride et singulière. Après avoir joué à Hambourg ou Bruxelles, l’artiste de 25 ans était de passage fin décembre sur la scène du Winter Camp Festival de Paris, où elle a délivré une performance des plus féroces, s’imposant de tout son corps avec puissance. Pourtant, lorsque nous la retrouvons en coulisses, quelques minutes seulement après la fin de cet intense concert, Flohio n’a plus rien du petit bout de femme électrique dont l’énergie contagieuse et dévorante nous avait bousculés – sa voix est basse, ses yeux fuyants, et ses mots difficiles à trouver. Un contraste aussi touchant que déroutant, qui attise un peu plus la curiosité et nous interroge : qui se cache vraiment derrière Flohio ? Rencontre.

ANTIDOTE. Ta musique est teintée d’une multitude d’influences. Qui sont les artistes qui ont bercé ton enfance et t’ont inspirée ?
FLOHIO. Je ne peux pas te mentir : en fait, en grandissant, je n’écoutais pas vraiment de musique. Ça paraît fou dit comme ça, et je ne sais pas vraiment comment l’expliquer… mais disons que je n’ai pas eu ce truc de : « Alors à 12 ans je suis passée par telle phase, puis à 14 par telle autre phase. » Pas du tout. Si tu veux, petite, j’écoutais de loin ce que mes parents passaient à la maison, du Stevie Wonder notamment. Mais j’ai réellement commencé à écouter de la musique au moment où je suis arrivée à Londres, au début des années 2000, quand j’ai découvert des gens comme Chipmunk (un MC de grime anglais, ndlr), Lauryn Hill, Eve, 50 Cent, Aaliyah… c’est à partir de ce moment-là que j’ai réellement découvert ce que j’aimais.

J’ai lu quelque part qu’Eve avait été très importante pour toi…
Oui, j’ai beaucoup écouté ses albums, et j’avais vraiment envie de rapper comme elle plus jeune. Et puis, le fait de la découvrir m’a donné envie de connaître de plus en plus de rappeurs ; et plus j’en découvrais, plus mon envie de rapper devenait grandissante et urgente. C’est un an ou deux après avoir découvert toute cette culture hip-hop que j’ai commencé à écrire mes premiers morceaux. Je faisais partie d’un youth club (club de jeunes, ndlr), qui avait à disposition un studio. C’est là que tout a commencé.

En 2016, tu dévoilais ton tout premier EP, Nowhere Near. Y avait-il un message particulier que tu souhaitais faire passer avec ce projet ?
Avant de sortir cet EP, j’avais déjà dévoilé pas mal de singles, et je n’avais pas envie d’être perçue comme l’artiste qui balance ses morceaux à droite à gauche, sans trop prendre la chose au sérieux. J’avais envie de montrer de quoi j’étais capable sur un projet plus long, et aussi que je pouvais rapper sur différents types de productions. Mais cet EP, ce n’est pas quelque chose que j’ai planifié ou quoi… c’est juste arrivé, au bon moment d’ailleurs je crois. Après l’avoir sorti, les choses se sont pas mal enchaînées. Et puis, il m’a permis de mieux comprendre comment je voulais que ma musique sonne.

« Quand tu m’écoutes, tu entends du grime, mais tu entends aussi de l’électronique, de la drum and bass ou de la house »

Justement, ta musique est à la croisée de plusieurs genres : grime, électro, hip-hop… Comment la définirais-tu ?
Je crois que j’ai trouvé un équilibre entre toutes ces choses que j’aime, et c’est sans doute pour cela que, comme tu dis, ma musique est à la croisée de plusieurs genres. Mais à mon sens, on n’est pas obligé de choisir. J’ai grandi en écoutant énormément de sons différents, et donc, forcément, quand j’ai voulu à mon tour créer mon propre son, il comportait plusieurs aspects, nourris par différentes influences… Donc quand tu m’écoutes, tu entends du grime, mais tu entends aussi de l’électronique, de la drum and bass ou de la house, qui sont disséminés ça et là dans les prods. Cette musique, c’est le résultat de ce que Flohio est, j’imagine.

Comment choisis-tu les productions sur lesquelles tu as envie de travailler ?
Même si je ne produis pas moi-même, j’ai une idée bien précise de ce que je veux en termes de beatmaking. D’autant plus que je vais en studio depuis pas mal de temps maintenant, ce qui me permet de connaître le langage et la technologie des producteurs. Parfois, le beatmaker avec lequel je travaille m’envoie un début de prod’ et on fait des allers-retours dessus ; d’autre fois, je lui fait part d’une idée et il crée quelque chose à partir d’elle ; et puis il nous arrive aussi de nous rendre tous les deux en studio pour créer ensemble.

Sur la forme, ta musique est très incisive, mais sur le fond, elle est souvent très poétique. Qu’est-ce qui t’inspire pour écrire ?
Ma musique est un moyen de raconter des histoires, un peu comme un romancier. La plupart du temps, je m’inspire de ma vie, d’évènements que j’ai vécus, mais, comme la plupart des écrivains, j’aime aussi avoir recours à la fiction, ou me mettre à la place d’autres personnes de temps à autres. Je me pose souvent cette question : « Qu’est-ce que je ressentirais, si j’étais à cette place, à la place de mes amis ou de ma mère par exemple ? »

L’idée, c’est de raconter des histoires depuis mon point de vue mais aussi depuis celui des gens qui m’entourent. De dépeindre ma vie à l’heure actuelle, ou d’imaginer ce qu’elle pourrait être demain, et comment je me sentirais à ce moment-là… l’inspiration peut émerger de toute part. Je crois qu’en matière de musique, il ne faut pas réfléchir de façon trop profonde ou précise. Il faut se laisser aller à ses émotions, faire confiance à son instinct.

« Les gens entendent mais n’écoutent pas »

Ce qui me fascine dans ta musique, c’est que peu importe ce que tu y dis, que tu parles d’un évènement triste ou joyeux : la façon dont tu rapperas sera toujours ultra percutante. Comment l’expliques-tu ?
Oui je sais (rires), je crois que c’est comme ça que je m’exprime…

Mais la façon dont tu t’exprimes à travers ta musique est complètement différente de celle que tu as dans la vie de tous les jours, où tu sembles beaucoup plus calme et réservée. Rapper, est-ce un moyen d’extérioriser certaines choses ?
Écoute, je ne sais pas, mais c’est effectivement ce que tout le monde me dit, donc il va sans doute falloir que je me pose les bonnes questions (rires). Les opposés s’attirent, comme on dit, donc j’imagine que ma musique est tout simplement l’opposé de moi. Parce que oui, comme tu peux le constater, je suis une personne très calme dans la vie de tous les jours. Je ne suis pas passive pour autant, mais je reste très posée dans ma façon de gérer les choses.

Et quand j’arrive sur scène… tout change, c’est l’extrême opposé. Parce que les gens n’écoutent pas. Ils entendent, ouais, mais ils n’écoutent pas. Donc quand tu es sur scène, tu dois les forcer à écouter (joignant le geste à la parole, elle agite entre ses mains une boîte de Ferrero Raffaello, qu’elle finit par cogner sur la table devant elle, ndlr). Résultat, tu ne peux pas rester calme. Tu dois amener de la rage, de l’énergie… d’où le fait que, comme tu disais, même mes sons les plus calmes finissent par être délivrés avec force.

Ce soir au Winter Camp Festival, les gens m’ont paru très réceptifs. Qu’est-ce que cela te fait, de constater que les gens semblent comprendre, écouter ta musique, et ce sans forcément parler la même langue que toi ?
Pour moi, tu n’as pas besoin de parler la même langue qu’un artiste pour comprendre sa musique. Quand je suis montée sur scène ce soir et que j’ai fait mon premier morceau, j’ai vu que les gens avaient tout de suite compris. Ils se sont dit : « Ok, je comprends ce qu’elle raconte. » Parce que je les emmène avec moi, grâce à cette énergie dont on parle. Le but de la scène pour moi, c’est de faire participer tout le monde. Il ne s’agit pas que de moi. Je veux que tout le public soit impliqué, qu’il se sente libre.

Tu sais, je n’aime pas tellement aller en club ou à des fêtes… j’ai l’impression que chacun est dans sa bulle, de son côté. Alors que dans les concerts, il y a toujours un truc un peu fou, inexplicable, qui fait que les gens sont à l’unisson. La musique, l’atmosphère, l’énergie, les lumières… tout ça contribue à rendre le moment unique. Et j’adore ça. Le studio c’est cool, mais la scène… c’est toujours beaucoup plus spécial. Parce que tu peux tout y créer.

Est-ce qu’il y a des artistes que tu as vu en concert et qui t’ont transmis l’envie d’investir la scène comme tu le fais aujourd’hui ? 

C’est marrant tu sais parce qu’avant de faire de la musique, je n’allais pas vraiment voir de concert… Je n’y connaissais pas grand-chose. Mais depuis que je fais partie de ce monde-là, j’ai pu assister à de nombreux lives et… c’est vrai que ça a eu un impact sur ma façon de voir les choses. Je regarde tout avec beaucoup d’attention : les lumières, la taille de la scène… J’ai eu la chance de voir Anderson .Paak et Dr. Dre à Brixton par exemple, et c’était fou ! Le concert était super, la scène était parfaite… ouais, ça c’était un moment qui m’a inspirée pour mes propres concerts.

« Aujourd’hui, je peux donner un concert devant n’importe quelle foule : je me sens libre »

Il y a un autre médium qui te permet d’appuyer un peu plus le propos de ta musique, ce sont les clips. À quel point es-tu impliquée dans leur création ?
Je travaille en étroite collaboration avec mon directeur artistique, qui s’appelle Duncan, et que j’adore parce qu’il me comprend, vraiment. Il connaît toutes mes facettes, il me voit d’un angle différent, ce qui est super rare. Du coup, pour créer les clips, je lui fais écouter un morceau, il revient avec une idée inspirée par ce que le morceau raconte (idée qui souvent me plaît énormément) et on avance comme ça.

Pour « 10 More Rounds » par exemple, on a pris pour point de départ cette phrase, « Who looks back when you’re this far », que je dis à un moment dans le morceau. Résultat, toute la vidéo me montre en train de revenir en arrière. L’idée, c’est de créer des ponts entre les mots et l’image, de voir à quel point on peut explorer le texte.

Tu collabores également parfois avec d’autres artistes, comme le duo de producteurs allemand Modeselektor, avec lequel tu as récemment sorti le titre « Wealth ». Tu pourrais me parler de ce projet ?
Ça s’est fait de manière très simple. Gernot Bronsert et Sebastian Szary (qui forment ensemble Modeselektor, ndlr) cherchaient un(e) MC pour leur nouveau morceau, et quelqu’un de mon entourage leur a parlé de moi. Du coup je suis allée à Berlin, et on a fait ce super single ! C’est à ce même moment que j’ai enregistré mon « Colors » aussi. Tout ça, c’était en janvier 2018, et depuis… je ne me suis pas vraiment arrêtée.

2018 a effectivement été une année assez intense pour toi : outre cette collaboration avec Modeselektor et ce passage chez Colors, tu as également sorti ton second EP Wild Yout, fait pas mal de concerts, été approuvée par Naomi Campbell… Rétrospectivement, qu’est-ce que t’a apporté cette année ?
Je crois que 2018 a été l’année où j’ai réalisé que je pouvais tout faire, tout accomplir. J’ai découvert et compris que le but que je souhaite atteindre n’est pas si inaccessible que ça. Attention, je ne dis pas que c’est facile hein : tout cela demande énormément de travail. Mais si tu restes concentrée, tu peux vraiment tout faire. 2018 m’a donc permis d’y croire un peu plus fort, et aussi de poser les bases de ma musique, les fondations. Du coup, la ligne directrice de mon année 2019 sera la suivante : « Comment je peux faire dix fois plus que ce que j’ai fait en 2018 ? » L’idée, c’est d’aller encore plus loin.

Le 6 décembre dernier, tu as révélé « Pounce », un nouveau single en collaboration avec Clams Casino et Cadenza. Doit-on s’attendre à ce que tu sortes prochainement un nouveau projet ?
Oui ! Je ne sais pas encore quelle forme il prendra, ni comment il s’appellera ; mais j’ai déjà fait plusieurs sessions en studio avec des producteurs pour ce projet, donc je suis super excitée. J’ai hâte de dévoiler toutes ces nouvelles idées sur lesquelles j’ai travaillé, des choses nouvelles et excitantes… tu verras !

Finalement, qu’est-ce que la musique t’a procurée qu’aucun autre moyen d’expression n’a su t’apporter ?
Wow… pas facile cette question. Hmmm… j’allais dire la paix, mais j’ai eu un petit neveu il y a peu, et il m’a apporté énormément de paix, et de patience aussi. La musique, ça m’a appris à m’ouvrir davantage, et à ne plus me soucier des qu’en-dira-t-on. Aujourd’hui, je peux aller n’importe où dans le monde, donner un concert devant n’importe quelle foule : je me sens libre.

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