Repérée par Soulwax, Charlotte Adigéry commence doucement à séduire bien au-delà de sa Belgique natale avec une musique qui n’appartient qu’à elle, sorte de mélange étonnant entre les musiques électroniques, la pop, le R&B et les percussions antillaises.
« Composer et écrire de nouveaux morceaux sont pour moi des exercices thérapeutiques. » Cette phrase pourrait paraître terriblement banale dans la bouche d’un artiste, tant on est habitué à l’entendre en interview. Mais on pourrait aussi se dire qu’il est formidable de prêter encore à la musique un tel pouvoir, et ce serait sans doute davantage fidèle à la sensation ressentie au moment où Charlotte Adigéry nous fait cette confession, à travers laquelle on comprend que créer en permanence est pour elle bien plus qu’une simple envie : c’est une nécessité.
On sent en effet chez elle un besoin de se transcender, d’aller chercher dans la musique des émotions enfouies, des sentiments qu’elle se dit bien incapable de traduire dans une conversation lambda. Sans pour autant qu’elle sache en expliquer les raisons : « Peut-être que ça vient de ma famille, où tout le monde chante et danse pour s’exprimer, s’interroge-t-elle. Peut-être que ça vient également de mes influences adolescentes : Erykah Badu, Alicia Keys ou les B2K, c’était la première fois que je pouvais m’identifier à quelqu’un à la télévision. Dans tous les cas, j’ai trouvé là un moyen de m’exprimer pleinement. »
Double face
Insatiable, Charlotte Adigéry s’est même créée une double identité afin d’évoluer librement au sein du paysage musical : WWWater, un projet à travers lequel elle explore des sonorités beaucoup plus travaillées et apaisées, quelque chose qui la rapproche par instant des incantations mystiques de FKA Twigs ou Perera Elsewhere, là où les EPs enregistrés sous son vrai nom sonnent nettement plus punk dans l’attitude. « Je m’y autorise des émotions beaucoup plus brutes et radicales », précise-t-elle, comme pour rappeler que ses EPs Charlotte Adigéry et Zandoli sont beaucoup plus éclatés, fortement opposés à toute forme de retenue.
Avec le temps, on sent toutefois naître chez la Belge, la trentaine approchant, une volonté de brouiller les pistes. « La frontière entre les deux projets tend à évoluer ces derniers temps. Je viens de composer un morceau méditatif de dix-sept minutes à travers lequel je raconte mes pensées et les attentes (du public, des labels, de mes proches, etc.) que je pense devoir satisfaire : de par le thème, très intime, ça devrait davantage coller à WWWater, mais l’univers visuel du morceau et le son des synthés font que « Ying Yang Self-Meditation » correspond en fait parfaitement à Charlotte Adigéry. »
On lui demande alors si elle ne craint pas de finir schizophrène, et sa réponse, accompagnée d’un éclat de rires, fuse : « Au contraire, je trouve ça bien d’avoir beaucoup d’idées, c’est rassurant. Et puis c’est le propre d’un artiste, quelque part, d’admettre sa schizophrénie et de comprendre qu’il a la chance, à travers la musique, de pouvoir la retranscrire sous différentes formes. »
Dans la foulée, Charlotte Adigéry, née d’un père guadeloupéen et d’une mère martiniquaise, précise que c’est la même ambition qui l’incite à chanter constamment dans des langues différentes : l’anglais, le néerlandais, le créole ou même le français, comme sur « Senegal Seduction » (« Aboubacar, elles sont comment les femmes à Dakar ? Et à Dakar ta femme, elle t’attend dans un placard ? ») ou « Celle », émouvant morceau acoustique dédié à sa mère. « Chaque langue a sa propre histoire, sa propre tonalité et ses propres émotions, explique-t-elle. J’aime marier ces différents univers, selon le feeling et la langue qui me permet de traduire au mieux mes sentiments. »
L’erreur serait toutefois de considérer Charlotte Adigéry comme une artiste bordélique, incapable de faire preuve de cohérence : au cœur de ses deux EPs, tout semble au contraire parfaitement en place, évident, presque fédérateur même par moment. À l’image de ce « Paténipat », entêtant et hypnotique, qui lui a valu les compliments d’Iggy Pop (« I love her style »), mais aussi une diffusion régulière dans l’émission de Lauren Laverne, influente animatrice sur la radio BBC 6.
From Gand with love
Quand on lui pose la question, Charlotte Adigéry dit pourtant ne pas comprendre comment un pays comme l’Angleterre peut s’intéresser à elle. Elle a bien évidemment tout un tas d’arguments à faire valoir : une tournée en première partie de Neneh Cherry, une signature sur le label de Soulwax (Deewee), un titre phare pour la BO du film Belgica et un look dément, avec notamment cette perruque blonde arborée ces derniers temps. Reste qu’elle ne comprend toujours pas comment les Anglais, « pourtant gâtés d’un point de vue musical, peuvent s’attacher à une petite Belge bidouillant ses morceaux sur des synthés ».
Elle poursuit : « C’est quand même fou de se dire que je remplis des salles à Londres ou à Manchester. Il y a une vraie connexion avec le public anglais, et c’est très étonnant pour moi, qui continue d’habiter dans une petite ville de Belgique. » Gand, en l’occurrence : une ville de presque 250 000 habitants nichée au cœur des Flandres, qu’elle ne se voit pas quitter pour le moment. « J’aime la taille de Gand. Ici il y a moins d’attente d’un point de vue artistique, moins de pression. Je n’aime pas être en compétition, et j’ai l’impression que c’est le sort réservé aux musiciens dans des villes comme Bruxelles, Londres ou Paris. En plus, Gand me permet de vivre au calme dans un bel endroit, avec quelques lieux bien cools comme le Bar Bricolage ou le Vooruit, une salle de concert mythique où j’ai la chance d’être résidente. »
On l’aura compris : Charlotte Adigéry ne court pas vraiment après la célébrité. « Mo money, mo problems », se contente-t-elle de déclarer (en citant Notorious B.I.G), avant de préciser vouloir rester elle-même, ne pas « devenir l’esclave de mon ego. Quand tout le monde te dit que ta musique est super, que tout le monde rigole à tes blagues, même les plus foireuses, c’est là que ça devient dangereux. »
Au passage, la Belge regrette d’ailleurs l’omniprésence des artistes sur les réseaux sociaux. Trop superficiels, trop prisonniers de leur image, trop enfermés dans la course aux likes : « À la base, les réseaux étaient un outil supplémentaire pour l’art, une opportunité de développer notre image. Or, là, j’ai l’impression que de nombreux artistes consacrent tout leur temps à ça : c’est bien, vous êtes beaux, vous êtes dans de chouettes endroits, mais vous créez quand ? »
Sur sa lancée, elle en profite également pour évoquer cette fois où, par cynisme, elle poste une photo d’elle sur Instagram plutôt qu’un extrait de son travail. Résultat : le post est bien plus commenté et liké que ceux concernant ses œuvres. « Ce qui prouve bien que la vanité a pris beaucoup trop d’ampleur au sein de notre époque », regrette-t-elle.
Charlotte Adigéry se dit incapable d’être canalisée, ou de faire dans la demi-mesure. Ce qui la rapproche inévitablement d’autres artistes de sa génération eux aussi hostiles aux compromis, et adeptes des contre-pieds artistiques. On lui cite alors Yves Tumor, FKA et Dean Blunt, et ses yeux s’illuminent : « J’ai en effet l’impression d’être dans le même état d’esprit qu’eux. C’est assez nouveau que des artistes noirs aient l’occasion de s’exprimer d’une autre façon. On a tous des parents qui ont pu nous empêcher de connaître la même misère qu’eux, on a des amis qui viennent d’un peu partout dans le monde, on a plus de liberté et plus de temps pour créer. Moi, par exemple, contrairement à mes parents, j’ai pu étudier l’art et prendre le temps de me poser les bonnes questions. Ma musique n’est pas née d’une urgence de traduire une souffrance ou un combat en musique. »