Pourquoi les marques de rappeurs français explosent-elles ?

Article publié le 16 décembre 2016

Texte : Alice Pfeiffer
Photo : Lookbook de la collection “1 for Ü”, courtesy of Pablo Attal & Martin Mougeot

Longtemps snobées, les marques de rappeurs français conquièrent enfin les plus pointues strates de mode.

Chaque mois, le site de mode urbaine High Snobiety publie un classement des dix nouveaux labels les plus prometteurs de streetwear. Pour sa dernière shortlist, une des marques mises en avant est UnKüt (ou « non-circoncis », affublé d’un curieusement germanique tréma et d’un K capital), bébé stylistique de Booba. Si celle-ci célèbre en fait ses 12 ans, elle est visiblement en train de renaître dans la conscience mode. L’origine du renouveau ? Un jeune créateur en devenir, Pablo Attal, fait parler de lui et du label en lançant un projet en ligne de classiques UnKüt retravaillés avec des codes actuels.

A priori, nul besoin de chercher trop loin. Cette soudaine popularité est dans la continuité directe de l’explosion des lignes de rappeurs US ces derniers temps : Kanye et Yeezy, Drake et OVO, Tyler the Creator et Golf, Pusha T et Play Clothes. Après avoir été longtemps moqué par les hautes strates de mode, le hip-hop s’impose aujourd’hui avec une double-casquette respectée et des pièces aussi pointues que beaucoup de créateurs émergents.

Lookbook Avnier automne-hiver 2016

La France semble sur le point de vivre le même revirement. Soprano était invité à présenter son label, Kwell, à l’esthétique citant Hood By Air et Givenchy, au salon de mode parisien Who’s Next. Quant à Orelsan, il fait aujourd’hui parler de lui pour sa griffe Avnier lancée en collaboration avec Sébastian Strappazzon. Unisexe, minimaliste et remplie de clins d’œil au sportswear des années 90, elle partage une qualité fondamentale qui habite cette vague de renouveau : une maîtrise fine des problématiques actuelles de la mode – les codes changeants des genres, du luxe, de la rue et des liens complexes entre les trois. Tout ça sans perdre de crédibilité dans ses milieux d’origine.

LE RAPPEUR BUSINESSMAN : JAMAIS UN TABOU

Contrairement à d’autres milieux culturels où parler argent est perçu comme un signe d’inauthenticité, les chanteurs de hip-hop sont fiers de leurs entreprises commerciales. Sur le titre Diamonds from Sierre Leone (Remix) de Kanye West, Jay-Z se vante : «I’m not a businessman, I’m a business, man !» (je ne suis pas un homme d’affaires, je suis une affaire). Depuis ses débuts, il n’hésite pas à brander sa propre carrière et sa personne pour faire marcher des flopées de start-ups, depuis la marque Roc Nation jusqu’au site de streaming Tidal.

« La particularité du hip-hop est qu’historiquement, un grand nombre de ses artistes proviennent de milieux défavorisés et voient donc ces opportunités mercantiles comme une élévation sociale, une preuve du succès de leur travail et de la culture du rap », dit Eithne Quinn, auteure de Nothin’ But a ‘G’ Thang: The Culture and Commerce of Gangsta Rap.

Les marques de mode sont un des choix de business les plus fréquents – peu étonnant quand on voit l’importance quasi-fétichiste qu’occupe le vêtement et le logo dans les chansons de rap, comme un symbole lisible de réussite.

Campagne Dior Homme automne-hiver 2016

Mais malgré des avalanches de projets – Sean Jean par P. Diddy, G Unit par 50 Cent, Rocawear par Jay Z – la mode refuse la moindre reconnaissance ou intérêt. Il faudra attendre le style musical et vestimentaire profondément hybride de Pharrell Williams puis Kanye West pour voir naitre le début d’une nouvelle amitié.

Depuis quelques années, le luxe est face à un retournement radical : A$AP Rocky à l’affiche de Dior, Kanye égérie Balmain, Young Thug pour Calvin Klein, « la boucle est bouclée: les rappeurs ont commencé par occuper les showcases de soirées de mode, puis les front rows, puis les campagnes, et aujourd’hui, la mode s’arrache leur merch et veut acheter leurs créations », dit Rafaelle Emery, consultante pour Avnier et spécialiste du secteur du streetwear.

LE RAP FRANÇAIS ENFIN SUR UN PIED D’EGALITE AVEC LE RAP AMERICAIN ?

UnKüt se distingue au cœur d’une longue tradition française de griffes qui ont été en majeure partie des échecs. Hormis la hype autour de Com8 (à sa sortie en 1998 et sous forme de vintage nostalgique aujourd’hui), on se souvient (peu) de La Fouine et StreetSwag, Rohff et Distinct, Sexion D’Assaut et Wati B, Kaaris et BTTF.

Si les choses semblent enfin bouger, pourquoi ce retard, alors que l’équivalent américain est accepté depuis des années ? De nombreux sociologues évoquent un double-standard en France : un public mainstream peut paradoxalement fantasmer une culture issue de ghettos américains, tout en rejetant la sienne ; écouter du hip-hop US et porter des vêtements signés par ses rappeurs, mais occulter ses propres produits musicaux. La culture de rue française est face à une double-discrimination dans la mode: pas assez tricolore, ni suffisamment exotique pour générer de l’intérêt.

Depuis plusieurs saisons, sa réputation « caillera » la remet en vogue, de façon généralement plutôt douteuse disons-le : les défilés en banlieue, les explosions de survets-baskets sur les podiums (vendus ensuite à prix d’or), semblent promettre une nouvelle authenticité – sans pour autant promouvoir la moindre évolution sociale.

Lookbook de la collection “1 for Ü”, courtesy of Pablo Attal & Martin Mougeot

On se découvre aussi une soudaine passion pour le rap Made in France : PNL et Nekfeu fusent dans les plus modasses des oreilles ; des concerts privés de Damso, Myth Sizer ou Ichon sont mis en avant lors d’évènements de mode. L’engouement UnKüt, Avnier & co permet donc aux acteurs authentiques du courant de reprendre possession de cette tendance imitée par les hipsters. Une gloire qui permettrait sur le long terme – on le souhaite – d’insuffler un système de désir et de succès plus seulement circonscrit à une poignée d’influenceurs dans un Paris intramuros – pour enfin raconter une France gommée de son culte de la bourgeoisie impérialiste.

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