En plein révolution digitale, certaines grandes maisons continuent de faire de la résistance en privilégiant le shopping IRL sur l’expérience online. Un choix stratégique pour certaines, une question de survie pour d’autres.
Habitué des mises en scène spectaculaires, Chanel présentait, lors de la dernière Fashion Week, sa nouvelle collection estivale dans un “data center” jonché de serveurs et de câbles électriques. Ironie de l’histoire : aucune de ces pièces ne sera accessible sur la boutique la plus high-tech de la planète : Internet. Les riches clientes de la marque devront, comme au temps de feu Gabrielle Chanel, fouler le seuil d’une des boutiques de l’empire né rue Cambon pour s’approprier l’une des tenues imaginées par Karl Lagerfeld.
Le décor du défilé printemps-été 2017 de Chanel imaginé sous la verrière du Grand Palais.
Un paradoxe qui, à l’heure du “see now, buy now” et du live-shopping depuis son iPhone, a tout d’une folle extravagance, si ce n’est du luxe à l’état pur. Comment en effet des maisons comme Chanel, mais aussi Hermès, Céline ou encore Christian Dior, peuvent encore se permettre de contraindre leurs clients à un déplacement physique en boutiques et ainsi laisser filer la très lucrative opportunité du shopping en ligne ?
BUSINESS MODEL ET MAROQUINERIE
“Ces marques n’ont aucune raison de vendre leur prêt-à-porter online”, expliquait Katalina Sharkey de Solis, ancienne directrice digitale chez Chanel, dans une interview au site Fashionista. Selon elle, ce choix résulte de stratégies ultra-rationnelles liées notamment au business model de ces maisons de luxe.
Ainsi chez Christian Dior, ce sont les sacs, souliers, lunettes de soleil ou encore le make-up qui sont au coeur des recettes… et donc de l’e-shop de la maison. À l’inverse, le prêt-à-porter représentant une infime part du gâteau, il reste confiné aux murs des flagships, réservés à leur clientèle la plus exclusive.
Chez Hermès, on joue également cette carte de l’entre-deux avec une sélection limitée de pièces et accessoires on-ne-peut-plus basiques, à l’ADN de marque anecdotique, chargée de satisfaire les irrépressibles envies des potentielles groupies de la marque à portée de clics. Seuls les fameux bijoux « Collier de Chien » ou « Chaîne d’ancre » tirent leur épingle du jeu. Mais pour ce qui est de s’accaparer le mythique Birkin ou la dernière collection de Nadège Vanhee Cybulski, c’est rue du Faubourg Saint-Honoré qu’il faudra se déplacer. Un compromis en somme que près de 40% des marques de luxe n’ont toujours pas opéré.
“J’ai l’impression que la mode fait beaucoup trop de bruit sur Internet. Rester silencieux donne plus de valeur à ce que nous faisons.”
Car non seulement, le prêt-à-porter de luxe peut visiblement se permettre de vivre sans e-commerce mais, dans certains cas, il relève de sa survie de s’en passer, l’inlassable augmentation de leurs ventes ne faisant pas forcément partie du programme, aussi paradoxale soit-il. Et pour cause, préserver la notoriété légendaire de la marque, la qualité exceptionnelle de ses pièces et, ainsi, s’assurer un autre centenaire de longévité, constituent aujourd’hui le véritable enjeu de leur pérennité. Un enjeu que l’ouverture d’un e-shop pourrait aisément entraver.
LE CULTE DE LA RARETÉ
La maison française Céline, absente des réseaux sociaux, ne possède pas de site de e-commerce ; son système de distribution repose sur un réseau de boutiques et de points de vente exclusifs dans des department stores.
Outre l’incapacité d’un e-shop à opérer une certaine sélection sociale de sa clientèle, ce dernier peine également à offrir l’expérience symbolique qu’offre une visite en boutique, celle qui permet de créer un lien émotionnel fort avec la marque mais qui, aussi, justifie les prix à trois ou quatre chiffres affichés. Difficile par exemple de rivaliser, même pour Net-à-Porter ou Moda Operandi, avec une visite aux temples Chanel de la Rue Cambon, entre service cinq étoiles et neo-pèlerinage historique.
Une vision que partagent les pontes de Céline qui refusent catégoriquement de céder aux sirènes du digital. “J’ai l’impression que la mode fait beaucoup trop de bruit sur Internet. Rester silencieux donne plus de valeur à ce que nous faisons”, confiait au Wall Street Journal Marco Gobbetti, le big boss de Céline, célèbre pour allègrement snober le marché online avec à son actif, un simple site-vitrine. Une idée que partage sa directrice artistique, Phoebe Philo, qui aime “l’idée que ses clientes expérimentent un produit Céline dans un magasin Céline”. Ou comment, en somme, entretenir une certaine désirabilité au parfum d’exclusivité alors que ses fameux it-bags n’en finissent plus d’inonder les flux 3.0… et de faire grimper le chiffre d’affaires.
Des bénéfices toujours plus hauts donc, que ces marques frileuses de l’Internet continuent d’aller chercher in real life, et plus particulièrement en Asie où elles multiplient les ouvertures de flagships. Mais avec un climat économique devenu récemment instable sur le continent, l’Eldorado du Soleil Levant révèle aujourd’hui ses limites face à un web marchand qualifié de “Nouvelle Chine” par les analystes. Et pour cause, les marques ayant déjà ouvert leur e-shop peuvent espérer engranger près de 43 milliards de dollars de plus que leurs pairs d’ici 2020. Une aubaine exorbitante qui fera du shopping online une étape de plus en plus difficile à contourner.