Des adultes en hoodies et grosses baskets au bureau : le lien tacite entre vêtement et génération s’est-il écroulé en faveur d’un monde qui cherche autant à décloisonner le genre que l’âge ?
Une figure menue avance, enveloppée d’un sweat à capuche orné de petits lapins, d’un jogging mou, de tennis compensées et la bouche remplie d’un cookie (consommé sans l’usage de ses mains, tout un art). Non, il ne s’agit pas d’un ado ayant fui son cours d’EPS, mais d’une femme de 58 ans dans le centre de Londres, qui répond au doux nom de Madonna. Peu de temps après, son fils de 16 ans apparaitra vêtu de la même capuche molletonné, qu’il aura emprunté à sa star de maman – et non l’inverse.
Cette tenue serait-elle la nouvelle manifestation rebelle de la Material Girl ? C’est en tout cas une marque de refus de rentrer dans l’ordre bourgeois et assagi des quinquagénaires. Et si l’âge était un carcan aussi muselant que le genre, semble-t-elle dire à travers ce hoodie animalier ?
Même insoumission générationnelle chez M.I.A., qui arbore, du haut de ses 41 ans, des joggings peau-de-pêche et des leggings quasi-identiques à ses débuts il y a 12 ans ; ou Pharrell Williams, 44 ans et fidèle à ses baggies et baskets qui ont aidé à le faire connaître à l’affiche du groupe The Neptunes puis N.E.R.D. dès la fin du 20ème siècle. Ce phénomène semble toucher toutes sphères culturelles confondues : le créateur Jeremy Scott, 41 ans et à la tête de Moschino, apparaît régulièrement en combinaisons-barboteuses géantes, casquette à l’envers et baskets ornées de nounours ; Jean Touitou, fondateur de A.P.C, lui, ne jure que pas des surchemises à carreaux, des vestes en jean et des t-shirts, une l’allure quasi inchangée depuis son lancement de la marque en 1987. Idem pour Ashton Kutcher, père de famille en bonnet beanie et sweat streetwear XXL.
Toutes ces personnalités sont les icônes inavouées d’une génération qui défie les âges et les clichés en consommant comme leurs enfants. Streetwear, sportswear, skatewear : longtemps associé à la vie pré-emploi car peu adapté au monde traditionnel du travail, ce marché de la sous-culture prend un nouvelle ampleur face à une demande plus vaste que jamais. Selon la firme de recherche Euromonitor, le sportswear atteint 1,57 billions d’euros de ventes en 2016. Détail conséquent : une grande majorité de ces produits n’est ni portée pour faire du sport ni par des ados, mais par des adultes à tous moments de la journée et dans un nombre grandissant de sphères professionnelles. Étonnant ? Pas vraiment. À une époque où l’on se marie et fonde une famille plus tard que jamais auparavant (ou pas du tout), où les cycles, les codes et les attentes sont chamboulés, est-il encore bien raisonnable de limiter un vêtement à une époque de la vie ?
M.I.A.
Combinaison, Joseph. Bomber, Vetements.
Photo : Olgaç Bozalp pour Antidote : Borders été 2017. Réalisation : Yann Weber.
LA FABRICATION DE LA JEUNESSE
La conception même de l’adolescence est une invention marketing et sociologique, vous confirmeront les historiens, dont Marcel Danesi, auteur de Forever Young : the teenaging of modern culture. Dès l’après-guerre, diverses industries grandissantes – le prêt-à-porter, le denim, le disque — s’affairent à créer une nouvelle segmentation dans l’existence, entre l’enfance et l’âge adulte et marié, pour stimuler un monde culturel et mercantile. Pourquoi cet âge-là ? Ce bref moment est une parenthèse de liberté dans la vie – davantage (et temporairement) marquée par ses préférences musicales, stylistiques, sa bande ou sa tribu, plutôt que par une classe sociale et une profession.
Peu surprenant que cela réveille les entrepreneurs, donc, qui proposent une ribambelle de produits dérivés, non essentiels mais marqueurs d’appartenance à une sous-culture.
Dès les années 70, une époque libre et fêtarde, jouissant d’un nouvel accès à la contraception et l’avortement, et pas encore touchée par le SIDA, les parents commencent à imiter et se vêtir comme leurs enfants – ces derniers devenant les preuves vivantes d’un nouveau monde désinvolte, idéaliste, moderne. Chez les adultes, les cheveux longs unisexes et les vêtements tie&dye deviennent aussi le signe d’un quotidien oisif, loin d’un bureau, et donc privilégié, comme l’explique Marcel Danesi. Cette tendance devient surnommé la « Forever Young Syndrom », « une culture à la Dorian Gray, qui associe jeunesse à contemporanéité et affluence », ajoute-t-il.
FAUX JEUNE OU TRANSMISSION INVERSÉE ?
Aujourd’hui, nous ne sommes plus tant dans un simple mimétisme de la jeunesse que dans une mode sans âge, le reflet d’une société aux générations poreuses et chamboulées. Face à l’accès aux mêmes réseaux d’informations et produits culturels, dans un monde en crise où la stabilité professionnelle peine à arriver, et où paradoxalement, le star system est archi-précoce, un nouveau marché vestimentaire voit le jour avec un but clair : gommer les diktats et briser les moules des attentes générationnelles. Après le genre, l’âge serait-il le nouveau système normatif et emprisonnant à transcender ?
C’est bien ce que semblent révéler les dernières Fashion Weeks : selon Alexandra Van Houtte, fondatrice du site de recherche TagWalk.com, répertoriant les tendances de chaque saison – et qui remarque un pic dans la catégorie « teenager » – les labels ne cherchent plus tant à viser une seule tranche de vie, mais à développer un ADN intergénérationnel. « Aujourd’hui, les marques s’efforcent à développer des collections aptes à séduire tous âges et lifestyles plutôt que de ne s’adresser qu’à un seul marché […] les t-shirts à slogans, les hoodies extra-large et les joggings ne sont plus limités aux adolescents et sont associés, dans un même défilé, à des pièces plus intemporelles », dit-elle.
De gauche à droite : Gucci printemps-été 2017, Chanel printemps-été 2017, Christian Dior printemps-été 2017, Stella McCartney printemps-été 2017
Qu’il s’agisse de grandes maisons comme Chanel, Dior, Balenciaga ou Gucci, ou à des griffes contemporaines comme Alexander Wang, Stella McCartney, Sacai, des référents dits adolescents sont revus de façon mature, conceptuelle, luxueuse, en somme, adaptés à une relecture adulte. Les sweats à capuches sont rebrodés de perles, les doudounes et les survets’ sont en soie délicate et coupés comme des vêtements du soir, les faux t-shirts de groupes de rock portés sur des robes longues. Voici donc une clientèle qui cherche à se définir par ses convictions et goûts personnels, et qui refuse l’uniforme que lui assigne la société.
Cette nouvelle hybridité apparaît aussi dans les coulisses de l’industrie : Virgil Abloh, fondateur de Off/White, s’entoure de insta-kids tels que Ian Connor, Luka Sabbat ou Heron Preston pour le conseiller sur sa marque. « Avant tout, je prends le temps d’écouter les jeunes, cet échange est vital à ma créativité, je cerne une énergie, une essence, que je croise à des référents plus matures », dit-il de ses designs à la croisée de Raf Simmons et du streetwear, destinés à une clientèle sans âge. Idem pour Gigi Hadid et Tommy Hilfiger : la top 3.0 défile et conseille le créateur américain, pour l’aider à remettre à jour son offre et à la décloisonner.
Cette tendance a déjà un nom, « le « reverse mentoring », ou la transmission inversée », analyse Pascal Monfort, directeur du bureau de conseil en marketing et mode, Rec Trendsmarketing, au sujet de ce phénomène grandissant, qui consiste à faire appel à la Génération Z pour former des cadres supérieurs à mieux comprendre la clientèle de demain. « Nous sommes une génération qui est en train de mettre la fin d’une figure senior enseignant sa sagesse aux nouvelles générations – aujourd’hui, cette discussion est plus fluide, les adultes demandent conseil aux très jeunes, les normes sont insufflées par les kids puis étayées par les générations plus âgées, et non plus le contraire ».
Dans une société jeuniste qui voue un culte à la « Youth Culture », et ou « faire son âge est devenu terrifiant pour beaucoup », dixit Pascal Monfort, cette mode intergénérationnelle possède un pouvoir vital: elle permet de dévoiler, confronter et déconstruire la performance qu’est l’âge, fabriqué de toutes pièces par la société et apprise dès la naissance. À quand des lignes age-neutral ?