Visible ou invisible, le plastique est partout. Au cœur d’un désastre écologique, il continue malgré tout de s’imposer sous de multiples formes sur les podiums. Une omniprésence qui interroge à l’heure où la mode – deuxième industrie la plus polluante au monde – se met au vert et éveille enfin sa conscience quant à son impact écologique.
Au défilé Vivienne Westwood automne-hiver 2019-2020 présenté à Londres le 17 février dernier, quelques mannequins déambulent le visage badigeonné d’une substance verdâtre qui semble presque les étouffer. Signé Isamaya Ffrench, le make up ressemble à s’y méprendre à un morceau de sac plastique. Un de ceux qui, petit à petit, poussent la Terre à l’asphyxie. Créatrice engagée notamment d’un point de vue écologique, Vivienne Westwood n’en est pas à son coup d’essai. En 2017 déjà, en marge de son défilé printemps-été 2018, la Britannique qualifiait la matière plastique de « plus gros pollueur du monde ».
Photos : Vivienne Westwood automne 2019.
Comme le soulignent les nombreux documentaires qui lui ont été consacrés et les photos chocs qui circulent sur Internet, le plastique est désormais ubiquitaire, s’infiltrant des fonds marins jusque dans nos assiettes. Et la mode, deuxième industrie la plus polluante du monde, en est particulièrement friande. Depuis plusieurs saisons, le plastique s’est invité sur un nombre incalculable de défilés, que ce soit sous la forme du PVC, du vinyle ou d’une multitude d’autres dérivés plus discrets. Car au-delà de son potentiel esthétique indéniable, ce matériau chimique séduit par son côté métamorphe. Des créations déconstruites et irisées de Maison Margiela à celles en plumes de plastique coloré de Dries Van Noten, en passant par les vestes en PVC transparent de Fendi ou la robe façon pare-brise éclaté de Balmain : il se plie à toutes les exigences.
Cette résurgence dans de nombreuses collections a de quoi interroger. Surtout à l’heure où la filière se réveille enfin quant à son impact sur l’environnement, et que des pratiques comme l’upcycling (qui consiste à réemployer et revaloriser des matériaux déjà existants) gagnent du terrain. Pour Majdouline Sbai, sociologue spécialisée dans les questions environnementales et auteure du livre Une mode éthique est-elle possible ?, « c’est d’autant plus effrayant car les marques de luxe, situées en haut de la pyramide, servent de modèle et inspirent le reste de la chaîne. »
Photos de gauche à droite : Maison Margiela Haute Couture été 2018, Fendi été 2019, Margiela automne 2018, Dries Van Noten été 2019.
Mais c’est surtout lorsqu’il est invisible que sa présence se fait encore plus vicieuse et pernicieuse. Face aux pressions d’activistes et d’une clientèle toujours plus exigeante en matière d’éthique, de grandes maisons comme Gucci, Armani, Hugo Boss, Michael Kors ou encore Versace ont annoncé à la volée qu’elles renonçaient à l’usage de la fourrure dans leurs collections. Une démarche salutaire constituant un symbole fort, même si ce segment ne représentait qu’une infime partie du chiffre d’affaire de ces maisons. La mode a ainsi prouvé qu’elle peut se passer de fourrure naturelle, synonyme de souffrance animale, qu’elle remplace désormais par un ersatz composé de plastique.
Star du défilé automne-hiver 2018-2019 de Givenchy l’année dernière, où elle créait une illusion parfaite, la fausse fourrure est vegan-friendly mais n’est pas entièrement inoffensive pour autant. Bien qu’elle constitue un progrès tout aussi indéniable que nécessaire pour la défense de la cause animale, elle ne peut se targuer d’être éco-responsable à tous les niveaux, étant confectionnée à partir de fils d’acrylique et de polyester issus de la pétrochimie, et non biodégradable. Vendue au même prix que la fourrure naturelle par les marques de luxe, elle relâche des microparticules qui, indirectement, participent à empoisonner la Terre.
Les vêtements en polyester quant à eux (ce qui ne concerne pas les articles en fausse fourrure), toujours plus nombreux, relâchent des microparticules qui se déversent directement dans les océans lors de leurs passages en machine, provoquant des dégâts bien plus importants encore. Selon un rapport de la fondation Ellen MacArthur sur la toxicité des vêtements, ces microfibres textiles invisibles représenteraient l’équivalent de 50 milliards de bouteilles en plastique polluant les mers.
Photos de gauche à droite : Gucci automne 2019, Givenchy automne 2018, Gucci été 2019, Giorgio Armani automne 2018.
Une esthétique futuriste
Alors pourquoi la mode ne cherche-t-elle pas à se sevrer de la drogue plastique ? Et pourquoi en utilise-t-elle autant ? Serait-ce pour stimuler son avant-gardisme et se convaincre qu’elle demeure la source d’une modernité ? C’est en tout cas l’impression que donnent les récentes collections faisant la part belle au plastique. Très souvent, la matière semble y être utilisée pour ses connotations futuristes. Car dans les années 60, suite au succès des trois génies créatifs que sont André Courrèges, Paco Rabanne et Pierre Cardin, le plastique, qui a encore tout du matériau fantastique dans l’imaginaire populaire, devient synonyme de futurisme. Ainsi commence l’addiction de la mode pour ce matériau peu coûteux, qui a depuis réussi à s’incruster dans l’industrie du luxe sans que l’on puisse l’en déloger.
Promesse de modernité, le plastique révolutionne de nombreux secteurs, du design à l’automobile en passant par le bâtiment. Il est donc normal que la mode et ses créateurs, engagés dans une course folle vers la modernité, le révèrent. Dans ses Mythologies, même Roland Barthes en fait l’apologie. À l’époque, le plastique est perçu comme « magique ». Pour André Courrèges, qui fonde sa maison en 1961, son apparition est « un symbole fort de progrès ». Ainsi, il devient la matière première de ses silhouettes Space Age composées de minijupes et de blousons en vinyle, pièces phares de sa marque synonyme de futurisme. Paco Rabanne l’emploie également pour créer des robes cotte de mailles mêlant métal et Rhodoïd. Des créations perçues comme résolument modernistes encore aujourd’hui et qui restent une source d’inspiration majeure pour Julien Dossena, chargé en 2013, de faire revivre la marque. Pour s’inspirer, la mode a toujours regardé dans son rétroviseur. Le problème, c’est que cette conception du futurisme dont elle s’inspire et qui la pousse à utiliser du plastique semble aujourd’hui dépassée, au regard de la crise écologique qui touche notre planète, mobilisant toujours plus les jeunes générations.
Mais l’avènement de ce que Business of Fashion a appelé le « premium mediocre » explique aussi l’élan du luxe pour ce matériau pauvre. La mode, non dénuée de cynisme, cultive un goût certain pour le second degré. Et par un habile renversement des valeurs, transformer le plastique en matériau de luxe en constitue l’une des manifestations : les Crocs de Balenciaga, qui ont suscité l’ire des réseaux sociaux (malgré le grand succès commercial du produit), en sont l’un des exemples les plus éloquents. Il ne faut pas oublier cependant que la mode reste le miroir des conflits politique, sociaux et environnementaux que nous vivons. La présence du plastique reflète ainsi son omniprésence dans notre quotidien.
Refaire du plastique une matière d’avant-garde
Mais le plastique pourrait-il redevenir un matériau d’avant-garde ? Si cela pourrait sembler impossible, Majdouline Sbai tient malgré tout à souligner les nombreuses initiatives qui bourgeonnent un peu partout dans la mode actuelle et qui consistent notamment à transformer les déchets en matière première. « Jusqu’à maintenant la convergence des luttes se faisait plutôt sur l’obsolescence programmée, sur le recyclage et l’économie circulaire en général, mais de plus en plus de créateurs adoptent des démarches d’éco-conception et pensent à la fin de vie du produit. Le sujet du plastique commence à émerger dans la foulée d’autres secteurs en pleine mutation, comme celui de l’emballage. » Nommée il y a tout juste un an à la tête de Courrèges, Yolanda Zobel a pris conscience de l’influence que la marque pouvait avoir sur le sujet. Pour son premier défilé présenté en septembre dernier, la créatrice lançait l’opération « La fin du plastique » et annonçait qu’une fois ses stocks de vinyle épuisés, la maison Courrèges ne commercialiserait plus les fameux produits à l’origine de son succès. Car pour la designer, si Courrèges souhaite rester synonyme de modernité, le plastique ne pourra faire partie de son futur. « On ne peut pas lancer quelque chose de nouveau sans dire au revoir au passé. Il faut être actifs au présent pour un meilleur futur. C’est notre responsabilité de faire passer ce message par la beauté et par la mode » affirme-t-elle.
Photos : Marine Serre. De gauche à droite : automne 2019, automne 2018, automne 2019, automne 2018.
Tout aussi engagée, Stella McCartney prouve régulièrement que réfléchir à des alternatives ne bride pas la créativité. En collaboration avec l’association Parley for the Oceans et Adidas, la styliste a créé une paire de baskets conçue à partir de déchets plastiques marins upcyclés. Une initiative forte mais qui reste limitée. Si selon Adidas, 1 million de paires de cette basket innovante ont été vendues, cela reste une goutte d’eau dans l’océan des 403 millions de paires produites par la marque rien qu’en 2017. Pour Majdouline Sbai, qui souligne l’extrême importance du sourcing des matières, « il faut repenser à la matière première, réfléchir à son origine, à son impact et remettre en question la répartition des marges pour que ces dernières servent davantage à financer l’innovation. La meilleure approche c’est de penser dès le début à la fin de vie du produit et d’évaluer la manière dont on peut le recycler. » Pour sa propre marque, Stella McCartney utilise du polyester recyclé et de l’Econyl, un nylon régénéré, fait de plastique industriel, de déchets textiles et de filets de pêche.
Lauréate du prix LVMH en 2017, Marine Serre puise quant à elle ses matières premières dans les fripes et proposait pour le printemps-été 2019 une collection entièrement composée de matières recyclées. « C’est en se mettant à l’économie circulaire que la mode va redevenir d’avant-garde » affirme Majdouline Sbai. « La mode, parce qu’elle constitue une projection du monde à venir et qu’elle accompagne les changements de société, se doit d’être un espace de créativité où se développe une véritable démarche éthique. Mais elle reste une usine à rêve, associée à la futilité et au plaisir. Il est donc difficile de l’associer à des réalités dures. » Et il y a urgence. Selon la fondation Ellen McArthur, au rythme actuel, les océans contiendront plus de plastique que de poisson d’ici 2050. C’est pourquoi la mode doit se questionner et inventer des solutions. Avec son « Futurewear », source de rêves mais ancré dans la réalité Marine Serre apporte un début réponse.